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La légitimité de l’indemnisation : des justifications brouillées par l’activation

Les salariés qui connaissent des contrats courts jugent-ils légitimes l’indemnisation des périodes interstitielles entre emploi ? quelles justifications donnent-ils implicitement ou explicitement au fait de cumuler salaire et indemnisation dans le cadre de l’activité réduite ?

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Il semble que le dispositif de l’activité réduite ainsi que les politiques d’incitations à l’emploi participent d’un brouillage très profond des modes de légitimation de l’indemnisation chômage. En effet, deux modes de justification viennent en quelque sorte se percuter : le premier est celui de la couverture du risque chômage qui déclenche l’indemnisation pour les périodes non travaillées ; le second, fondé sur les modes d’abondement du « compte chômage » des salariés via un système très contributif, consiste à justifier un revenu de complément pour ceux qui travaillent beaucoup. Ces deux principes – percevoir une indemnité parce qu’on travaille, percevoir une indemnité parce qu’on ne travaille pas – génèrent des considérations extrêmement variables sur le dispositif, sa légitimité et la désignation de ceux qui méritent ou ne méritent pas d’être couverts.

Laurent (95_019, 36 ans), extra de la restauration évènementielle, qui peut faire figure d’élite de sa profession perçoit des revenus variables mais qui atteignent régulièrement 4000 ou 4500 euros nets dans des mois jugés « dynamiques » et 3000 euros pour des mois plus ordinaires. Il bénéficie d’un salaire horaire élevé - pour un extra - de l’ordre 25 euros de l’heure. Par ailleurs, comme il est chef d’équipe son salaire journalier moyen est aussi influencé par une amplitude horaire plus importante que d’autres extras. Il est inscrit à Pôle emploi depuis la fin de ses études et s’actualise tous les mois. Il a beaucoup travaillé entre décembre et février et a perçu 160 € en complément. Pôle emploi « le paye » pour les périodes de travail creuses. Les indemnités chômage sont notamment essentielles au mois d’aout et lui permettent de prendre des vacances.

Pour lui, l’indemnisation récompense le mérite c’est-à-dire le travail. Les indemnités chômage sont un dû qu’il prétend mériter. Même s’il profite de ces droits pour les mois de travail calmes, il explique que ses efforts pour travailler « à fond » le reste de l’année compensent ses indemnités. Lui qui « ne calcule pas », pointe du doigt ceux qui « optimisent », en faisant notamment référence aux saisonniers qui travaillent 6 mois de l’année « et se la coule douce les 6 autres mois ». Selon lui, il faudrait plus de contrôles pour empêcher les personnes qui travaillent peu d’être indemnisées : « je pense que c’est assez simple pour PE de faire la différence entre les personnes qui travaillent beaucoup et qui méritent et ceux qui ne travaillent que quelques mois et qui profitent du système ».

La contradiction entre ces deux logiques institutionnelles se retrouve de façon peu surprenante dans les représentations et les attendus des demandeurs d’emploi concernés. Il en découle un signal peu cohérent pour certains et ce d’autant que le principe de cumul entre indemnité et salaire connait des limites en ce qui concerne l’ASS. Ainsi, des chômeurs qui, bons élèves, acceptent de jouer le jeu de l’activation en s’engageant dans des contrats courts peuvent connaitre la déconvenue d’avoir à rembourser leur ASS en trop perçu pour avoir signé un contrat sans percevoir le danger de perdre l’intégralité de son indemnisation.

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Fabrice (80_019, 58 ans), agent de sécurité, a une mauvaise surprise, après avoir perçu 48 € pour seulement quelques heures de travail comme stadier à Amiens. Selon lui, son ASS est coupée suite à ce paiement. Il fait part de son incompréhension face la logique à l’œuvre dans le fonctionnement de l’indemnité au chômage

E : Mais du coup, en gros, le contrat que vous avez signé pour le stade, c’était censé durer jusqu’au mois de mai 2019 ?

I : Oui.

E : Sauf que ça s’est arrêté ?

I : Ben moi, j’avais demandé à l’arrêter au mois de… au mois d’octobre, parce que je savais que j’avais un CDI derrière, donc… comme j’avais un CDI, j’ai dit, ben arrêtez le contrat, et puis vous me réglez, et puis voilà, quoi.

E : Et sauf qu’il vous a pas réglé ?

I : Ils l’ont pas fait, ils l’ont fait au mois de décembre. Mais moi, au mois de décembre, je m’étais réinscrit à Pôle Emploi... et donc, j’avais retrouvé l’ASS, que j’ai dû rembourser après à Pôle Emploi.

E : c’est extrêmement compliqué, votre situation, en fait.

I : Tout est compliqué. C’est pour ça que je me mêle pas des papiers […] tout ce qui est paperasse, c’est mon ex-femme qui le fait. (rires)

[…]

I : Alors, 6h de boulot, par exemple pour faire le mois de septembre, j’ai touché 48 €, et j’ai perdu 510 € d’ASS. Voyez...Parce que j’ai travaillé une fois au mois de septembre. Et quand c’est comme ça, quand on travaille, même si on travaille pour 6h, ou une heure, ils suppriment l’ASS.

E : Vous n’avez plus le droit à l’ASS ?

I : C’est pour ça que j’avais fait une demande de RSA. […] Ah ouais, ils coupent l’ASS. C’est ridicule, mais bon… je comprends même pas pourquoi ils font ça, mais bon… dans ce cas-là, on n’a plus rien pour vivre, moi j’ai touché 48 €, ils m’enlèvent 510 €, donc… donc voilà, après j’ai refait encore 2 mois pour… pour faire le stade au mois d’octobre. Pareil, j’ai touché 96 € et ils m’ont enlevé 510 €, quoi. » (Fabrice, 80_019, 58 ans)

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Par ailleurs, il convient de souligner une certaine forme d’ambiguïté à laquelle aboutit l’indemnisation de périodes non travaillées pour ces salariés qui, bien que de façon intermittente, travaillent beaucoup. Chacun connait bien la stigmatisation dont font l’objet les chômeurs accusés de « partir en vacances » avec leur indemnité chômage. Le propos n’est pas ici d’entrer dans un débat vaseux mais d’en montrer malgré tout certaines conditions de possibilités. Pour beaucoup de ces salariés les « congés payés » ne correspondent pas à un période identifiable, à l’instar des salariés à l’emploi stable, mais à une indemnité liée à l’emploi. Il convient de rappeler aussi que ces indemnités occasionnent des carences du point de vue de l’indemnisation du chômage. Autrement dit, les congés payés, à aucun moment ne sont cumulés avec une indemnisation chômage. Il résulte néanmoins de ces dispositifs fondés sur une logique financière visant à éviter un double paiement, deux conséquences sur les temporalités vécues : d’un côté il existe des périodes vécues comme chômées qui ne font pas l’objet d’une indemnisation du fait des carences liées aux congés payés, et de l’autre des périodes durant lesquelles ces salariés intermittents s’accordent un congé tout en bénéficiant d’allocations chômage.

Patricia (95_027), 42 ans, intérimaire

E : Du coup, ces vacances, qui est-ce que qui vous les a rémunérées ?

I : Ah, vous êtes payée par Pôle emploi, ils prennent le relais. E : Parce que du coup, il n’y avait pas de congés payés dans le contrat intérimaire ? C’est eux, qui vous ont indemnisée pour les vacances ?

I : Oui, soit Pôle emploi peut, comment dire… Dans le contrat d’intérim, il arrive qu’on ait des congés payés. Donc, on vous verse les congés payés, ils calculent, et puis ils vous versent. Et après, je ne peux pas savoir comment ça fonctionne, mais il arrive qu’on ait des congés payés. Ça fait partie du contrat aussi.

L’indemnisation du chômage et sa légitimation souffre d’un brouillage largement entretenu par le dispositif lui-même. Pour beaucoup c’est encore un droit, un dû lié à leur statut de salarié. Mais l’idée de contributivité est aussi bien intégrée et donc celle d’une proportionnalité du droit avec la cotisation qui amène à penser ce droit selon une logique d’épargne et de prévoyance dont devrait être exclus ceux qui ne contribuent pas assez…En même temps, la stigmatisation de ceux « qui se la coulent douce » ou « abusent » est présente chez des salariés qui, nécessairement, sont indemnisés dans des temps de « repos » ou de « vacances » qu’il jugent moralement justifiés par un engagement important dans le travail. On mesure ainsi la ligne de crête sur laquelle se fondent des argumentations dont on mesure bien le trouble. On mesure aussi la distance entre ces situations de chômage, l’indécision des

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principes à l’œuvre, et les principes « officiels » d’une indemnisation du risque d’un chômage subi et involontaire. Rien n’est plus certain qu’une fin de CDD. Et la question du caractère volontaire ou involontaire des périodes hors emploi bien théorique. La plupart des personnes rencontrées bricolent donc un discours d’autodéfense vis-à-vis des stigmatisations quotidiennes dont ils se sentent l’objet. Discours d’autodéfense qui, souvent, passe lui-même par la stigmatisation « d’autres », « qui abusent », « certainement une minorité »…

De ce point de vue, un entretien, celui d’une extra des Alpes maritimes (Nathalie, 06_007), constitue une exception en ce qu’il assume pleinement l’idée d’une socialisation d’une partie des ressources des salariés à l’emploi discontinu. Pour les extras, dont le mode d’organisation de l’emploi implique qu’ils soient en permanence en CDD d’usage courts voire très courts (de l’ordre de la journée), il est, selon elle, légitime de penser une indemnisation du chômage interstitiel entre deux emplois courts de façon pérenne. L’idée que cette indemnisation doit être nécessairement provisoire – c’est-à-dire un moment de la vie – est farouchement combattue alors qu’est mis en avant le modèle des intermittents du spectacle qui devrait, selon elle, être étendu à tous les intermittents de l’emploi en particulier aux intermittents de la restauration évènementielle qui correspondent au même schéma (le CDD comme norme du fait d’un usage et l’absence généralisée du CDI sur un marché du travail non segmenté) que les artistes du spectacle ou les techniciens du cinéma qui sont employés dans une logique d’organisation par projet.

Sans théoriser l’idée de socialisation, mais à l’opposé de l’idée qu’il ne faudrait pas indemniser les gens « à ne rien faire », John défend lui la légitimité d’indemniser les gens pour « faire une pause ».

John, (95_003), 30 ans

« Je pense que c’est une des plus « belles choses », entre guillemets, qu’on a à nous offrir. C’est... Comme c’est la possibilité de faire des transitions, de par ma rupture conventionnelle ou de par les RSA, qui t’offrent un temps de pause. »

Il explique au cours d’autres passages de l’entretien qu’il utilise son temps de chômage pour réfléchir aux questions économiques et sociales et que pour lui, on peut être socialement beaucoup plus utile au chômage qu’au travail.

5.7 Des relations à Pôle emploi marquées par les craintes de radiations /

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