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Travailler plus pour gagner plus 1 : faire le maximum d’heures et le problème de

Une des observations les plus surprenantes de cette étude a été de constater que les contrats courts, loin de coïncider avec des situations de sous-emploi, correspondent également à des situations inverses de sur-emploi. Il arrive que le temps de travail hebdomadaire des personnes que nous avons interrogées dépassent très régulièrement et très largement les 35 heures. Mais le dépassement des durées d’emplois s’opère aussi à d’autres échelles comme par exemple à l’échelle annuelle avec la possibilité donnée par les contrats courts pour des salariés en CDI de cumuler congés payés et salaire complémentaire.

Mathieu (80_021) 32 ans, travaille dans la restauration depuis 12 ans. Il a enchaîné les CDI dans une brasserie (1an ), un restaurant d’un chaine internationale (3 ans) puis un hôtel (3ans) puis un bar (2 ans) puis à nouveau un restaurant dans lequel il est responsable de salle depuis 2016. A chaque fois il a démissionné ou négocié une rupture conventionnelle dans ses précédents emplois. Durant toute cette période, il a travaillé en plus comme extra pour des traiteurs.

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E : Et donc là, pourquoi avoir décidé de compléter, enfin, votre semaine de travail par des extras ?

I : pour des raisons financières.

E : Parce que là, enfin, ce que vous gagniez avec les CDI, ça ne vous permettait pas de vivre… ?

I : Si, ça vous permet de vivre, mais on ne roule pas sur l’or. De toute façon, c’est… enfin, je voyais, il y a encore quelques temps un truc, là, c’était aux infos ou je sais plus quoi, ils disaient… notamment ce qui est en saison, ils arrivent plus à trouver du personnel. Mais moi, je comprends qu’on trouve plus de personnel. Le personnel est sous-payé. C’est un métier où vous êtes sous-payé (…)En tant que serveur pur, j’étais à 1 500, 1 600 net.

E : Et du coup, avec les contrats, enfin, les contrats d’extra, les week-ends, vous arriviez à monter de beaucoup ? De vraiment compléter vos revenus ?

I : Ça dépendait des périodes, ça dépendait comment on pouvait caler, parce qu’il y avait des moments, forcément, moi aussi je bossais, quoi.

E : Ouais, parce que du coup, vous travailliez aussi le week-end dans les restaurants ?

I : C’est ça. C’est pour ça que je vous dis : tout ce que je faisais en traiteur, je le faisais essentiellement quand j’étais en vacances. (…) Bon, je pense que sur cinq semaines, j’en travaillais trois quoi, à peu près la moitié, quoi.

E : OK. Et donc là, enfin, d’un point de vue repos, comment ça se passait ? Enfin, vous arriviez à prendre quand même des repos dans l’année ?

I : Ouais. Après, de toute façon, vous avez toujours des repos obligatoires. Donc nous, dans notre convention, on a une journée pleine de repos, et deux demi-journées qui sont calées n’importe quand dans la semaine, qui ne sont pas forcément consécutives. Et puis, oui, bon, après, l’avantage des contrats courts, justement, c’est que… enfin, l’avantage, quand vous avez déjà un emploi.. parce que moi j’ai connu les… je travaillais avec des gens qui faisaient ça vraiment par nécessité absolue financière, enfin, ils n’avaient que ça pour vivre, quoi. Notamment, des jeunes qui n’avaient pas 25 ans, pas le droit au RSA, qui n’avaient pas

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forcément d’expérience suffisante pour pouvoir avoir le droit au chômage, etc. Donc, ils n’avaient vraiment que ça pour vivre. Mais on va dire, moi, entre guillemets, c’était de l’argent de poche. Donc, si vraiment, je n’avais pas envie de le faire, je ne le faisais pas. On m’appelait, on me disait : « Est-ce que tu peux venir tel jour ? » « Non, je ne peux pas. ». C’était vraiment… moi, c’était, on va dire, c’était du plus, en fait. D’une part, ça m’occupait. Et puis, d’autre part, ça me… voilà, ça me faisait un billet en plus, quoi. Et ce n’était pas de la nécessité absolue. C’est-à-dire que si je ne voulais pas le faire, je ne le faisais pas. Et puis, je restais chez moi, et je me reposais ou je faisais ce que je voulais, quoi. Par contre, j’ai connu des gens, j’ai côtoyé des gens, et j’en côtoie encore d’ailleurs, qui font ça vraiment par nécessité, quoi. Ils font un week-end, ils prennent 100 €, c’est leurs 100 € qu’ils ont pour vivre, quoi, vous voyez ?(…)

E : Mais du coup, enfin, vous pouviez refuser, parce que vous travailliez déjà pour votre contrat permanent ?

I : Par exemple, si j’ai… si on m’appelait… Admettons, on va dire, je suis en vacances cette semaine, demain, c’est férié, il y a un tas de trucs, machin, etc. on va m’appeler pour me dire : « Est-ce que tu peux venir demain ? » Si j’ai rien de prévu et que j’ai envie d’y aller, je me dis : « Bon, allez, je vais gagner 50 balles », voilà, j’y vais. Si j’avais pas envie, j’y allais pas. Alors, celui qui le fait par nécessité absolue financière, il a pas le choix. Il y va, parce qu’il a pas ces 50 balles-là, et il remplit pas son frigo, donc il y va, en fait, qu’il soit content ou pas. Moi, le truc, c’est que moi, j’étais en congés payés, donc congés payés, par définition, ça veut dire que j’avais le droit de bosser, il y a pas de souci. De toute façon, vous avez le droit de faire 47 heures par semaine. Donc, en congés payés, en théorie, vous en faites zéro, donc ça passe nickel. Le truc, c’est juste que moi je le faisais par… je vais pas dire non plus par plaisir, parce que c’est pas une passion, mais c’était de l’argent en fin de compte qui sortait pas de mon salaire, on va dire, entre guillemets, quoi.

Une première configuration concerne ainsi les salariés qui disposent d’un emploi stable, en CDI ou fonctionnaires, qui cherchent à compléter leur revenu principal, jugé trop faible en additionnant à cette première activité, une seconde activité, ponctuelle, irrégulière, faite de contrats courts. Ce cas de figure est très éloigné des représentations communes des contrats courts associés à de la précarité et renvoie davantage à la faiblesse des salaires et à celles des heures supplémentaires qui ne sont pas toujours possibles ou intéressantes à effectuer dans le cadre d’un emploi principal. Cette configuration est particulièrement présente dans le secteur médico-social. Même si l’objet de notre travail n’est pas de quantifier ce phénomène, il nous est apparu très commun dans ce secteur : les Ehpad confronté à des difficultés d’embauche du personnel font appel à des contrats courts. Et ce sont souvent des salariés à l’emploi stable voire des fonctionnaires hospitaliers qui répondent à cette demande afin de compléter leur revenu.

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Gabrielle (95_024), 48 ans, cumule un CDI dans un Ehpad (dans lequel elle est employé depuis 23 ans) et des vacations dans un autre Ehpad

E. : Vous le faites…

I : C’est pour m’aider financièrement déjà, c’est sûr, parce que bon, quand on élève ses enfants seule, il faut payer des factures. (…)Et je fais des vacations pour ça. Je fais aussi des vacations pour me permettre aussi de voir autre chose, parce que toutes les maisons ne sont pas pareilles. L’organisation de travail est différente et puis on apprend aussi en faisant des vacations. Comment s’améliorer aussi dans le quotidien… (…)

I : Et du coup, vous faites combien d’heures par semaine ?

E : Par semaine, je ne sais pas, je dirais que moi je donne... On va dire, en gros, 12 jours par mois à [Établissement n°2].

E : D’accord.

I : Ça dépend, mais soit ils me donnent des journées de 10 heures soit ils me donnent des journées de 7 heures. Ça dépend en fait de la personne que je remplace quoi.

E : Et avec votre contrat principal, vous faites… I : Je fais 151 heures par mois sur mon poste en CDI.

D’après ce qu’elle déclare ? l’emploi complémentaire est loin d’être marginal et représente entre 55 et 80 % de temps de travail en plus de son temps plein. Ce cas n’est pas isolé.

Le cas de Paula (95_015), 55 ans renvoie à la même logique : en CDI dans un Ehpad, elle fait des vacations dans un second établissement. Elle réalise une dizaine de vacations par mois et peut monter à 14 jours quand elle est en congés avec son premier employeur. Lorsqu’elle a son emploi du temps chez son employeur principal, elle donne simplement des disponibilités dans l’établissement dans lequel elle fait des vacations.

Faycel (06_004), la cinquantaine, est aide-soignant dans un CHU sous un statut de fonctionnaire de catégorie C. Son salaire et celui de sa femme (qui est dans une situation similaire) étant jugés insuffisants pour faire face au financement des études de leurs enfants, de l’achat nécessaire d’une voiture, d’un loyer élevé dans la région, Faycel multiplie les extras

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dans des maisons de retraite dès qu’il en ressent la nécessité. Sa femme, de son côté, complète son salaire par une deuxième activité menée en tant qu’indépendante.

L’exemple de Faycel est intéressant à plusieurs titres. Premièrement, il témoigne du lien à établir entre les politiques de modération salariale et la nécessité d’une activité complémentaire. Il montre deuxièmement que les politiques de réduction de temps de travail, corrélatives à celles de modération salariale, se heurtent, pour les catégories salariales les plus basses, à des écueils difficilement dépassables. L’injonction à libérer du temps de loisir, dans une logique de partage du temps de travail, demeure irréaliste pour le bas de l’échelle salariale tant que les salaires sont maintenus bas. Cette logique de réduction et de partage du temps de travail produit, en réalité, le contraire de ce qu’elle prétend viser et débouche sur une logique extensive du travail, fondée sur une éthique du « travailler plus pour gagner plus ». Troisièmement, cet exemple illustre les apories d’un mouvement de progrès de la condition salariale et de contrôle des régulations des relations d’emploi par l’encadrement juridique des temporalités de l’emploi dont on peut se demander s’ils n’étaient pas surtout fonctionnels à un modèle d’emploi stable, mais qui s’avère aporétique dès lors qu’un même salarié peut multiplier et combiner les relations d’emploi. Ainsi, l’obligation de demander une autorisation de cumul, pour ce fonctionnaire de catégorie C, est une contrainte facilement contournée, rendant par là même totalement inopérante la législation sur la limitation du temps de travail que ce soit à l’échelle hebdomadaire, mensuelle ou annuelle.

L’inanité des dispositifs de limitation de la durée de l’emploi ne concerne pas seulement cette configuration où les contrats courts permettent de compléter un emploi stable. Nous avons pu observer des configurations d’emploi dans lesquelles c’est la multiplication et le cumul de contrats courts seulement qui aboutissent à des durées d’engagement dans l’emploi dépassant très largement les 35 heures, voire les 39 heures hebdomadaires. Le « travailler plus, pour gagner plus » n’est ainsi pas seulement le fait de salariés en CDI ou fonctionnaire qui cumulent un emploi stable et des contrats courts mais peut aussi être le fait de salariés qui ne cumulent que des contrats courts.

Fabienne (06_005), 63 ans, et Huguette (06_008), 63 ans, sont dans des situations identiques. Elles sont, toutes les deux, animatrices dans la grande distribution et enchaînent à ce titre les CDD d’usage. Leur mission consiste à installer, comme « merch’ », des stands promotionnels dans l’allée centrale des hypermarchés pendant la durée de fermeture du magasin, puis d’enchaîner sous un autre contrat des animations après ouverture. Ayant une multiplicité d’employeurs, aucun d’entre eux n’a la responsabilité de faire respecter la législation sur la durée maximale de travail. Elles régulent seules leur temps de travail. Comme d’autres enquêtés, Fabienne s’inscrit dans une logique de « travailler plus pour gagner plus ». Elle travaille un très grand nombre d’heures pour gagner beaucoup d’argent.

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I : Moi je travaille beaucoup. Mais moi, c’est mon choix. E : Oui.

I : C’est mon choix de travailler beaucoup, parce qu’on peut se faire de l’argent. C’est un job qui peut rapporter de l’argent, et que comme dans deux ans, je vais m’arrêter, moi, mon choix dans la vie, c’est de voyager. Donc, ça me permet de mettre de l’argent de côté et de voyager avec cet argent. (…)

E : Eh bien, dans ce cas-là, vous, vous avez fait combien d’heures d’amplitude ?

I : Je peux faire entre 50 et 70 heures dans la semaine. Mais je travaille six jours sur sept.

E : Du coup, qu’est-ce qui régule votre temps de travail, c’est la fatigue ? C’est quand vous en pouvez plus ?

I : Il y a des périodes. Janvier, on travaille pas beaucoup, février non plus. (…) Donc, voilà, donc, d’un seul coup, il faut réimplanter dans tous les magasins, et voilà. »

Ces deux animatrices commerciales parviennent à faire un très grand nombre d’heures en cumulant des contrats journaliers voire infra-journaliers sans avoir un emploi stable fournissant une base de 35 heures hebdomadaires certaines. Les contraintes organisationnelles et l’emprise temporelle du travail paraissent donc encore plus importantes dans ces situations. Fabienne parvient en multipliant les heures à la même rémunération que lorsqu’elle était cadre.

E : Au niveau des revenus, du coup, en travaillant beaucoup, vous considérez que vous arrivez à un revenu satisfaisant ou c’est… une question ?

I : Moi, je suis à part dans cette… oui, je gagne autant que quand j’étais cadre en y mettant beaucoup de cœur, en travaillant beaucoup. Oui, oui, mais je travaille deux fois plus que lorsque j’étais cadre. Mais j’ai des revenus, oui, bien sûr.

Ce rythme de travail et plus largement ce rapport au travail est rendu possible, dans le cas d’Huguette comme de Fabienne, par le fait qu’elles vivent seules.

E : Et vous m’avez dit par ailleurs que vous travaillez en moyenne 50 heures ?

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E : Ça veut dire que parfois c’est beaucoup plus ? I : Oui.

E : Mais qu’est-ce qui vous régule ? Qu’est-ce qui vous arrête de travailler ? A quel moment vous… ?

I : Une journée n’a que 24 heures.

E : Mais ça vous arrive de travailler 24 heures ? I : Oui. (…)

E : Mais vous, de votre côté, du coup, si c’est pas les règles qui vous arrêtent, il y a pas grand-chose qui vous arrête, quoi ?

I : Oui. Voilà.

E : Et ça veut dire que vous travaillez… enfin, concrètement, dans votre vie quotidienne, ça veut dire que… enfin, comment vous faites par exemple pour articuler vie privée et vie professionnelle ?

I : Alors, la vie privée, il y en n’a pas, moi je suis toute seule. Je peux le faire parce que je suis toute seule, que j’ai pas de gosse, j’ai pas de mari, j’ai personne. Avec une famille, c’est impossible. » (Huguette, 06_008, 63 ans)

A maints égards, ces deux exemples peuvent sembler extrêmes : dans leur secteur d’une part, puisque tous les animateurs de la grande distribution n’ont pas le même rythme, ni cette même absence de contraintes familiales ; au-delà de leur secteur d’autre part. Pour autant, ils témoignent, comme dans le cas de Faycel, d’une logique extensive d’engagement dans le travail, d’un « travailler plus pour gagner plus », qu’aucune limitation, si ce n’est celle de la fatigue ou d’ordre individuel, ne vient contenir.

3.2 Travailler plus pour gagner plus 2 : L’enjeu de la reconnaissance ou non

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