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La légitimation et l’apologie sont deux formes discursives. La légitimation a pour finalité de rendre admissible, juste ou excusable une action qui ne l’est pas de prime abord. L’apologie, quant à elle, est, dans son sens contemporain, une forme discursive qui prend publiquement la défense de quelqu’un ou d’une action. Ces deux formes discursives semblent, selon les contradicteurs de Rose

l’auteur qui prévaut sur son projet esthétique. On notera que l’apologie et l’incitation (sous le terme juridique de provocation) sont deux délits définis en droit dans l’article 24 de la Loi du 29 juillet 1981 sur la liberté de la presse.154 Pour autant, ce ne sont pas ces appellations qui ont été retenues

pour engager des poursuites contre le livre. Ces qualificatifs fonctionnent surtout comme des anti- valeurs, qui dans le cas d’un texte qui aborde la pédophilie, sont considérées comme des arguments de condamnation.

Du côté de la défense de l’ouvrage, les suspicions d’apologie sont écartées à partir de la figure même du narrateur et sont réorientées vers les valeurs intellectuelles de critique et de réflexion que viendraient remplir le texte littéraire.

« Je ne me sens pas opposé à L'Enfant bleu, se défend Nicolas Jones-Gorlin. En écrivant ce livre, je savais que je touchais un sujet brûlant, mais je ne pensais pas trouver des associations antipédophiles comme ennemi. Mon personnage n'est pas sympathique. Le livre montre aussi la complaisance qui peut entourer la pédophilie. Ce n'est pas pour rien que le personnage est en liberté et que la justice est presque absente. Il y a une critique de la société dans le roman. Je comprends que certains passages puissent choquer. Mais ne doit-on pas montrer la pédophilie dans un livre sur la pédophilie ? » (Salles, 2002) (je souligne)

« Nicolas Jones-Gorlin a choisi de faire le portrait d'un pédophile, d'explorer la personnalité de ce diable moderne, vieux comme le monde sans doute, mais qui fait vendre du papier journal. Est-ce que Rose bonbon fait l'apologie de la pédophilie ? Non : son héros est déplaisant, ses pensées sont abjectes, il est constamment ridiculisé par l'auteur. Mais en s'introduisant dans sa tête, comme une "caméra subjective", l'auteur nous donne à réfléchir. Tout le monde n'a pas le culot et la créativité de se projeter dans l'esprit d'un criminel, il faut l'audace d'un romancier pour cela et c'est fort utile si l'on veut comprendre. Une apologie aurait consisté à présenter cet antihéros comme un homme équilibré exerçant impunément son légitime droit de viol sur des enfants. Ce n'est évidemment pas le cas, à aucune page du livre, aucune ligne. Le personnage de Rose bonbon échoue dans toutes ses entreprises criminelles et les circonstances policières et judiciaires de son périple relèvent de la pure fantaisie. L'accusation est ici sans fondement. » (Braudeau, 2002) (je souligne)

Dans les deux exemples, les commentateurs (dans le premier exemple c’est l’auteur lui-même qui donne sa position) écartent toute volonté apologétique du texte par l’attitude du narrateur : il n’est

pas sympathique, il est déplaisant, ses pensées sont abjectes, et enfin il est considéré comme ridicule. Les critiques se cristallisent effectivement souvent autour de cette figure du narrateur

154 Article 24

Seront punis de cinq ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende ceux qui, par l'un des moyens énoncés à l'article précédent, auront directement provoqué, dans le cas où cette provocation n'aurait pas été suivie d'effet, à commettre l'une des infractions suivantes :

1° Les atteintes volontaires à la vie, les atteintes volontaires à l'intégrité de la personne et les agressions sexuelles, définies par le livre II du Code pénal ; […]

Seront punis de la même peine ceux qui, par l'un des moyens énoncés en l'article 23, auront fait l'apologie des crimes visés au premier alinéa, des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité, des crimes de réduction en esclavage ou d'exploitation d'une personne réduite en esclavage ou des crimes et délits de collaboration avec l'ennemi, y compris si ces crimes n'ont pas donné lieu à la condamnation de leurs auteurs.

pédophile. Le propre du récit homodiégétique est justement de laisser le récit se dérouler autour du narrateur-personnage et de plonger le lecteur dans un récit en prise directe avec le protagoniste principal. Une narration homodiégétique implique par ailleurs que le récit se déroule sans condamnation ou sans réflexions extérieures à la narration, sur les agissements du héros pédophile.

« "Je ne fais que mettre en scène celui que notre société considère comme le diable moderne. Je suis atterré par le puritanisme de certaines ligues de défense des mineurs." Pour l'une d'entre elles, "l'analyse psychologique du pédophile est inexistante, alors que les scènes d'attouchements sur des fillettes de 10 ans, elles, sont nombreuses !" » (Marteau, 2002) (je souligne)

On remarquera que l’épilogue de l’ouvrage qui fait intervenir une autre narratrice et clôt le livre sur une condamnation de la pédophilie, semble échouer dans le projet de mettre en perspective le récit du narrateur pédophile vers une visée plus globale du texte. L’épilogue n’est d’ailleurs mentionné ni par les opposants au texte ni par ses défenseurs.

Le traitement du héros, par l’auteur cette fois-ci, est rappelé par les différents commentaires insistant sur l’orchestration intentionnelle du roman : l’auteur ridiculise son narrateur, et rappelle « Ce n'est pas pour rien que le personnage est en liberté et que la justice est presque absente ». Les commentaires de défense déplacent donc l’anti-valeur de l’apologie vers les valeurs de compréhension et de réflexion. Elles sont posées comme pouvant à elles seules justifier une valorisation du texte autour d’une notion générale d’utilité sociale.

Si l’on suit le raisonnement de l’auteur, comme le narrateur n’est pas sympathique, qu’il est ridiculisé par l’auteur, il semble ne pas pouvoir être un héros, au sens commun du terme. Il n’est donc pas un modèle à suivre, ce qui rejette de facto le texte hors de l’apologie.

Ces mêmes réflexions se trouvent débattues, mais avec une acuité plus importante encore, dans les polémiques autour des Bienveillantes et de Il entrerait dans la légende dans lesquels les narrateurs homodiégétiques sont des criminels en accord avec leurs actes les plus horribles. De plus, leur traitement narratif ne laisse place à aucune forme de décalage intentionnel de l’auteur, si ce n’est du côté de la psychologie des personnages ou leur insensibilité et leur cruauté exacerbée les écartent des modèles à suivre. Ces deux romans ont d’ailleurs été taxés de faire l’apologie du mal. En règle générale, il semble donc que de la qualité du narrateur dépende une partie de l’acceptabilité d’un texte littéraire fictionnel.