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La liberté d’expression et de création

4.2 Des propos antireligieu

Dans le regroupement qui concerne les motifs religieux, trois ouvrages sont réunis. Ce sont soit les propos tenus par les auteurs dans la sphère publique à l’occasion de la sortie d’un livre soit le contenu des ouvrages eux-mêmes qui sont taxés par les commentateurs, d’être islamophobes ou antisémites.

Date Titre Auteur Motif

2001 Plateforme Michel Houellebecq Islamophobie, tourisme sexuel

2004 Pogrom Éric Bénier-Bürckel Antisémitisme, violence

2015 Soumission Michel Houellebecq Islamophobie

Tableau 5. Liste des ouvrages concernés par la thématique religieuse

Deux des ouvrages dans la période de référence sont écrits par Michel Houellebecq : Plateforme et

Soumission. Je les ai déjà évoqués au chapitre 2. J’en rappelle rapidement le contour.

À la parution de Plateforme en 2001, l’auteur est suspecté de promouvoir la prostitution en Thaïlande et le tourisme sexuel (voir 4.1.1). De plus, pendant la promotion du livre l’auteur affirme lors d’une interview au magazine Lire : « la religion la plus con c’est quand même l’islam » (Senecal, 2001). Ce faisant, il s’attire les critiques des penseurs musulmans qui le poursuivent en justice pour « injure raciale et incitation à la haine religieuse ». Il est relaxé par le tribunal correctionnel de Paris

158 Cette procédure a été depuis imitée à plusieurs reprises notamment en 2009 avec l’ouvrage Le dernier

en 2002 au motif de sa liberté de critiquer les religions, ce qui n’est pas assimilable à du racisme en droit français. Cependant, cette polémique laisse des traces dans l’opinion publique et lorsqu’en 2015 paraît l’ouvrage Soumission, l’auteur est à nouveau taxé d’islamophobie. En effet, cet ouvrage d’anticipation dont la narration se situe en 2022, retrace l’accession à la présidence de la République française d’un candidat issu d’un nouveau parti musulman la Fraternité musulmane. Au fil des pages et de l’installation au pouvoir de ce nouveau président, la physionomie de la France change progressivement : la polygamie est légalisée, les femmes doivent adapter leur tenue vestimentaire pour être décentes et n’ont plus le droit de travailler et certains lieux sont privatisés notamment les universités, etc. Le livre est un succès commercial dès sa parution mais la polémique reste contenue car le jour de sa sortie en librairie a eu lieu l’attentat de Charlie Hebdo qui prend alors la première place dans les médias et cristallise toute l’émotion d’une nation. Michel Houellebecq renonce d’ailleurs immédiatement à faire la promotion du livre159.

Bien que deux des trois ouvrages de cette thématique soient suspectés d’islamophobie, il me semble que cette accusation est finalement assez peu représentée avec la littérature fictionnelle. S’il y a une évolution importante, elle est à chercher plutôt du côté des écrits non fictionnels. Par contre, la seconde accusation, celle d’antisémitisme, est beaucoup plus documentée et possède une « tradition » en littérature française. Parmi les auteurs immédiatement convoqués, lorsque l'on parle d’antisémitisme, Louis-Ferdinand Céline160 arrive en tête. Trois de ses essais sont très

ouvertement antisémites : Bagatelles pour un massacre (paru en 1937), L’École des cadavres (paru en 1938) et Les Beaux draps (paru en 1941)161. Cette figure emblématique de l’antisémitisme du XXe

siècle ne doit pas laisser penser que la judéophobie — comme la nomme Pierre-André Taguieff, spécialiste de la question — prend corps dans l’histoire récente des nations. Les historiens attestent de la « longue histoire sinueuse des formes prises par la haine des Juifs, de l’antijudaïsme antique et médiéval à la judéophobie sécularisée des Lumières, de la forme nationaliste et raciste qu’elle a prise au XIXe siècle à l’antisionisme radical qui est internationalisé vers la fin du XXe siècle. »

(Taguieff, 2008, p. 9). Si l’on se concentre sur l’histoire à partir des Lumières, c’est aux figures de Voltaire et Paul Thiry d’Holbach que l’on peut faire appel en premier lieu. Mais le XIXe siècle

compte aussi ses références : « l'antisémitisme prend les atours d'une répulsion viscérale (les frères Goncourt), d'une éructation de poncifs (Jules Verne), d'une accumulation de fantasmes (Honoré de Balzac), d'une fresque historique (Victor Hugo) ou d'une opposition artistique (Richard

159 Pour en savoir plus : https://www.lefigaro.fr/livres/2015/09/07/03005-20150907ARTFIG00019-

michel-houellebecq-suis-je-islamophobe-probablement-oui.php ou

https://www.20minutes.fr/culture/1510487-20150106-soumission-michel-houellebecq-livre-dangereux 160 J’approfondie ce point au chapitre 8 à partir de la thématique des lignées littéraires.

161 Céline, L.-F. (1937). Bagatelles pour un massacre. Paris : Denoël. Céline, L.-F. (1938). L’École des cadavres. Paris : Denoël.

Wagner). » comme le résume Emmanuel Haymann dans son ouvrage L'antisémitisme en

littérature (Haymann, 2006).

Pour le XXe siècle et l’antisémitisme littéraire, aux côtés de Louis-Ferdinand Céline, on comptera

Lucien Rebatet, Édouard Drumont, Robert Brasillach et tant d’autres (Taguieff, Kauffmann, & Lenoire, 1999). On pourra aisément continuer cette liste jusqu’à l’époque contemporaine ou certains artistes continuent de porter haut et fort leur idées antisémites dans l’espace public (on pensera à Dieudonné ou Alain Soral dont j’ai déjà parlé au chapitre 2).

Dans le corpus de référence, j’ai choisi d’illustrer la thématique avec l’ouvrage Pogrom d’Éric Bénier-Bürckel. Sa parution a fait naître une controverse en raison de son antisémitisme supposé et de la violence des actes décrits. Une scène en particulier a profondément choqué les commentateurs ; celle d’un viol d’une jeune femme commis par un chien, sous l’ordre de son maître et suivi d’un viol par le personnage principal. Le maître du chien est l’ami d’enfance du personnage principal, un homme explicitement qualifié d’arabe et nommé Mourad. Pour ajouter à l’abjection de la scène, ses chiens s’appellent Pétain, Drumont et Brasillach et la jeune femme, Rachel, est, elle aussi, explicitement désignée comme juive. Elle est prostituée par Mourad qui l’a décrit comme sa petite amie « qui fait des trucs pas très catholiques pour pas cher » (Bénier-Bürckel, 2005a, p. 136). La jeune femme complètement droguée oppose peu de résistance et la petite réaction qu’elle esquisse est violemment réprimée par Mourad. S’ensuit la scène du double viol évoquée précédemment162. Cette appellation de viol — que je reprends des commentaires — correspond

plutôt en droit français, à un acte « de torture et de barbarie » (Pierrat, 2008, p. 50 et 152) suivi d’un viol à proprement parler.

Outre cette scène particulière, le titre même du roman ainsi que les références fréquentes aux meurtres de masse et à l’extermination des juifs, posées comme une esthétique de la violence ont permis à bon nombre de commentateurs de considérer cet ouvrage comme antisémite. S’ils avaient souhaité s’opposer au livre sur un volet judiciaire, ils disposaient de l’article 32 de la loi du 29 juillet 1881 dite de la liberté de la presse qui stipule que

« La diffamation commise par les mêmes moyens envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée sera punie d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende ou de l'une de ces deux peines seulement. » (Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse—Article 32, s. d.)

L’article 24 de la même loi vise les provocations :

« Ceux qui, par l'un des moyens énoncés à l'article 23, auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une

162 Je précise que la scène du viol dans le roman est très largement éludée, en tout cas dans sa partie zoophile. D’après la définition posée précédemment, il s’agit d’une séquence pornographique largement narrativisée.

religion déterminée, seront punis d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende ou de l'une de ces deux peines seulement. » (Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse—Article 24, s. d.)

L’article 24 bis concerne particulièrement les propos contestant ou banalisant « de façon outrancière » les crimes contre l’humanité, les génocides, les crimes « de réduction en esclavage » et les crimes de guerre. (Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse—Article 24 bis, s. d.) Et enfin, l’article 33 de cette même loi se concentre sur l’injure163 :

« Sera punie d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende l'injure commise par les mêmes moyens envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. » (Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse—Article 33, s. d.)

Ce sont les articles 24 et 33 qui ont été convoqués dans le procès intenté à Éric Bénier-Bürckel pour son ouvrage Pogrom. Je précise maintenant les contours de cette polémique et les points de vue des différentes forces en présence.

4.2.1 L’antisémitisme et la violence exacerbée : Pogrom d’Éric Bénier-Bürckel

L’ouvrage paraît le 3 janvier 2005 dans une relative discrétion. Seuls quelques journalistes en proposent un retour. Michel Field est le premier qui en parle en recevant l’auteur le 19 janvier, dans son émission Ça balance à Paris sur Paris Première. Très enthousiaste, il critique l’ouvrage dans sa rubrique « Lus pour vous ! » dans le TV Magazine du 4 février 2005. Il y avoue avoir beaucoup ri et évoque la « désespérance » et le « sublime » de l’ouvrage. Livre Hebdo et le Nouvel observateur en proposent aussi une recension. Mais le 12 février 2005, rien ne va plus ; Bernard Comment et Olivier Rolin, (respectivement éditeur-écrivain et écrivain) publient dans les colonnes du Monde une tribune à charge contre l’auteur intitulée : « Un livre inqualifiable ». La

polémique est lancée. Le soir même, le premier ministre d’alors, Jean-Pierre Raffarin, invité au repas annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) déplore « certaines initiatives supposées littéraires » (Robert-Diard, 2006). Ce positionnement du ministre semble être une réaction de principe à teneur morale puisque qu’il est à penser qu’il n’a pas, dans la journée même, eu l’opportunité de lire le livre qui lui inspire cette critique. Pour autant, il ne s’arrêtera pas

163 L’éventail de ces possibilités est à compléter avec la loi du 16 juillet 1949 qui elle aussi propose des recours aux attaquants (cf. 4.1.1).

là, puisqu'il demande au ministre de l’intérieur, Dominique de Villepin, d’intervenir. Ce dernier estimera que des mesures d’interdiction administratives ne seraient pas pertinentes. Le ministre gardait-il en tête tout le tohu-bohu politico-médiatique lié à l’ouvrage Rose Bonbon déclenché trois ans auparavant ? Quoi qu'il en soit, il préfèrera opter pour un renvoi du dossier auprès du garde des Sceaux, Dominique Perben, afin d’engager des poursuites judiciaires.

Celles-ci seront mises en œuvre par le Parquet sous l’égide de délits d’injures antisémites (article 33 de la loi du 29 juillet 1881), de provocation à la haine raciale (article 24 de la même loi) et celui de diffusion de message pornographique susceptible d’être perçu par un mineur (article 227-24) du Code pénal.

Éric Bénier-Bürckel, l’auteur, fait publier dans le monde du 21 février 2005, une réponse aux attaques de Bernard Comment et Olivier Rolin précisant notamment : « Je ne suis pas antisémite. Je suis romancier. J’écris des histoires. Je m’inspire de la réalité » (Bénier-Bürckel, 2005b). Ce ne sera que l’acquittement de l’auteur et donc l’arrêt des poursuites judiciaires qui feront taire la polémique. Le tribunal de grande instance de Paris, avec sa fameuse 17e chambre, rejette le 16

novembre 2006, tous les chefs d’inculpation à l’encontre de l’auteur et de son éditeur. Les attendus du jugement sont très différents de ceux que j’ai pu lire pour la période concernée, et font d’ailleurs date dans la jurisprudence concernant le statut juridique des œuvres littéraires fictionnelles. Ces attendus reconnaissent pour la « création artistique », « une liberté accrue de l’auteur » :

« Attendu que ce principe conventionnel et constitutionnel de la liberté d’expression doit être d’autant plus largement apprécié qu’il porte sur une œuvre littéraire, la création artistique nécessitant une liberté accrue de l’auteur qui peut s’exprimer tant sur des thèmes consensuels que sur des sujets qui heurtent, choquent ou inquiètent ; que la liberté de l’écrivain ne saurait cependant être absolue ; qu’en particulier, s’il ne peut impunément se livrer à l’apologie expresse et délibérée de crimes, comportements ou pensées unanimement réprouvés, il ne saurait être exigé de lui qu’il soit contraint à les dénoncer ostensiblement » (Tricoire, 2007, p. 73)

L

ES POINTS DE VUE EN PRESENCE

La polémique, si sensible qu’elle ait été, a eu beaucoup moins de répercussions dans la sphère médiatique que les quatre autres choisies en référence. Cela s’explique, selon moi, en grande partie par la relative méconnaissance du grand public de cet auteur qui en était pourtant à son troisième ouvrage. Malgré un éditeur prestigieux — Flammarion — et malgré l’obtention du Prix Sade pour son premier roman Un prof bien sous tout rapport en 2001, ses livres en sont toujours restés à des succès d’estime164.

La deuxième raison de cette relative timidité de la sphère médiatique a été proposée par Agnès Tricoire, avocate spécialiste des questions de censure, dans son analyse de la décision de justice rendue par le tribunal de grande instance de paris en 2006. L’avocate y précise que les implications du début de la polémique sont certainement plus stratégiques et liées au microcosme de l’édition

164 Depuis 2008, il n’a plus publié de livre et semble désormais se consacrer à la photographie Cf. https://benier-burckel.fr/

parisienne que relative à une véritable indignation des éditeurs et auteurs, Bernard Comment et Olivier Rolin. En effet, elle indique quelques éléments de contexte, pris en compte dans le jugement, et précise que Flammarion — l’éditeur d’Éric Bénier-Bürckel — vient de signer avec Catherine Millet165 auparavant éditée par le Seuil — auquel sont rattachés Bernard Comment et Olivier Rolin.

Le Seuil a donc perdu dans ce transfert une auteure phare de son catalogue. Sous cet éclairage particulier, la dénonciation de cet ouvrage et l’incrimination de Flammarion par les deux hommes prend un sens quelque peu différent :

« On espérait qu’il ne se trouverait plus d’éditeur, du moins ayant pignon sur rue, pour les publier. Ce n’est pas le cas. Comme si l’esprit publicitaire triomphait de toute limite dans la promotion de simulacres de subversion qui touchent à l’intolérable. Nous n’avons jamais été favorables à l’interdiction des livres. Mais nous avons toujours pensé que la publication relevait d’une responsabilité de l’auteur (mot qu’on devrait préférer à celui d’écrivain, pour rappeler l’autorité qui s’engage) et de l’éditeur. Il y a un directeur littéraire chez Flammarion qui, de fait, et par sa fonction, cautionne ce livre. » (Comment & Rolin, 2005)

Le jugement affirme ainsi que la réaction des deux polémistes fait l’effet d’« un règlement de compte entre éditeurs » (Tricoire, 2007, p. 79) dont ils se seraient faits l'écho.

Le relatif désintérêt du grand public pour cette polémique se complète par un non-engagement de la société civile. En effet — et c’est assez rare pour le signaler — aucune association ne s’est constituée partie civile dans l’action menée par le ministère publique contre Pogrom.166.

Le débat juridique contradictoire et les attendus du jugement présentés par la juriste sont une bonne base pour compléter les articles clés de la polémique notamment dans l’exposition des arguments de la défense qui se sont finalement assez peu manifestés dans la presse. Je m’appuie maintenant sur le balisage juridique et intellectuel proposé par la juriste dans son article « Quand la fiction exclut le délit » paru dans Légipresse n°240.