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Détails pratiques

Chapitre 1 Une épistémologie bidisciplinaire

1.2 Des événements discursifs à teneur polémique

1.2.2 Des événements métadiscursifs à teneur polémique

À côté de cette marche ordinaire de l’édition dans laquelle le discours littéraire engendre toujours un métadiscours propre à sa « constituance » (Cossutta & Maingueneau, 1995 ; Maingueneau, 2004, 2006, 2008)9, il est des textes qui émergent plus spécifiquement. Les

raisons en sont multiples et ne sont pas toutes d’ordre strictement esthétique. En effet, certaines de ces parutions provoquent des réactions métadiscursives plus fortes, notamment lorsque le sujet ou la forme du livre fait polémique. Ainsi a-t-on pu lire cette réaction de Bernard Comment et Olivier Rolin à propos de Pogrom, dans les colonnes du Monde en 2005 :

(1) [PGPN02]

Tout, dans ce roman décidément "inqualifiable", dégage l'odeur du remugle fasciste. On se sent ici sali au simple exercice de citations qui ne sont même pas les pires du livre. Mais voilà, c'est publié dans la France de 2005. Et accompagné de louanges dans la presse. On voudrait que ce soit un cauchemar. C'est la triste réalité d'une époque, au mieux désinvolte (on ne lit plus forcément les livres avant d'écrire dessus), au pire complice, ou inconsciente.

À cette déclaration forte et tranchée des journalistes s’est ajouté tout un réseau d’autres réactions s’indignant à leur tour d’une telle parution10 ou, au contraire, d’un courant anti-

libertaire en France. Dans les faits, le débat médiatique est friand de ces moments où chacun expose ses positionnements et avis concernant un ouvrage, d’autant plus quand la parution du livre pose problème. Ce type d’épisode médiatique, je l’appelle désormais : un événement métadiscursif à teneur polémique. Marie-Anne Paveau dans ses travaux sur l'éthique discursive, élabore la notion « d’événements discursifs moraux » (2013a, 2013b), qu’elle définit ainsi :

« La question de la dimension morale des énoncés émerge d'un « événement discursif moral », c'est-à-dire un ensemble de commentaires et réactions, dans un groupe ou une société donnée,

9 Pour plus de détails voir chapitre 5.

10 Bénier-Bürckel, E. (2005). Pogrom. Paris : Flammarion. La violence, la pornographie, la zoophilie, l'antisémitisme et plus généralement la haine raciale sont au cœur des critiques faites au livre. Il sera question en détail de ce livre dans le chapitre 4.

à propos d'un énoncé donné. Le discours public est riche de ce type d'événement, déclenchant l'indignation collective, qui se formule souvent en termes moraux. » (2013b, p. 17)

Construit sur ce modèle, la notion d’événement métadiscursif à teneur polémique que je propose, désigne un « moment discursif » (Moirand, 2002, 2007) qui fait retour sur le discours littéraire, et qui prend une coloration polémique, quelle qu’en soit la raison originelle11.

Je retiens ces moments polémiques comme des indices d’une transgression de la littérature, propres à exacerber les positionnements des participants au débat, et qui par ailleurs me permettent de mieux identifier les tenants et les aboutissants de l’acceptabilité ou de l’inacceptabilité du discours littéraire contemporain. Les valeurs de la littérature, qui sont le point de mire de cette recherche, ne sont saisissables, et donc étudiables, dans une perspective de science du langage, qu'actualisées en discours. Les polémiques littéraires contemporaines sont me semble-t-il, le lieu idéal pour faire émerger des métadiscours de la valeur.

Dans la continuité des travaux de Catherine Kerbrat-Orecchioni (1980), la polémique est ici entendue comme un type d'échange dans lequel s'engagent — à proprement parler — des locuteurs. Et comme le résument Ruth Amossy et Marcel Burger dans leur introduction au numéro de Semen consacré aux « Polémiques médiatiques et journalistiques » :

« La polémique se réfère à un ensemble de discours qui circulent dans un espace social donné sur une question controversée, à laquelle sont données des réponses divergentes et mutuellement exclusives par des locuteurs qui tentent de disqualifier la thèse adverse ou l'adversaire qui la soutient. Elle comporte ses lieux, ses argumentaires et sa chronologie, tout en traversant les genres et les supports. » (2011, § 17)

La polémique fait donc naître des discours antagonistes qui, explicitement ou implicitement, donnent à lire les valeurs qui les sous-tendent. Cependant, je fais mienne une interrogation de Shoshana Felman qui dans ses « Propositions préliminaires pour une théorie de la polémique » se demandait : « Est-il possible de contourner le dérisoire de la polémique pour en penser le sens ? Que reste-t-il de la polémique hors de son contexte immédiat, hors du pathos hyperbolique, mythifié ou tout au moins déformé, de son vécu contingent ? » (1979, p. 181). La question est finalement de savoir si une polémique, prise dans son individualité, dans son immédiateté, est signifiante au regard de la totalité du champ littéraire ; et si par le trûchement de son étude, les valeurs exposées ne sont pas biaisées par l’unicité de la polémique. Effectivement, une polémique succède à une autre, souvent orchestrée par le champ lui-même. Pour autant, le « phénomène polémique demeure » (1979, p. 181), c’est même l’une des grandes constantes du monde littéraire. « Notre perception des grands blocs de l'histoire littéraire (classicisme, romantisme, réalisme, symbolisme, surréalisme, etc.), bien que différente de la perception des contemporains, est tout entière tributaire des polémiques de l'époque et des

11 Sur la question de la construction discursive des événements sociaux, voir la présentation d’Anne- Charlotte Husson dans sa thèse de doctorat : Les mots du genre, activité métalinguistique folk et

étiquettes qu'elles ont produites » affirme aussi Shoshana Felman (1979, p. 181). Il apparaît donc que les polémiques littéraires interviennent dans le processus global de définition et de redéfinition du champ et l'historicisent. Pour Pierre Bourdieu, « ce n'est pas assez de dire que l'histoire du champ est l'histoire de la lutte pour le monopole de l'imposition des catégories de perception et d'appréciation légitime ; c'est la lutte même qui fait l'histoire du champ ; c'est par la lutte qu'il se temporalise » (1992b, p. 261).

Cette lutte est une lutte écrite, une lutte démocratique car garantie par la liberté d’expression à laquelle, paradoxalement, elle cherche à faire obstacle. Même si étymologiquement le terme

polémique est dérivé du grec polemikos, et signifie ce qui est relatif à la guerre, on comprendra

aisément que dans notre société policée, cette lutte, sans pour autant échapper à la violence verbale, est surtout symbolique. Structurellement, la polémique telle que définie par Catherine Kerbrat-Orecchioni est un type de discours qui met en jeu a minima un duel d’énonciateur.

« Il faut à la fois, pour polémiquer, être en désaccord sur certains points importants mais particuliers, et s'accorder sur certaines bases discursives générales : "Le discours polémique", d'après Dubois et Sumpf, "peut être défini comme l'affrontement de thèses personnelles à l'intérieur d'un ensemble idéologique commun". » (1980, p. 9)

Pour que l’affrontement puisse avoir lieu, il faut une base commune aux polémiqueurs et s’ils s’affrontent avec des visions antagonistes, ils partagent néanmoins « un système de valeurs » (1980, p. 10). C’est cette base commune que j’ai cherché à mettre en évidence et les polémiques, en ce sens, sont un lieu privilégié d’expression des valeurs qui sous-tendent le jugement d’un texte littéraire.

Si Catherine Kerbrat-Orecchioni évoque un duel d’énonciateurs, elle constate aussi tour à tour que « le discours polémique est bien, en général, un discours dont le caractère dialogique est plus apparent que réel » (1980, p. 32), et que ces polémiques sont de plus en plus massivement relayées par les médias. Aussi, cela me semble mettre en jeu d’autres protagonistes à la polémique. En effet, la médiation fait passer, de fait, la polémique duelle à une polémique plus expansive dans laquelle apparaît des tiers à convaincre : les lecteurs. Témoins de cette joute verbale, ils sont la véritable cible du discours polémique médiatisé :

« Mais si la tension de la polémique consiste, ainsi, en le paradoxe d'un effort pour convaincre face à un adversaire absolument inconvaincable, c'est que la lutte pour la conviction cherche à conquérir le public, plutôt que l'antagoniste. C'est dire que toute polémique est une dynamique entre trois termes : les deux antagonistes, et en tiers, le public des lecteurs. » (Felman, 1979, p. 192)

La médiatisation implique aussi la mise en scène du discours. C’est ce qui fait dire à Shoshana Felman que le discours polémique « est une scène ; une scène où, à travers l'histoire, se joue le drame de la liberté — et du refoulement — de la différence » (1979, p. 192).

Dans un article intitulé « Controverse, polémique, expertise » les auteures Marion Mauger- Parat et Ana Carolina Peliz, s’interrogent sur la position du tiers dans les controverses. Elles

reprennent à cet égard les termes de Cyril Lemieux12 et indiquent que : « le polémiste confère

[…] aux profanes-juges un pouvoir qu’ils n’exerceront jamais, puisqu’ils ne sont pas à même de juger » (2013, § 44). Je suis en désaccord avec cette affirmation sur deux points : il me semble d’une part que le tiers est en capacité d’exercer ce pouvoir, qu’il en a les moyens et qu’il est d’autre part tout à fait à même de juger et de prendre un parti.

Sur les moyens d’abord, l’on constatera que la littérature et les médias qui relayent les parutions des livres et les polémiques ont toujours laissé un espace aux contributions des lecteurs. La rubrique « du courrier des lecteurs » en est un exemple classique, et les lecteurs n’hésitent d’ailleurs pas à s’en saisir pour réagir aux parutions polémiques :

(2) [RBPN03] Fiction et pédophilie

Lectrice assidue, j'ai recherché dans ma librairie le roman de Nicolas Jones-Gorlin, Rose Bonbon (Le Monde daté 5-6 septembre) afin de me faire une opinion de l'action engagée par l'association pour la défense de l'enfance maltraitée L'Enfant bleu. Je l'ai trouvé, le bandeau n'avait pas été retiré comme l'avait demandé l'éditeur. Je l'ai lu en deux heures. Bien qu'il s'agisse d'une fiction, j'ai pris pour argent comptant les impressions, les sensations, les pulsions du héros. Cela m'a permis de renforcer mon opinion sur l'impossibilité de guérison de ce type de pathologie (...)

Quant au style, il est vigoureux, chantant, et vous emmène très rapidement dans un monde imaginaire. N'est-ce pas là le but ?

La commentatrice retrace ici le cheminement qui l’a conduite à intervenir dans cet événement métadiscursif à teneur polémique. Suite aux articles de presse relayant une action en justice menée à l’encontre de l’auteur et de l’éditeur de l’ouvrage Rose

Bonbon

13, cette lectrice du

journal Le Monde a lu, à son tour, l’ouvrage incriminé et devient désormais partie prenante de la polémique en intervenant dans la rubrique du « courrier des lecteurs ». Prise à témoin par la médiatisation de la polémique, elle est devenue juge et a pleinement exercé son droit, la faisant passer par ce biais de juge à partie.

À côté de ces espaces traditionnellement réservés au grand public dans les médias, d’autres lieux laissent désormais place à ce type de parole. Des lieux numériques dédiés comme Babelio14, ou

plus généralistes comme la Fnac ou Amazon, remplissent désormais aussi ce rôle. En effet, les espaces numériques se font le relais de chaque polémique et donnent l’opportunité à celui qui était précédemment le tiers muet de devenir un tiers scripteur, s’il le souhaite. L’accessibilité de ces lieux et leur ergonomie sont particulièrement étudiées pour faciliter la production de contenus en ligne. C’est à la fois pour les commentateurs un moyen rapide et accessible de faire

12 [Une controverse] « renvoie à des situations où un différend entre deux partis est mis en scène devant un public, tiers dès lors placé en position de juge » (Lemieux, 2007, 195), cité par (Mauger-Parat & Peliz, 2013, § 36)

13 Le détail de cette polémique sera présenté au chapitre 3.

valoir leur parole, mais c’est aussi pour les sites accueillants, de nouvelles source de valorisation, dont l’impact financier est important.15

Le second aspect de la remarque de Marion Mauger-Parat et Ana Carolina Peliz concerne plus particulièrement la capacité des profanes à juger. Dans l’explication de Cyril Lemieux, qui sert de base à la remarque des auteures, c’est la controverse qui est décrite, c’est-à-dire, dans ses termes, une polémique à teneur scientifique. Cyril Lemieux se demande si le tiers, qualifié de

juge et de profane, est à même d’émettre un avis éclairé par une connaissance précise. Les

auteures posent que « les journalistes et l’opinion publique n’ayant pas les connaissances pour départager les débatteurs, s’en remettent aux modes de légitimation et aux croyances, pour devenir les porte-paroles d’un parti, faire la propagande en quelque sorte de celui qu’ils considèrent comme vainqueur de la polémique » (Mauger-Parat & Peliz, 2013, § 44).

La question est de savoir si ce manque de connaissances supposé, autrement dit de connaissances théoriques, empêche le tiers d’avoir un avis et donc de porter un jugement sur une controverse. Il me semble que non et que cette remarque est d’autant plus valable pour les polémiques littéraires. Les tiers, qu’ils soient profanes ou non, ne se privent pas d’avoir un avis sur celles-ci et de le faire savoir. Ce qui sous-tend, me semble-t-il, ce raisonnement, est la validité que l’on accorde à un jugement porté, sans connaissances théoriques et à partir de croyances, ou pour ce qui m’occupe de valeurs. Marie-Anne Paveau opte pour un positionnement « intégrationiste, anti-éliminativiste » (Paveau, 2008 ; Paveau & Achard-Bayle, 2008) des savoirs spontanés16. C’est-à-dire que pour la chercheuse, « les propositions folk ne sont […] pas

forcément des croyances fausses à éliminer de la science mais constituent des savoirs perceptifs, subjectifs et incomplets, à intégrer aux données scientifiques de la linguistique » (2008b, p. 94). C’est résolument dans cette optique que je qualifierai volontiers d’écologique que je me place. Les métadiscours de la valeur peuvent être des positions de principe informées par un vécu, par un cheminement intellectuel, par une formation professionnelle, là n’est peut-être pas le plus important car ils forment selon moi des données certes subjectives mais qui, on le verra, se construisent par et avec le collectif et marquent les zones de liberté et les tabous d’une société qui réagit. Et, parce que la teneur des polémiques littéraires n’est jamais légère, elle conduit le grand public, et pas seulement le cercle des lecteurs du livre à intervenir :

15 Sur ces points voir le chapitre 5. 16 Sur ce point voir le chapitre 6.

Figure 1 : Commentaire Rose Bonbon ; Forum au féminin.com

Comme mon objectif est d’appréhender les systèmes de valeurs qui sous-tendent les jugements portés sur les œuvres littéraires contemporaines, il m’importe peu de savoir s’ils sont soutenus par une connaissance théorico-pratique préalable. C’est plutôt la manière dont les métadiscours exposent, construisent et perpétuent ces valeurs qui est mon axe d’analyse, ce qui permet parfois de remonter aux grands courants de pensée qui les sous-tendent, peut-être à l’insu des locuteurs.