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Avant tout, c’est la stigmatisation communautaire et religieuse qui est mise en avant dans les métadiscours soulignant l’inajustement moral et légal de Pogrom. Mais le discrédit du texte a aussi été porté par une accusation de pornographie et sous cette étiquette c’est plus particulièrement une atteinte à la dignité de la femme qui a été relevée. Emmanuel Pierrat dans son ouvrage Le Droit du

livre note que cette « notion juridique, issue du droit international, s’impose peu à peu dans la loi

et la jurisprudence française et participe à la « judiciarisation de l’édition » » (Pierrat, 2013, p. 162). La loi française fait désormais état du terme de « dignité » aussi bien dans le Code civil que dans le

165 Catherine Millet est l’auteure de La vie sexuelle de Catherine M., paru en 2001. Ce récit autobiographique qui a fait scandale, fut traduit en quarante-sept langues et lu par plus de deux millions et demi de lecteurs. Il obtient le prix Sade la même année qu’Éric Bénier-Bürckel.

166 Plus concrètement pour cette recherche, il s’ensuit que la thématique draine moins de critiques à exploiter dans le corpus de travail. Sur ce point voir Partie 2.

Nouveau code pénal faisant ainsi échos à une montée actuelle de l’intérêt porté au respect humain dans son intégrité physique, psychique et moral.

« Le recours à la notion de dignité humaine remplit une certaine fonction. Il s’agit de pointer vers quelque chose qui fait de l’être humain un être digne de respect, un être dont les intérêts peuvent faire le contenu d’une raison morale pour agir ou s’abstenir d’agir. Dire d’un être qu’il possède une dignité signifie avant toute chose qu’on n’a pas le droit de faire de cet être ce que l’on veut, et ce en raison de cet être lui-même. Cet être nous confronte avec une exigence morale qui émane de lui- même et dont il n’est pas seulement le reflet – comme un bien matériel reflète l’exigence morale de son propriétaire. » (Campagna, 2008, <Introduction>)

La dignité est donc, d’après cette définition du philosophe Norbert Campagna, le respect qui est dû à chaque être humain en tant qu’être humain. Pour son projet, il oriente son analyse autour de la sexualité et de la prostitution rejoignant ainsi les questionnements que je posais au début de ce chapitre. Mais cette notion devient particulièrement complexe à manier lorsqu’il s’agit de littérature. Un roman peut-il être attentatoire à la dignité d’autrui ? Est-ce la représentation fictionnelle d’un viol zoophile qui est indigne ou l’acte en lui-même ? C’est finalement la même question qui se pose avec la représentation de la pédophilie. Sans pouvoir répondre définitivement à cette question, l’on peut cependant affirmer que la teneur sexuelle de ces deux types de crimes est un point central dans la désapprobation des romans en question et que le transfert de l’indignation créée par ce genre de crime dans la sphère réelle se transfert de facto sur sa représentation fictionnelle sans que, pour certains commentateurs, une réévaluation de leur positionnement éthique ne puisse se faire. Pour les partisans de la liberté d’expression et de création, ce discours nie purement et simplement la spécificité du discours littéraire.

Finalement, le jugement du tribunal de grande instance de Paris ne répond pas plus à cette question (bien qu’elle figure dans l’accusation via l’article 227-24 du Code pénal167) et se prononce juste sur

le caractère pornographique d’une partie du roman :

« Attendu, s’agissant des messages pornographiques et violents, que la scène poursuivie à ce titre fait partie intégrante de l’œuvre littéraire, dont elle n’est pas détachable, ce qui confère aux descriptions en cause, une nature autre qu’exclusivement pornographique. » (Tricoire, 2007, p. 74)

Il stipule donc que le statut d’œuvre littéraire permet en quelque sorte d’innocenter la fiction de la pornographie. On retrouve la dichotomie précédemment mise au jour entre un texte littéraire et un texte pornographique. L’argument, cette fois-ci inversé, est qu’il y a une non-adéquation entre la littérature et la pornographie. Comme ce texte est littéraire, dit le jugement, alors il n’est pas

167 « Le fait soit de fabriquer, de transporter, de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support un message à caractère violent, incitant au terrorisme, pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine ou à inciter des mineurs à se livrer à des jeux les mettant

physiquement en danger, soit de faire commerce d'un tel message, est puni de trois ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende lorsque ce message est susceptible d'être vu ou perçu par un mineur ». (Code pénal—Article 222-24, s. d.)

totalement pornographique. Dans cette échelle de valeurs la pornographie n’est donc intrinsèquement pas littéraire168.

« La création artistique nécessite une liberté accrue de l’auteur »

Les arguments pour la défense de Pogrom sont relativement proches de ceux des soutiens de Rose

Bonbon en ce qu’ils partent du même principe : selon eux, une œuvre de fiction ne peut être

interdite, car elle bénéficie d’une protection particulière liée à son statut artistique. Aussi évoquent- ils les mêmes protections juridiques de l’œuvre à partir de l’article 10 de la Convention européenne définissant le droit à la liberté d’expression et le principe constitutionnel de la « libre communication des pensées et opinions » de chaque citoyen français. On retrouve aussi les mêmes suspicions d’apologie et de dangerosité de la lecture auxquelles s’opposent les arguments de la représentation qui passe par le truchement de la fiction et d’utilité sociale de la lecture. Je ne reviens pas sur ces principes généraux que j’ai présentés précédemment concernant la thématique de la sexualité. Mais je vais aborder les spécificités de cette polémique et plus particulièrement la réponse juridique portée à ce conflit et qui ont conduit Agnès Tricoire à considérer que « la décision du tribunal correctionnel de Paris du 16 novembre 2006 marquera probablement d’une pierre blanche l’histoire des procès littéraires » (Tricoire, 2007, p. 74).

Le premier enjeu du jugement a été de statuer sur le statut fictionnel de l’œuvre mise en cause. Cela en change le statut juridique notamment au regard d’une éventuelle qualification apologétique. Pour ce faire, le tribunal s’appuie sur les critiques émises à l’occasion de la sortie du livre, les allégations de l’auteur et de son éditeur et même des détracteurs du livre pour statuer que Pogrom « est bien une œuvre littéraire – définie par son projet, son contenu et son style – qui entre dans la catégorie du roman » (Tricoire, 2007, p. 74). De cette prise de position liminaire il en découle d’autres notamment concernant le rapprochement qui est souvent fait entre un auteur et ses personnages. Bernard Comment et Olivier Rolin — deux professionnels du livre — sont les premiers à associer les idées d’un auteur et les propos d’un personnage :

« On observera l'odieux procédé qui consiste à déléguer ce vomissement antisémite à un Arabe, Mourad. Délégation, vraiment ? Non. L'odieuse jouissance est celle de l'auteur, un jeune homme de 33 ans, professeur de lycée (l'auteur truffe son texte d'assez de clins d'œil à sa propre biographie pour qu'on ne nous fasse pas le coup de la fiction), qui s'inscrit dans la parfaite filiation de l'antisémitisme français. » (Comment & Rolin, 2005)

Le tribunal quant à lui précise que :

168 Le texte n’était pas, au niveau juridique, spécifiquement attaqué pour représentation indigne seule les mentions de « violence » et de « pornographie » étaient stipulées dans le jugement. Cependant, il me semble qu’en statuant sur la qualification littéraire et non pornographique du texte, l’accusation d’indignité aurait elle aussi été écartée à partir de l’association classique : pornographie = violence = indignité et donc : littérature # violence # indignité.

« la notion même d’œuvre de fiction implique l’existence d’une distanciation, qui peut être irréductible, entre l’auteur lui-même et les propos ou actions de ses personnages ; qu’une telle distance, appréciée sous le prisme déformant de la fiction, est susceptible d’entraîner la disparition de l’élément matériel des délits » (Tricoire, 2007, p. 74)

Ce faisant, les liens biographiques qui existent entre l’auteur et son personnage principal peuvent être considérés comme des ambiguïtés cultivées par l’auteur mais elles n’enlèvent en rien le statut fictionnel de l’œuvre. Ce type de mise en abyme est par ailleurs très fréquent comme en atteste rien que dans le sous-corpus de référence, les ouvrages de Michel Houellebecq et de Christine Angot. Le tribunal fait un pas de plus et affirme de ce fait qu’une œuvre de fiction ne peut être considérée comme relevant d’une forme de provocation ou d’injure et ne peut pour les mêmes raisons constituer une apologie.

« Attendu qu’il en est ainsi en l’espèce, les passages litigieux ne permettant plus de caractériser des provocations et injures en raison de la nature romanesque de l’œuvre à laquelle ils sont intégrés, mais également compte tenu de la portée que l’auteur leur a conférée, puisqu’il s’est abstenu de toute dimension apologétique dans la réalisation de son projet de description et d’exploration des formes du Mal » (Tricoire, 2007, p. 74)

Une des raisons qui fait dire à la juriste que ces attendus sont historiques, c’est qu’ils tranchent sur un débat non moins historique en affirmant que l’œuvre n’est pas tenue d’aborder des thèmes consensuels et il ne peut pas non plus être reproché à l’auteur de ne pas condamner « ostensiblement » les propos et les actes commis dans la fiction par ses personnages. Ainsi le résume Agnès Tricoire : « Le tribunal affirme ici le droit à l’immoralité dans l’œuvre ou de l’œuvre, apportant un démenti clair et longtemps attendu à la décision Flaubert du 7 février 1857 » (Tricoire, 2007, p. 76). Et la juriste de conclure : « Le privilège de la fiction, dès lors, n’est plus un privilège, mais une vertu ontologique de l’œuvre. L’impunité lui est consubstantielle » (Tricoire, 2007, p. 79). Cela ne dédouane en rien le créateur, car comme elle le constate par ailleurs, le tribunal adopte « une conception enfin contemporaine de l’œuvre » (Tricoire, 2007, p. 79) en ce qu’il prend en compte la réception de cette dernière à la fois pour situer son propre jugement mais me semble-t- il aussi pour rendre aux lecteurs la décision ultime de ce qu’ils doivent en penser.

« Attendu que, quel que soit le caractère volontairement choquant, dérangeant et provocateur des écrits litigieux, sur lesquels chacun demeure libre de réfléchir et réagir – même pour les critiquer vivement ou les désapprouver –, les passages poursuivis n’en sont pas pour autant constitutifs d’infractions pénales » (Tricoire, 2007, p. 74)

Aussi l’œuvre n’est-elle pas seulement une affaire de création mais bien aussi et surtout une affaire de réception.