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Détails pratiques

Chapitre 1 Une épistémologie bidisciplinaire

1.3 L’éthique des vertus discursives

Les interrogations concernant l’acceptabilité des discours et leurs valeurs trouvent une inscription dans une longue tradition philosophique qui va de l’Antiquité jusqu’à nos jours. Un premier débat sur l’acceptabilité des discours naît entre Socrate et les sophistes. Ces derniers, au Ve siècle avant J.-C., incarnés par Protagoras et Gorgias, ont élaboré un art oratoire qui «

vise[nt] davantage l’efficacité et la persuasion que la vérité » (Arrien, 2005, p. 34) : la rhétorique. Les excès oratoires de certains sophistes et l’évolution de l’immoralisme dans la cité poussent Socrate à s’opposer à cette manière de concevoir les discours. En effet, pour lui, un discours doit avant tout relever d’une démarche dialectique, et « cerner les notions de bien, de beau, de justice, de vérité, d’amour, etc. » (2005, p. 42). Ainsi, la recherche morale de la vertu est au premier plan de ses intérêts et s’oppose donc à une visée purement persuasive des discours : les valeurs y sont plus importantes que l’éloquence. Les grands courants philosophiques contemporains qui traitent des questions de normes, de valeurs et plus précisément de morale sont le déontologisme, le conséquentialisme ou l’éthique des vertus.

1.3.1 Valeur et sciences du langage, un impensé?

Cette longue tradition ne trouve pas d’échos en sciences du langage ou la thématique n’est que fort peu représentée et comme l’a constaté Marie-Anne Paveau, « la question éthique embarrasse la linguistique » (2013b, p. 12). Cet embarras se traduit dans la définition même de l’objet. C’est ainsi que de nombreux travaux en sciences du langage mentionnent l’extrême polysémie du terme valeur sans pour autant éclaircir la notion. C’est le cas notamment du numéro 32 de la revue Semen publié en 2011, consacré à l’épistémologie et l’éthique de la valeur. L’argumentaire commence ainsi : « La "valeur" est l'une de ces notions floues qui traversent les cloisonnements disciplinaires en autorisant une compréhension immédiate, tout en changeant imperceptiblement d'extension » (Badir, Dondero, & Provenzano, 2011, p. 7). Et assez symptomatiquement, la conclusion aborde le même thème : « le problème est la polysémie spectaculaire de ce dernier, ou plutôt la multiplicité des référents qu’il est susceptible de désigner » (Klinkenberg, 2011, p. 161). Pour autant, il ne m’a pas semblé que ce numéro apportait une/des définition(s) claire(s) et efficiente(s) aux différents aspects que recouvraient cette notion et plus encore à la perspective dans laquelle je souhaitais l’aborder.

Pour dépasser le flou de la notion de valeur, je me suis tournée hors du champ des sciences du langage pour trouver à la fois une définition et une approche qui correspondaient à mes objectifs. La sociologie des valeurs telle que développée par Nathalie Heinich17 être une

discipline contributive à cette recherche. L’auteure précise que la notion de valeur recouvre trois significations principales :

« Selon le premier sens […] "la" valeur équivaut à la grandeur intrinsèque d'un objet quelconque, motivant son appréciation positive : en fonction des objets auxquels il s'applique, le terme peut être synonyme d' "importance ", de "mérite", de "qualité", de "quantité", de "vertu" (au sens antique de virtus), voire de "prix" au sens figuré. […] C’est la signification la plus familière au sens commun, ainsi qu’aux économistes. […] Nous appellerons ce premier sens du mot valeur la "valeur-grandeur".

Dans une deuxième signification, "une" valeur est un objet crédité d'une appréciation positive, c'est-à-dire un objet communément considéré comme doté de valeur au premier sens du terme. […] Plus généralement, c’est ce que l’on appelle aussi un "bien". Mais ce terme de "bien" tend à s’appliquer plutôt aux valeurs concrètes […] alors qu’il existe aussi des "valeurs" en un sens abstrait : par exemple, "la famille", "le travail", "la religion", "l’art" peuvent être considérés comme des "valeurs", autrement dit des entités auxquelles on accorde de l’importance, du prix. […] Nous appellerons ce deuxième sens du mot « valeur » la "valeur-objet".

Enfin, la troisième signification du mot "valeur" renvoie non plus à une appréciation, comme la première, ni à un objet concret ou abstrait, comme la deuxième, mais au principe sous-tendant une évaluation : par exemple, dire "ce film est très beau" implique que, pour le locuteur en question, dans le contexte d'énonciation en question et à propos de l’objet en question, la "beauté" est une valeur. […] Nous appellerons ce troisième sens du mot "valeur" la "valeur- principe". » (Heinich, 2017, p. 133‑136)

Dans ce triptyque, ce sont les « valeur-principes », celles qui sont en jeu dans les évaluations et qui fondent le ou les critère(s) de littérarité d’une œuvre qui sont celles qui ont focalisé mon attention dans l’analyse. Mais quelques « valeur-objets » sont aussi largement mobilisées dans les métadiscours, roman et littérature notamment, et forment le point de départ d’une évaluation en termes de « valeur-principe ». Je m’y suis donc particulièrement intéressée aussi. Outre ce positionnement liminaire, la sociologie des valeurs a été mobilisée à titre encyclopédique. Elle sera convoquée en partie 3, en renfort de l’analyse à laquelle elle apportera un appui.

Après ce détour hors du champ de la linguistique, j’ai pu constater une autre conception usuelle dans les travaux en sciences du langage qui abordent la notion de valeur sous le prisme de l’axiologie. Régulièrement, elle est abordée dans la filiation de l’approche saussurienne. Lorsque l’on ouvre les principaux dictionnaires de sciences du langage, on trouve comme principale référence les travaux de Ferdinand de Saussure et son Cours de linguistique générale.

« La science du langage retient principalement le sens que Ferdinand de Saussure (1857-1913) a assigné au terme de valeur linguistique dans le Cours de linguistique générale. La notion est placée ici au cœur du système de la langue. Qu’elle soit considérée dans son aspect conceptuel ou dans son aspect matériel, la valeur d’une unité du système se définit de manière différentielle, non pas positivement, mais négativement par le rapport qu’elle entretient avec les autres unités du système. Elle tient son identité de son caractère oppositif. » (Neveu, 2011, p. 365)

Dans cette optique, la valeur est constitutive du signe et identifie le système dans lequel le sens des unités sémantiques se construit différenciellement par rapport aux autres unités du système. Il me semble que cette référence est relativement problématique dans des travaux qui prennent en considération la valeur comme principe axiologique. En effet, le projet structuraliste est bâti sur la mise à distance de la subjectivité des locuteurs — et donc de l’axiologie et de l’évaluation des discours — qui apparaît alors, au pire comme un non-sujet, au mieux comme une notion extralinguistique échappant au programme des sciences du langage. Se prévaloir de l’approche saussurienne pour parler d’axiologie me semble donc à cet égard incompatible18. Ce n’est pas la

démarche que j’adopterai car mon objet est la valeur des discours considérés dans leur environnement de production et de réception et non pas les valeurs en discours (qui là peut éventuellement trouver une filiation avec l’approche saussurienne). Je m’attacherai à décrire comment le discours construit, transmet et reproduit ses valeurs (donc en discours) mais mon objet reste les valeurs des discours à l’aune desquels ils sont jugés acceptables ou inacceptables. Par contre, par ce bais, on s’aperçoit que la question de l’axiologie, des jugements de valeur, la question des valeurs et des normes, n’est pas un terrain évident pour la linguistique. Comme le précise Sophie Moirand, dans sa préface de l’ouvrage Langage et morale, les « règles explicites (la loi) ou implicites (le sentiment issu des normes sociales) ne s’inscrivent pas dans les mots, ni

18 Voir par exemple, dans le même numéro de Semen 32 Badir : p. 11‑33, Bordron : p. 35‑52, ou Rabatel : p. 55‑72.

dans les constructions syntaxiques : il n’y a pas de marques formelles qui constitueraient des indices que l’on peut repérer et répertorier » (Paveau, 2013b, p. 8). La valeur dans une approche axiologique n’est donc pas un fait de langue. Est-ce à dire pour autant que c’est un hors champ de la linguistique ?

Cette question est celle qui gouverne les travaux de Marie-Anne Paveau dans la constitution de son éthique des vertus discursives (désormais ÉVD). La première réponse donnée par l’auteure est une réponse de simple logique : « la dimension morale étant explicitement formulée dans les métadiscours, il me semble légitime que le linguiste se pose la question de ses manifestations langagières et discursives » (Paveau, 2013b, p. 17). Ce constat amène la question inverse. Puisque les locuteurs d’une langue usent du paramètre moral pour évaluer et produire des discours, le linguiste peut-il ne pas prendre en compte ces données dans son champ d’investigations ? La réponse à ces deux derniers questionnements n’est cependant pas si simple à formuler. Oui, la dimension morale des énoncés est à prendre en compte dans une analyse linguistique, en tout cas telle est l’ambition de cette recherche. Pour autant, cette position de principe nécessite de penser le discours et le contexte hors des configurations initiales de l’analyse du discours. C’est ce qu’a fait Marie-Anne Paveau en pensant une articulation entre les disciplines du discours et la philosophie, notamment par l’éthique des valeurs19.

Son raisonnement a pour base un externalisme modéré et la cognition distribuée. Elle pose le langage comme non uniquement interne au sujet. C’est-à-dire que le « lieu » du langage n’est pas « la tête » des agents mais un partage entre la faculté de langage de l’individu et son « environnement ». La notion d’« environnement »20 vient remplacer celle de contexte, par trop

restrictive :

« Pour enrichir la notion de contexte de ce continuum entre le langage et ses extérieurs, je préfère parler d'environnement cognitif, définissable comme le milieu dans lequel évoluent un ensemble de contributeurs à la production verbale, tous co-constructeurs des énoncés : les agents humains au premier chef, mais également les agents langagiers non-humains que peuvent être les technologies linguistiques (grammaires, dictionnaires, listes) et discursives (ensemble des méthodes de production, diffusion, transmission, déformation et modifications de ces discours), les prédiscours internes et externes, et l'ensemble des données culturelles, sociales, historiques, institutionnelles et morales, elles aussi internes et externes. » (Paveau, 2013b, p. 144)

Ainsi, le langage ne se trouve pas que dans l’esprit mais aussi dans le monde, c’est-à-dire que les contributeurs au langage peuvent être des objets, des artefacts, des supports technologiques mais aussi, et c’est ce qui m’importe ici, l’environnement normatif et le socle de valeurs d’une société. Le paramètre moral ne peut cependant être repéré que grâce aux interventions métadiscursives des agents eux-mêmes. Une éthique des vertus discursive a alors pour objet de comprendre comment « les critères éthiques sont élaborés et propagés dans les productions

19 Dans l’éthique des valeurs, la morale se fonde sur des valeurs humaines immanentes issues de la perception du monde, dans le sillage d’Aristote, James et Putnam (Paveau, 2013b)

langagières des agents » (2013b, p. 147). Ainsi, « la question "Qu'est-ce qu'un bon / mauvais énoncé ?" trouvera en effet une réponse possible du côté des valeurs sous la forme "C'est un énoncé qui est perçu et évalué comme bon / mauvais par les agents" ». Et comme le précise la chercheuse, « reste à décrire les valeurs que l'observation phénoménologique et la pratique mettent en avant, ainsi que les vertus qu'elles fondent » (2013b, p. 152).

Je m’inscris dans cette conception du langage et de l’environnement. L’éthique des vertus discursives est donc le deuxième ancrage théorique de cette recherche. Le seul déplacement que j’effectue réside dans le fait que le paramètre éthique analysé est centré sur le discours littéraire. J’ai donc recueilli, pour l’analyse, les jugements de valeur (cf. par exemple 1 et 2) proposés par les agents, concernant une œuvre littéraire prise dans un événement discursif à teneur polémique. Ces jugements forment une éthique qui définit en creux le discours vertueux à partir des trois instances mises au jour par Marie-Anne Paveau : « les agents et leur relations », « le monde (la réalité et ses représentations) et l'ensemble des productions verbales constituant la mémoire discursive des sociétés » (2013b, p. 160).

1.3.2 Norme et/ou valeur ?

Je précise que parler de jugement de valeur n’implique pas que les énoncés normatifs aient été écartés de l’analyse. Bien que, comme le précise Ruwen Ogien dans son article du Dictionnaire

d'éthique et de philosophie morale, coordonné par Monique Canto-Sperber : « la différence est

très profonde », « en raison de leur forme » entre les énoncés axiologiques et normatifs, mais « à un certain niveau d'analyse […] il serait absurde d’essayer de les séparer franchement » (1996, p. 1354). C’est le cas dans ce travail où les normes et les valeurs sont pensées dans un continuum et j’ai constaté avec Hilary Putnam que « les normes sont dites dans le vocabulaire des valeurs » (2004 [2002], p. 127), ou peuvent être rapportées à des valeurs sous-jacentes. Car « sans notre éventail humain de valeurs, il n’y a pas de vocabulaire pour les normes […] qui puissent y recevoir une formulation. » (2004 [2002], p. 129).

Je prends deux exemples pour expliquer cette position :

(3) [JKPR02]

La fiction pour seule mémoire ? Historiquement, la mission de Karski a été un échec puisqu'elle n'a suscité aucun passage à l'acte de la part des Alliés. Qui peut témoigner pour le témoin ? La littérature doit prendre le relais, comme une manière de ressusciter la parole et de « vaincre la mort. Nous arrivons à une époque où les témoins disparaissent les uns après les autres. Contrairement à Lanzmann, qui a sacralisé cet événement au point qu'il est devenu impossible de le représenter, je crois qu'on va devoir passer par la fiction. On n'aura bientôt plus d'autre solution ». (je souligne)

L’énoncé déontique la littérature doit prendre le relais, est une formulation qui exprime le devoir moral de la littérature vis-à-vis de la mémoire d’épisodes historiques. L’exemple exprime en creux un des rôles de la littérature, pour l’agent, dans laquelle la mémoire est une valeur, un bien qui transcende le paradigme vérité/fiction que l’on trouve souvent opposé dans ce type de problématique.

(4) [JKBG39]

Yannick Haenel met donc en œuvre un Jan Karski habité par la colère jusqu’à la fin de sa vie, un Jan Karski qui n’a certainement pas été celui-là mais un Yan Karski possible, grand, un homme qui pose des questions, donne à réfléchir. Et parce qu’en utilisant au mieux Histoire et fiction, il permet à tout un chacun de se poser ces questions essentielles, le romancier a tous les droits, même de s’approprier une mémoire qui n’est pas la sienne. (je souligne)

Toujours dans la même thématique de la mémoire, cet autre exemple (4) illustre un cas plus problématique de la relation valeur/norme dans le corpus. La formulation déontique est portée par le présent de vérité générale le romancier à tous les droits. L’objet de ce droit est un vol

moral, car « s’approprier » quelque chose qui n’est pas à soi, est une paraphrase définitionnelle

de ce qu’est un vol.

Le vol est un interdit normatif régi par la loi, mais dans ce cas, dans une acception métaphorique, il devient une anti-valeur, un anti-principe, qui ne justifie cependant pas une dénonciation du livre. La littérature est ici posée comme « valeur-objet », selon le sens 2 de la définition de Nathalie Heinich. La formulation déontique vient appuyer la suprématie du littéraire face à un des interdits majeurs d’une société : le vol, fût-t-il moral.

1.4 Analyse du discours littéraire et éthique des vertus