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Evolution des recours en justice pour la vie privée

3.1.3 Ce que risquent les auteurs

Les mêmes commentateurs s’insurgent aussi que les « dommages-intérêts […] connaissent une véritable inflation […] sans proportion avec les préjudices en cause » (Syndicat national de l’édition, 2003, p. 33). Que dire des années suivantes qui ont vu les mesures d’interdiction au nom de l’article 9 du code civil82 s’accumuler les unes aux autres ?

80 Le Roy, S. (2005, février 11). « Le Renard des grèves ». L’auteur Jean Failler devant la Cour de cassation. Le Télégramme.

81 Durupt, V. (2003, décembre 25). La justice censure Jean Failler, écrivain breton un peu trop réaliste.

Le Monde, p. 19.

82 Article 9 :

La Cour de cassation statuant le 7 février 2006 sur « l’affaire Failler », rejette tous les pourvois de l’auteur et entérine le jugement de la juridiction précédente. Jean Failler et son éditeur sont donc condamnés à verser 1 500€ de dommages et intérêts à la plaignante. Plus significatif, ils sont condamnés à supprimer les passages du livre attentatoires à la vie privée de cette dernière sous cinq jours. Chaque infraction constatée pouvant donner lieu à une amende de 100€. Cette mesure, considérée comme un acte de censure rarissime a été depuis réitéré par deux fois en 2006 pour L’Enfant d’octobre et en 2014 pour La Ballade de Rickers Island. En 2011, c’est même une interdiction de réimpression, de réédition et d'exploitation dérivée de l’ouvrage Fragment

d’une femme perdue qui a été statué, signant ainsi la mort pure et simple de l’ouvrage83.

L’éventail des sanctions est large, comme on l’a vu, les auteurs et les éditeurs peuvent être condamnés à verser des dommages et intérêts en réparation du préjudice subi ; il peut être aussi demandé une insertion du jugement dans l’ouvrage, la suppression de passages incriminés ou une publication judiciaire par voie de presse.

2003 Failler suppression des passages attentatoires sous 5 jours

100€ par livres vendus sans cette suppression

1 500€ de dommage et intérêts

2006 Besson 15 000€ pour la mère / 15 000€ pour le père - VP

50 000€ pour la mère - Diffamation

Communiqué judiciaire dans les livres

Suppression des passages dans les rééditions

2009 PPDA 25 000€ de dommages et intérêts

Communiqué judiciaire dans 2 organes de presse

Pas de réimpression, de réédition et d'exploitation dérivée

2011 Angot 40 000€ de dommages et intérêts

2011 Duroy 10 000€ de dommages et intérêts contre l’éditeur 2013 Iacub Encart dans chaque ouvrage avant mise à disposition du

public sinon 50€ par infraction constatée

Publication judiciaire en 1/2 page intérieure du Nouvel Obs

50 000€ de dommages et intérêts - auteur + éditeur

25 000€ de dommages et intérêts - Nouvel Obs

2013 Delacourt 2 500€ de dommages et intérêts 2014 Jaufret amende de 1 500€ avec sursis

10 000€ de dommages et intérêts

5 000€ de dommages et intérêts pour propos tenus à la radio

Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l'intimité de la vie privée : ces mesures peuvent, s'il y a urgence, être ordonnées en référé.

Interdiction de nouvelle édition avec les passages diffamatoires

Tableau 2. Liste des sanctions juridiques par ouvrage

À côté de ces cas de figure où les sanctions juridiques sont très lourdes (cf. Tableau 2) d’autres apparaissent comme presque clémentes. Comment comprendre que J.C Lattès, l’éditeur de Grégoire Delacourt écope d’une amende de 2 500€ et Philippe Besson une amende cumulée de 80 000€ ? C’est la notion de « gravité » du dévoilement qui intervient. Grégoire Delacourt en utilisant le nom de l’actrice américaine prenait indéniablement des risques dans un contexte où la protection de la vie privée semble aller grandissante, cependant seul deux énoncés ont pu lui être reprochés par l’actrice : « Une passade parisienne sans grande conviction avec X » et « Une passade express avec Y » (Delacourt, 2013, p. 36). L’association par le nom des protagonistes était automatiquement faite puis ce sont des aspects de la vie intime de l’actrice qui sont relevés ; celle-ci déclarant qu’elle ne s’était jamais exprimée sur ces faits et que ceux-ci laissent une image d’elle dégradée. Le tribunal a dû considérer que cet attaque de la vie privée (qui confinent plus à la diffamation d’ailleurs) était peu grave car circonscrites et ne méritait pas84 de lourdes

sanctions. Par contre, pour Philippe Besson, la sanction financière est très lourde car la notion de gravité a ici été retenue à son plus haut niveau. Il est à penser que l’aspect moral a joué un rôle majeure dans ce cas, considérant que les époux Villemin avait déjà dû porter, de par leur histoire, plus de souffrance que nécessaire.

Certains jugements par contre laissent, dans l’équilibre entre liberté d’expression et respect de la vie privée, la primauté à la liberté d’expression. C’est que qu’analyse Agnès Tricoire, avocate, spécialiste des questions de propriété intellectuelle et de liberté de création :

« [Avec le jugement Fargues] Le tribunal indiquait que la liberté de création est la forme la plus aboutie de la liberté d'expression dans un régime démocratique et doit pouvoir être exercée avec le maximum de sécurité juridique, et invoquait au soutien de la liberté d'expression le droit moral de l'auteur à voir son œuvre divulguée. Ce dernier est érigé en droit quasi absolu face à la protection de la vie privée, dont une protection trop rigoureuse entraverait l'autofiction laquelle puise par définition dans la vie réelle de l'auteur, et donc dans celle de ceux qui l'entourent, et doit pouvoir être pratiquée avec le maximum de sécurité juridique. » (Tricoire, 2013, p. 620)

Cette distorsion de la jurisprudence est effectivement de nature à provoquer une incertitude judiciaire que finalement tout le monde déplore, les tenants de la liberté d’expression comme ceux de la préservation de la vie privée.

84 On notera qu’elle a été totalement déboutée s’agissant de l’exploitation frauduleuse de son nom, de son image et de sa notoriété.