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Le Goncourt et les plagiaires

Chapitre 4 Les thématiques scandaleuses

4.1 La sexualité, la marchandisation du corps et la représentation de crimes

4.1.2 La désacralisation de l’enfant : Rose Bonbon de Nicolas-Jones Gorlin

Le 26 août 2002, paraissait l’ouvrage Rose Bonbon de Nicolas Jones-Gorlin. Avant même la disponibilité au public de l’ouvrage, une polémique enfle, formant un événement discursif moral (Paveau, 2013b). Dès le 16 août 2002, Stéphanie Marteau, journaliste au Point lance la controverse avec un article au titre explicite : « Le scandale Rose Bonbon » (Marteau, 2002). Elle pose le décor en présentant les principaux acteurs de ce futur feuilleton à rebondissements ; d’un côté les associations de protection de l’enfance et leurs conseils et de l’autre l’auteur et les tenants de la liberté d’expression. S’ensuivra un véritable emballement médiatique qui ne sera jamais rejoint par la courbe des ventes.

Je parle d’événement discursif moral (Paveau, 2013b), car c’est

le thème même de l’ouvrage qui provoque la controverse et fait immédiatement réagir l'association L'Enfant bleu, enfance maltraitée, à la lecture de quelques extraits du livre. Cette association adresse le 20 août 2002 une lettre à Antoine Gallimard pour l’exhorter à ne pas commercialiser l’ouvrage et le mettre en garde sur « cette publication qui risque de heurter la sensibilité de l'opinion publique et de nombreuses victimes de pédophiles ». (Salles, 2002)

L’association, rejointe par La Fondation pour l’enfance, entame deux démarches en parallèle. La première, sur le plan politique, a consisté à saisir le ministère de l’intérieur pour qu’il statue sur une interdiction administrative de l'ouvrage. Bien que très rare en France — comme on l’a vu — le Ministère est en mesure de restreindre la vente d’un ouvrage via l’application de l'article 14 de la loi du 16 juillet 1949, encadrant les publications destinées à la jeunesse. Parallèlement, les deux associations de protection de l’enfance agissent sur le plan juridique. Elles portent plainte auprès du procureur de la République de Paris afin de faire interdire le livre, au titre de son caractère pornographique, en s'appuyant sur les articles 227-23 et 227-24 du code pénal.

Pour examiner ce cas, le ministre de l’intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, mandate, le 30 septembre 2002, la CSCPJ, pour se prononcer sur l’éventualité d’une interdiction de la vente de l’ouvrage aux mineurs. La Commission rend son avis le 19 septembre 2002 en préconisant

l’interdiction du texte aux mineurs143, correspondant au premier niveau d’interdiction sur les trois

possibles.

Fait assez exceptionnel, quelques jours seulement après la mise en vente, l’éditeur décide de suspendre provisoirement l’approvisionnement des librairies. L’ouvrage sera de nouveau accessible en librairie à partir du 11 septembre 2002 avec cependant quelques précautions notables. D’abord, l’éditeur demande aux libraires de retirer le bandeau qui entourait le livre portant la mention « Amours mineures ». Les ouvrages réassortis sont désormais filmés et font apparaître un nouveau bandeau d’avertissement précisant :

« "Rose Bonbon" est une œuvre de fiction. Aucun rapprochement ne peut être fait entre le monologue d'un pédophile imaginaire et une apologie de la pédophilie. C'est au lecteur de se faire une opinion sur ce livre, d'en conseiller ou d'en déconseiller la lecture, de l'aimer, de le détester, en toute liberté. » (Jones-Gorlin, 2002)

Quelque temps après l’avis de la CSCPJ, le 5 octobre 2002, le ministre de l’intérieur reçoit Antoine Gallimard pour qu’il lui expose son point de vue sur l’affaire. Il argumentera de nouveau sa position dans une lettre adressée à Michel Bonneau, sous-directeur des libertés publiques, le 7 octobre 2002. Il y rappelle que « la Cour européenne des droits de l'homme garantit la liberté d'expression, "non seulement pour les informations ou idées (...) accueillies avec faveur, ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent ». (Conseil de l’Europe, Article 10 s. d.)

Finalement, et contre toute attente, le ministre renoncera à l’interdiction de la publication aux mineurs, se rangeant aux arguments de l’éditeur. Par une lettre du 11 octobre 2002, Nicolas Sarkozy en informera Antoine Gallimard en lui précisant les motifs de sa décision articulée en quatre points :

« En premier lieu, il me semble clair que le livre de M. Jones-Gorlin, eu égard tant à son contenu qu'à sa nature, n'est pas destiné à un public mineur. Le risque qu'il soit lu par des jeunes enfants est faible, et en tout cas bien moindre que s'il s'agissait d'un film télévisuel ou d'un magazine. » (Devarrieux, 2002b)

Puis, il estime ensuite que

« Les mesures de précaution prises par les éditions Gallimard, (i.e. masquage de la couverture avec avertissement et emballage dans un film plastique du livre), « sont de nature à parvenir très largement au seul objectif [qu’il] recherche, à savoir la protection des jeunes mineurs. » (Devarrieux, 2002b)

Il poursuit en affirmant qu’

« il y aurait quelque incohérence, à interdire de vente aux mineurs le livre de M. Jones-Gorlin, alors que de nombreux ouvrages comportant des scènes aussi condamnables sont en vente libre en librairie. » (Devarrieux, 2002b)

143 Sur les 24 votants : 13 ont préconisés le niveau 1 ; 4 le niveau 2 et 3 ; et 7 membres de la Commission étaient contre toute interdiction.

Comme dernier point, il indique que « la justice a été saisie par des associations et prendra elle- même une décision» (Devarrieux, 2002b). La lettre du ministre se termine par une proposition d’une concertation entre les professionnels des métiers du livre et les associations de protection pour l'enfance pour « rendre à la fois plus cohérents et plus efficaces […] les dispositifs normatifs en matière de protection de la jeunesse au regard de la production littéraire ou audiovisuelle, […] tout en gardant l'esprit de liberté qui préside à la création artistique de notre pays » (Devarrieux, 2002b). De fait, le déjugement de la CSCPJ provoque en son sein une grosse crise. Cependant, ce ne sera qu’en 2011 qu’une refondation de la loi de 1949 sera votée. Cela agira comme un épilogue à cette affaire sachant que l’auteur et l’éditeur de Rose Bonbon ne seront finalement pas poursuivis sur le plan juridique.

Au sein de cette polémique la société civile et la sphère politique française se sont largement fait entendre. La Ligue des droits de l’homme notamment, dès le 2 septembre 2002, s’est adressée publiquement dans une lettre ouverte à « Messieurs Sarkozy et Aillagon144 » (Ligue des droits de

l’homme, 2002a), pour défendre la publication du roman et surtout la liberté d’expression en France. Ce dernier, alors ministre de la culture et de la communication estimera, le 5 septembre sur France 2, que Rose Bonbon ne constitue pas une apologie de la pédophilie. S’ensuivra toute une série de réactions de la sphère politique. Christian Jacob, alors ministre de la famille se dit avoir été « choqué que l'éditeur ait accepté l'édition de ce livre » et le qualifie de « provocation malsaine » (« Christian Jacob », 2002). François Fillon, ministre des affaires sociales et Jean-Louis Debré, président de l'Assemblée nationale se prononcent contre l’interdiction. Le SNE prend naturellement position contre l’interdiction du livre le 11 octobre 2002.

Notons que selon Ipsos, l’ouvrage a été vendu à 13 000 exemplaires en France en 2002 alors que le tirage initial prévu était de 4 000 exemplaires.

L

ES POINTS DE VUE EN PRESENCE

La polémique liée à la parution de l’ouvrage Rose Bonbon prend place dans ce que j’ai identifié précédemment, comme un événement discursif à teneur morale. Les catégories mises au jour par Marie-Anne Paveau dans ses travaux sur l’éthique des vertus discursives sont ainsi les mieux à même de guider l’analyse et la compréhension des réactions liées à cette polémique. Elles seront donc régulièrement convoquées et précisées dans la suite de cette présentation. Contrairement aux autres polémiques que j’ai étudiées précédemment (vie privée et plagiat) où il a été question de comprendre les enjeux notamment juridiques de la polémique, il sera plus directement question de valeur dans cette présentation, car le rejet des textes à teneur sexuels se disent plus spontanément dans le registre de la valeur.

« Amours mineures » : un discours apologétique, de légitimation ou d’incitation ?

Au sein même de la polémique initiale dont ont été retracés les différents contours ci-avant, se situe une autre polémique, plus discrète, mais qui permet d’identifier les multiples enjeux de la parution de ce type d’ouvrage. Le livre était initialement entouré d’un bandeau portant la mention amours

mineures. Une série de commentaires métadiscursifs à teneur morale s'est cristallisée autour de cet

énoncé, comme l’illustrent par exemple les réactions de Maître Yves Crespin, avocat de l'association l'Enfant bleu, reprises par la presse : « Ce n'est pas nous qui avons sorti le livre avec le bandeau Amours mineures, particulièrement accrocheur et choquant. Que chacun prenne ses responsabilités. » (Moran, 2002, p. 19). Ce même avocat estima par ailleurs que c’est « une accroche provocante et ambigüe puisque cela pourrait signifier qu'il s'agit d'amours sans importance » (« Rose bonbon », 2002).

Le bandeau est une indication paratextuelle, apposé sur un ouvrage, généralement conçu, dans une optique commerciale, comme une forme d’accroche qui indique la collection dans laquelle s’inscrit le livre, le prix qu’il a obtenu, rappelle un précédent ouvrage à succès d’un auteur mais aussi qui fonctionne comme une accroche thématique pour guider le lecteur potentiel. Dans le cas de Rose

Bonbon, ce bandeau semble fonctionner comme accroche thématique et cette première approche

du livre est perçue par nombre de commentateurs comme inappropriée.

La petite étude lexicale à laquelle s’adonne l’avocat une accroche provocante et ambigüe puisque

cela pourrait signifier qu'il s'agit d'amours sans importance soulève toute l’ambiguïté de l’énoncé.

Les réactions de l’avocat et les commentaires qui font état de la même indignation s’inscrivent dans ce que l’on pourrait nommer avec Marie-Anne Paveau un triple inajustement du bandeau : d’une part à la mémoire formée par les discours qui entourent la pédophilie, d’autre part à la réalité de la pédophilie telle que la perçoivent les commentateurs et enfin à la décence discursive telle qu’elle est due aux victimes de la pédophilie (Paveau, 2013b).