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La dédicace « Aux Noirs et aux Arabes »

4.3 Fiction et histoire : une condamnation morale

Ce regroupement de deux livres est assez singulier dans l’ensemble des catégories établies. Notons d’abord qu’il n’y a aucune incidence juridique dans ces polémiques, alors que c’est le cas dans les autres catégories établies. En effet, ce groupement est constitué à partir de polémiques nées autour du traitement de l’histoire dans une fiction romanesque.

Date Titre Auteur Motif

2009 Jan Karski Yannick Haenel Falsification de l’histoire

Tableau 6. Liste des ouvrages concernés par la thématique liant fiction et histoire

Pour ces deux polémiques, le pan d’histoire relaté est celui de la Seconde Guerre mondiale et des camps de concentration nazis. Ces ouvrages s’inscrivent ainsi dans une longue tradition discursive portée par des auteurs emblématiques170 : Elie Wiesel, Primo Levi, Jean Améry, ou Robert Antelme,

Simon Wiesenthal, et Charlotte Delbo, ainsi que Georges Perec et Jorge Semprun ; pour n’en citer que quelques-uns parmi les plus connus. Cette thématique est aussi abordée dans des représentations cinématographiques et télévisuelles : le documentaire Shoah de Claude Lanzmann, les films d’Alain Resnais Nuit et Brouillard ou La Liste de Schindler de Steven Spielberg.

Dans les premiers temps, juste après la guerre et jusque dans les années 1970-1980, la thématique dominante est celle de l’indicible. Comment dire l’horreur et l’abjection ? Comment faire parler le silence des témoins, le mutisme des déportés survivants ? Le langage semble bien pauvre à celui qui veut écrire cette page de l’histoire. L’art et la fiction semblent alors à certain une solution pour briser le silence :

« Mais peut-on raconter ? Le pourra-t-on ? […] Ne parviendront à cette substance, à cette densité transparente que ceux qui sauront faire de leur témoignage un objet artistique, un espace de création. Ou de recréation. Seul l’artifice d’un récit maitrisé parviendra à transmettre partiellement la vérité du témoignage. Mais ceci n’a rien d’exceptionnel : il en arrive ainsi de toutes les grandes expériences historiques. » (Semprún, 1994, p. 23) cité par (Heinich, 1998b, p. 34)

Mais cela ne va pas sans contreparties éthiques : « Le lecteur qui a vécu Hiroshima, les chambres à gaz d’Auschwitz, les camps de concentration, qui a été le témoin de la guerre, verra dans toute fiction une offense » Varlam Chalamov dans une lettre à Alexandre Soljenitsyne cité par (Heinich, 1998b, p. 33). En effet, le corrélat de l’écriture, plus encore si elle est fictionnelle, en est sa réception. Comment écrire sans offenser les vivants et les morts ? Gérard Genette dans Fiction et diction écrit :

170 Notamment :

Améry, J. (1994) [1966]. Par-delà le crime et le châtiment : essai pour surmonter l’insurmontable (F. Wuilmart, Trad.). Arles: Actes Sud.

Antelme, R. (1947). L’Espèce humaine. Paris: Editions Robert Marin. Delbo, C. (1965). Aucun de nous ne reviendra. Genève : Gonthier. Levi, P. (1966). La Trêve : roman. Paris: B. Grasset.

Levi, P. (1987). Si c’est un homme (M. Schruoffeneger, Trad.). Paris: Julliard. Perec, G. (1975). W ou le Souvenir d’enfance. Paris: Denoël : Les Lettres nouvelles. Semprún, J. (1994). L’Ecriture ou la vie. Paris: Gallimard.

Wiesel, É. (1960). L’Aube : récit. Paris: Ed. du Seuil.

Wiesel, É. (1962). La Ville de la chance : roman. Paris: Ed. du Seuil. Wiesel, É. (1964). Les Portes de la forêt : roman. Paris: Seuil. Wiesel, É. (1958). La Nuit. Paris, France: Éd. de Minuit.

« l’énoncé de fiction n’est ni vrai ni faux (mais seulement, aurait dit Aristote, "possible", ou est à la fois vrai et faux : il est au-delà ou en deçà du vrai et du faux, et le contrat paradoxal d’irresponsabilité réciproque qu’il noue avec son récepteur est un parfait emblème du fameux désintéressement esthétique. » (Genette, 1991, p. 20)

Si la fiction suspend la question de la véracité et si la langue est trop pauvre pour dire l’indicible, alors, dans un cas comme dans un autre, le texte est une offense, car il ne peut rendre justice aux morts et aux vivants qui ont survécu au pire. Tels sont les principaux axes de réflexion d’abord travaillés par les écrits (fictionnels ou non) de l’après Seconde Guerre mondiale. Les deux ouvrages de la période s’ancrent dans cette thématique tout en abordant certaines préoccupations plus contemporaines.

Parus à trois ans d’intervalle en 2006 et 2009, Les Bienveillantes171 et Jan Karski abordent tous

deux un aspect plus politique de la guerre en évoquant notamment la responsabilité collective des crimes nazis. Les polémiques prennent corps autour de réactions d’intellectuels influents et d’historiens, comme Claude Lanzmann et Annette Wieviorka. Ces textes sont attaqués sur le rapport complexe qu’entretiennent la fiction et l’histoire notamment autour des questions de vérité historique et sur leurs corrélats, l’in/vraisemblance et la crédibilité.

Pour illustrer cette thématique, j’ai décidé de prendre en référence l’ouvrage Jan Karski. Les

Bienveillantes aurait été un excellent candidat mais l’importance de cette polémique qui s’est

traduite en un nombre impressionnant d’articles, de billets de blogs et de commentaires de toute nature aurait impliqué de consacrer à cette œuvre le centre d’un travail de recherche entier. Là n’était pas mon objectif et c’est donc tout naturellement que j’ai privilégié Jan Karski, l’autre candidat dans la thématique. Comme je le présenterai en deuxième partie, ce dernier a généré lui- aussi un grand nombre de critiques mais dans une mesure plus abordable.

171 Les Bienveillantes : Ce roman a été un véritable événement lors de sa parution. D’abord tiré à 15 000 exemplaires, il a allègrement dépassé les 700 000 exemplaires vendus. Pourtant le succès était loin d’être prévisible notamment car il ne compte pas moins de 900 pages. Il a provoqué la controverse en raison du traitement de son sujet. Le narrateur est un officier SS qui relate dans ses mémoires, son parcours criminel durant la Seconde Guerre mondiale.

4.3.1 Jan Karski aux prises avec l’histoire et le réel

Alors que l’ouvrage paraissait en septembre 2009, les premières réactions polémiques sont sorties dans la presse quatre mois après en janvier 2010. Successivement, ce sont Annette Wieviorka172 et Claude Lanzmann173 qui publient deux critiques

assez tranchées sur l’ouvrage. Ces deux premières réactions sont bientôt rejointes par celle de Pawelek Kazimierz, président de l’association des Amis de Jan Karski174. Les trois textes forment

un ensemble pivot, qui illustre les principaux axes des critiques faites au livre. De l’autre côté, les voix favorables sont assez discrètes notamment car nombreuses ont été les critiques et réactions positives avant l’intervention des trois protagonistes précédemment mentionnés.

Le point de clivage essentiel est l’utilisation par Yannick Haenel

d’une figure historique, d’une personne réelle comme base du personnage principal de son roman. Jan Karski, qui donne son nom au roman, a en effet été un acteur important de la résistance polonaise pendant la Seconde Guerre mondiale. Il a notamment été courrier du gouvernement polonais en exil. Pendant une de ses missions, il est chargé par des leaders juifs d’aller dans le ghetto de Varsovie et de rendre compte de ce qui s’y passe. Cela devient le point de départ du témoignage de toute une vie. Depuis lors, il n’aura de cesse de témoigner de l’extermination des juifs et de rendre compte de la solution finale d’Hitler. Malheureusement, son message ne sera pas entendu à sa juste mesure.

Le roman part de ce fait historique et présente à travers une structure romanesque tout à fait singulière le cheminement de Jan Karski, le messager. L’ouvrage est composé de trois parties. La première est la recension de l’entrevue de Jan Karski par Claude Lanzmann, dans le documentaire

Shoah. Puis la seconde partie est basée sur l’ouvrage témoignage de Jan Karski lui-même Story of a Secret State175 paru en 1944 aux Etats-Unis et en propose un résumé. La troisième partie, enfin

est une fiction dans laquelle Yannick Haenel cherche à révéler les sentiments les plus intimes de Jan Karski, en imaginant cinquante ans après, ses pensées, ses réactions, et sa vie d’après l’échec du témoignage.

172 Wieviorka, A. (2010). Faux témoignage. L’Histoire, (349), 30.

173 Lanzmann, C. (2010). « Jan Karski » de Yannick Haenel : un faux roman. Marianne, (666), 82. 174 Kazimierz, P. (2010, février 4). « Karski n’a jamais soupçonné les Etats-Unis de trahison ». Le Point,

1951(1951), 46.

175 Karski, J. (1944). Story of a Secret State. New York: Emery Reeves. Traduit en français en 1948 sous le titre : Mon témoignage devant le monde: histoire d’un État secret. (Paris, France: Éditions S.E.L.F.)

L’ouvrage a obtenu en 2009 le prix du roman Fnac et le prix Interallié.

L

ES POINTS DE VUE EN PRESENCE

Comme pour la polémique liée à la parution de l’ouvrage Rose Bonbon la parution de Jan Karski fait naître un événement discursif à teneur morale, mais sans aucun appui juridique. Ainsi, ce sont de nouveau les catégories mises au jour par Marie-Anne Paveau dans ses travaux sur l’éthique des vertus discursives qui seront convoquées pour rendre compte des inajustements moraux du texte tel qu'ils sont présentés par ses opposants.