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Le deuxième axe de transgression se situe de nouveau dans le registre de la vérité, mais elle se combine aussi à celui de la décence. En effet, la scène qui a tant choqué — elle est pratiquement toujours reprise dans les commentaires — et plus généralement les propos et les actions que l’auteur attribue au résistant polonais sont considérés comme portant atteinte à cette figure historique. Au niveau de la valeur de vérité, c’est une inadéquation plus individuelle qui est thématisée, se situant plutôt autour de la crédibilité et de l’invraisemblance entre le récit fictionnel et ce que les commentateurs connaissent de l’homme Jan Karski.

« Des amis, comprenant mal mon silence, m'enjoignaient de lire le chapitre « roman », qui, par son dessein et sa thèse manifeste, les indignait plus encore que les deux chapitres précédents, car on y faisait dire à un Karski imaginaire des choses qu'il n'avait jamais pensées ni exprimées, qu'il ne pouvait pas avoir pensées, au prix d'un truquage de l'homme et d'une falsification de l'histoire. […] Yannick Haenel se glisse dans la peau et, croit il, l'âme de Karski, changeant d'emblée celui-ci en un pleurnichard et véhément procureur, qui met le monde entier en accusation pour n'avoir pas sauvé les juifs, personnage si absolument éloigné du Karski réel que l'indignation chez moi se combine maintenant à la honte d'être resté si longtemps silencieux : mon silence autorisait en effet nombre de lecteurs d'Haenel à penser que j'avais donné ma bénédiction à son livre. Jan Karski, courrier de la résistance polonaise, est une figure emblématique de mon film « Shoah ». J'ai honte

d'être resté si longtemps silencieux après la parution du « roman » de Yannick Haenel. Ce livre est une falsification de l'Histoire et de ses protagonistes. […]

Yannick Haenel est sans doute trop jeune pour savoir que le plus grand des hommes peut avoir plusieurs visages, être double ou triple ou plus encore et son Karski inventé est tristement linéaire, emphatique donc, et finalement faux de part en part. Les scènes qu'il imagine, les paroles et pensées qu'il prête à des personnages historiques réels et à Karski lui-même sont si éloignées de toute vérité il suffit de comparer le récit de Karski à ses élucubrations qu'on reste stupéfait devant un tel culot idéologique, une telle désinvolture, une telle faiblesse d'intelligence. » (Lanzmann, 2010) (je souligne)

Cette inadéquation entre l’homme et le personnage de fiction n’est pas seulement soulignée mais elle est aussi considérée, en termes le plus souvent moraux, comme portant atteinte au respect dû à Jan Karski.

« La version de Haenel nuit à l'image de Jan Karski, lequel, pendant sa mission de guerre, n'a jamais soupçonné les Etats-Unis de trahison. » (Kazimierz, 2010) (je souligne)

« Ces responsabilités que Haenel, usant le nom du Juste Karski, a énoncées. » (Wieviorka, 2010) (je souligne)

Alors que le respect dû aux morts n’est pas thématisé dans cette polémique, ce qui est pourtant souvent le cas lorsqu’il est question d’un protagoniste décédé au moment d’une polémique, c’est le statut de la figure historique qui donne lieu à de nombreuses critiques. Dans la scène, précédemment mentionnée, de la rencontre de Jan Karski avec le Président des États-Unis, le rejet se cristallise autour de l’attitude imputée à Franklin Delano Roosevelt. Cette attitude est en effet non convergente avec les différents témoignages de l’époque et contrevient à la mémoire de l’épisode telle qu’inscrite dans le discours historique collectif transnational. Pour Jan Karski, cette transgression apparaît d’autant plus forte que son statut au regard de cette même histoire est tout à fait particulier. Résistant, messager, témoin, Jan Karski est une figure archétypale de ce que Marie-Anne Paveau a appelé un « agent vertueux », une figure de « diseur de vérité »(Paveau, 2013b, p. 223). En effet, ce que l’histoire a retenu est que Jan Karski, au péril de sa vie, a tenté de transmettre au monde un message, une vérité qui n’a pas été entendue176. Jan Karski est un homme

176 L’époque contemporaine a vu naitre d’autres types d’agents vertueux comme le whistleblower ou le lanceur d’alerte. Ils choisissent, le plus souvent pour des raisons éthiques, de dévoiler des vérités cachées, des scandales sanitaires, des détournements d’informations voire même des secrets militaires avec d’importantes conséquences sur leur propre vie (médiatisation, perte d’emploi, menaces, nécessité de charger de pays et de vivre caché pour échapper aux menaces judiciaires qu’ils encourent). On notera que même si ce sont des « agents vertueux », leur image n’est pas toujours valorisée en raison des intentions qui leur sont parfois imputés : délation, règlement de compte, opportunisme financier, notamment. En faisant le choix de dévoiler des vérités cachées, les lanceurs d’alerte sont aussi taxés de mettre en danger des individus (sphère militaire) ou des économies (milieu professionnel). La sphère politique s’empare maintenant du phénomène et l’Europe se penche sur un statut de lanceur d’alerte permettant à ces agents vertueux d’alerter l’opinion publique de scandales, sans crainte de représailles sur le plan judicaire. Sur l’histoire des figures d’agent vertueux voir (Paveau, 2013b, p. 223‑231). Et pour une liste de lanceurs d’alerte

vertueux qui mérite le respect. Le reproche formulé à Yannick Haenel est de ne pas avoir respecté l’homme en lui faisant dire et faire des choses qui ne sont pas crédibles. Cette transgression est vécue comme une offense envers un individu qui de par son destin porte une mémoire qui ne peut être soumise à l’à peu près de la fiction. De plus, Annette Wieviorka rappelle son statut de Juste parmi les nations et Pawelek Kazimierz évoque lui, son statut de héros national (17).

« Cette absence de discussion s'ancre probablement dans l'ignorance générale de qui était Karski, […] mais aussi dans l'immense respect éprouvé pour l'action et la personne de cet homme, élevé en 1982 à la dignité de Juste parmi les nations. » (Wieviorka, 2010) (je souligne)

« Des détails ? Peut être, mais ces exemples montrent le manque de sérieux de l'auteur vis-à-vis non seulement de simples faits géographiques et historiques, mais aussi et surtout de notre héros national Jan Karski. » (Kazimierz, 2010) (je souligne)

En le qualifiant de Juste ou de héros national, les deux commentateurs, intègrent discursivement l’homme dans un groupe valorisé qui le dépasse. Ainsi, en l’offensant, l’auteur porte atteinte à l’homme mais aussi au groupe tout entier qu’il représente. Par ricochet, l’on constate que maltraiter cette figure historique est aussi perçu par les commentateurs comme une offense à leur propre niveau. C’est-à-dire qu’en attaquant cette figure vertueuse, symbole d’une époque et représentative de groupes sociaux valorisés, Yannick Haenel, blesse les commentateurs eux-mêmes, en tout cas ceux pour qui Jan Karski est un personnage particulièrement emblématique et avec qui ils entretiennent un lien personnel.

« L'auteur pourrait poursuivre ses élucubrations à l'envi s'il ne les prêtait pas à Jan Karski lui-même. Pour les gens qui ont connu le professeur Jan Karski sur les bords de la Vistule ou qui l'ont côtoyé pendant des années, il est blessant de voir un auteur lui attribuer des idées et des actions qui ne correspondent pas à la réalité. Nous mettons en garde contre un livre d'une qualité historique, politique et psychologique incertaine, contre une « fiction » dont les motifs sont obscurs et qui se joue de Jan Karski » (Kazimierz, 2010) (je souligne)

L’ouvrage de Yannick Haenel est donc considéré comme offensant à un double niveau, pour Jan Karski lui-même en tant que figure historique vertueuse, mais aussi pour ceux pour qui sa mémoire veut dire quelque chose. C’est une figure, un symbole qui porte en lui une vérité, un combat, la mémoire d’une époque qui n’admet pas la déformation même dans la fiction.