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La folk critique littéraire : un autre métadiscours critique Après avoir réuni des données autour de la critique littéraire instituée, je me suis demandé s

Le projet idéologique comme anti-valeur

Chapitre 5 Le métadiscours critique : la critique instituée et folk

5.4 La folk critique littéraire : un autre métadiscours critique Après avoir réuni des données autour de la critique littéraire instituée, je me suis demandé s

c'étaient là les seuls environnements où une forme de critique pouvait s’écrire. J’ai constaté très rapidement qu’un certain nombre de pratiques discursives issues des dispositifs de communication du web 2.0 pouvaient aussi relever d’une forme de discours critique.

Figure 11 : Commentaire Rose Bonbon - Fnac.com

Si l’on se réfère à l’exemple présenté en Figure 11, on ne peut nier que l’énonciateur propose une critique, un jugement de valeur — extrêmement vigoureux d’ailleurs — sur l’ouvrage Rose Bonbon. La juxtaposition de qualificatifs péjoratifs, en titre et en intertitre du commentaire, est très explicite à cet égard. L’auteur donne clairement son avis sur l’ouvrage, mais aussi sur la pédophilie et, plus généralement, sur la censure.

Ce commentaire prend la forme d’un « discours sur » un autre discours, ce qui répond à la définition du métadiscours (sens II) que propose Jacqueline Authiez-Revuz dans son ouvrage Ces

mots qui ne vont pas de soi : « Relèverait du métadiscours (II), tout élément de discours ayant

pour objet "du discours" » (Authier-Revuz, 2013, p. 39). Il développe un métalexique dans l’isotopie du littéraire : « style », « littéraire », « néant littéraire », « censure », « livre ». Or, la critique littéraire, telle que je l’ai définie dans ce travail, est un discours porté sur un discours littéraire dans le but d’en estimer la qualité ou d’en proposer une lecture critique. L’énonciateur de ce commentaire ne fait pas autre chose. On notera d’ailleurs qu’il qualifie sa propre production en utilisant le verbe « critiquer », tout en se plaçant à côté des autres « critiques »188 qu’il évoque en

tout début de commentaire. Jean-Claude Beacco pose que l’« on peut examiner la notion de genre discursif pour ce qu’elle est originairement : une catégorisation ordinaire, intrinsèquement floue mais qui peut être objectivée, de la communication verbale » (Beacco, 2004b, p. 109). Aussi peut-

188 Qu’il s’agisse d’une référence à la corporation des critiques ou à leur production discursive, l’analyse est la même.

on prendre au sérieux la catégorisation ordinaire de ce locuteur et considérer que sa proposition est bien une forme de critique littéraire. Ce type d’exemple pourrait d’ailleurs être multiplié à l’envi, car les espaces numériques donnent à lire partout des formes de critique à propos de la littérature : sur les réseaux sociaux, les sites marchands, les réseaux sociaux de lecture189 (Jahjah, 2014), les

blogs littéraires et les forums, notamment.

Deux choix se sont alors imposés : soit je décidais d’ignorer ce type de production discursive, soit je déterminais qu’il était important de les prendre en considération. Je me suis tout d’abord interrogée sur la pertinence de prendre en compte ces autres discours dans mon corpus de travail. Il m’est apparu qu’une étude linguistique, axée sur les usages, ne pouvait omettre cette réalité, sous peine de ne pas répondre pleinement à ses questionnements initiaux. Il m’est apparu ensuite que cette forme de critique pouvait apporter, à sa manière, des informations précieuses sur le fait littéraire contemporain. Et j’ai fait l’hypothèse que ces pratiques métadiscursives du commentaire sur le web 2.0 sont de nature à ouvrir et/ou modifier les formes discursives de la critique littéraire traditionnelle. Je considère ainsi avec Dominique Maingueneau « qu’un discours constituant est un espace foncièrement hétérogène » et que « cette diversité des régimes de production discursive n’est pas un accident : il est de l’essence de ce que nous appelons "littérature" » (Maingueneau, 2006, § 22).

Cependant, je n’ignore pas que les univers numériques ne sont pas traditionnellement considérés au titre de la critique littéraire. C’est pourquoi je propose une extension de la notion de critique littéraire, adaptée à mon objet, en associant à la critique littéraire instituée, ce que j’appellerai désormais la folk critique littéraire.

J’utilise le qualificatif folk plutôt que d’autres termes régulièrement utilisés pour définir ce genre de données : populaire, naïf, ordinaire, profane, etc. car l’usage d’un terme en particulier est loin d’être stabilisé. Un petit survol des qualifications proposées par les chercheurs du domaine en atteste. En 1989 Herbert Ernst Brekle parle de linguistique populaire dans un chapitre fondateur de l’Histoire des idées linguistiques dirigé par Sylvain Auroux. Jean-Claude Beacco parle, lui, de

savoirs linguistiques ordinaires pour finalement adopter le syntagme : représentations métalinguistiques ordinaires, titre du numéro 154 de la revue Langages qu’il dirige en 2001.

Marie-Anne Paveau parle indifféremment de linguistique populaire ou de folk linguistique. Elle s’en explique en 2008 dans le numéro 139/140 de la revue Pratiques qu’elle co-dirige avec Guy Achard-Bayle. Ainsi, dans une note de l’article « Les non-linguistes font-ils de la linguistique ? Une approche anti-éliminativiste des théories folk », elle indique :

« Je me conforme ainsi [en utilisant "folk linguistique"] volontiers à un impératif idéologique dont je n'ignore pas qu'il est définitoire du discours scientifique, mais je ne vois toujours pas pourquoi l'on continue d'attribuer à populaire des "connotations péjoratives", sauf à maintenir dans l’exercice du

189 Pour en savoir plus sur les réseaux de lecteurs du web 2.0, se reporter à la thèse de Marc Jajah : Les

marginalia de lecture dans les « réseaux sociaux » du livre (2008-2014) : mutations, formes, imaginaires,

discours scientifique des prédiscours classistes qui ne m'y semblent pas pertinents. Les philosophes anglicistes qui traduisent couramment folk psychology par psychologie populaire (P. Engel traducteur de Dennett 1990 [1987] par exemple) depuis des lustres, n'ont pas de ces incompréhensibles scrupules. Populaire comme vulgaire ou familier, et l'ensemble du paradigme qui désigne le "bas" est polysémique, et il me semble étonnant pour des linguistes, qui sont à peu près les seuls à savoir repérer et défendre cette polysémie, de craindre ses effets. » (Paveau, 2008, p. 1)

Je choisis pour ma part de privilégier la qualification folk, au détriment de toutes les autres parce qu’intégrer aux paradigmes de l’analyse du discours les productions dites populaires, c’est-à-dire, dans la première approche de ce travail, produites par des non-professionnels, me semble déjà, en soi, travailler les préjugés attachés à ce type de données. Et la tendance actuelle de l’analyse du discours d’ouvrir la recherche aux données populaires, me semble participer de ce même mouvement. C’est donc le calque du terme anglophone, c’est-à-dire, la non traduction de folk qui me semble rendre le mieux compte du positionnement que je donne à cette recherche à savoir un égal accueil du métadiscours critique porté sur la littérature quel que soit le statut social ou le niveau d’expertise, affiché ou non190, du locuteur qui le produit. Cependant, il sera précisé chaque

fois que l’analyse des données langagières le justifiera, si les faits constatés appartiennent préférentiellement à la critique instituée et/ou à la folk critique.

Pour autant, après cette déclaration d’intention, il convient de se demander comment prendre en compte les commentaires folk à côté des critiques professionnelles. La folk linguistique telle que proposée par Marie-Anne Paveau, justement, opte pour un positionnement « intégrationiste, anti- éliminativiste » (Paveau & Achard-Bayle, 2008 ; Paveau, 2008) des productions folk. C’est-à-dire que pour elle, « les propositions folk ne sont […] pas forcément des croyances fausses à éliminer de la science mais constituent des savoirs perceptifs, subjectifs et incomplets, à intégrer aux données scientifiques de la linguistique » (2008b, p. 94).

Albert Thibaudet indique, quant à lui, que la « critique populaire doit rester incorporée à l'œuvre » (1962, p. 26). Il ne s’agit pas de faire une comparaison anachronique entre la conversation des salons décrite par l’auteur et les nouvelles formes de critique qui se développent sur internet mais de généraliser sa proposition en pensant avec lui :

« [à propos de la critique populaire] n'en concluons pas que ce soient propos sans importance ! C'est tout simplement la courbe de l'action d'une œuvre sur ses contemporains, c'est un jugement qui est peut-être provisoire, mais qui n'est pas indifférent, et doit rester incorporé à l'œuvre. La critique du passé elle-même sera forcée de s'en occuper. » (Thibaudet, 1962, p. 26)

Indéniablement, il me semble que « la critique du passé », qui est dans ses termes la critique académique, doit prendre en compte cette réalité discursive sous peine de passer à côté de la vie de

190 J’ajoute cette incise, car on verra dans le chapitre suivant (chapitre 6) que les propositions folk, visibles dans les espaces du web 2.0 ne sont pas forcément écrites par des locuteurs étrangers aux milieux littéraires, mais composent plutôt un panel assez large qui va du critique professionnel, au non lecteur, en passant par les critiques éclairés.

l’œuvre contemporaine. Les éditeurs, eux, ont d’ailleurs bien compris l’impact économique du web littéraire et ils investissent massivement les réseaux de lecteurs et les sites marchands par des financements, par des envois d’ouvrages en service de presse à des blogueurs influents, par l’organisation de matchs de lecture via des réseaux partenaires191, etc. La place que prend le marché

du livre sur internet est incontournable et correspond à une nouvelle réalité commerciale à laquelle le secteur du livre a dû s’adapter. À la recherche d’en faire autant.

191 Depuis 2012, PriceMinister (désormais Rakuten France), organise « des matchs de la rentrée littéraire » et incite ainsi des lecteurs volontaires à lire et donner leur avis sur deux livres de la rentrée de septembre. Moyen ludique pour le site et les éditeurs de faire de la publicité aux ouvrages et de créer des contenus sur les livres.