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Le projet idéologique comme anti-valeur

Chapitre 5 Le métadiscours critique : la critique instituée et folk

5.3 La critique littéraire instituée

5.3.1 La critique universitaire

Pour réunir les textes de la critique littéraire académique, j’ai effectué une recherche bibliographique large en partant de lieux discursifs dans lesquels cette critique est accessible. J’ai ciblé des études et analyses publiées dans des revues en sciences humaines, disponibles en ligne179 ;

des mémoires et des thèses ; des monographies et des ouvrages collectifs180.

Le premier constat concernant la critique universitaire est qu’il y a peu de documents académiques qui traitent, même à la marge, des cinq œuvres retenues dans le sous-corpus de référence.

Même si la remarque de Dominique Viart : « Le temps n'est pas loin cependant où l'on souhaitait encore que fut préservée "une marge de vingt ans" entre la publication d'une œuvre et son examen universitaire » (Viart, 2008), ne semble plus tout à fait d’actualité, force est de constater que la littérature contemporaine est encore peu représentée dans les recherches universitaires. Et la démarche académique, qu’il appelle de ses vœux, reste encore relativement programmatique :

« Il y a place, à l'Université, pour une étude de la création la plus récente. Il ne s'agit pas seulement de signaler ni d'évaluer une œuvre, mais de montrer comment elle s'insère dans un ensemble de questions qui lui sont - ou non - contemporaines, comment elle est conçue par quel travail d'écriture sont obtenus les effets auxquels elle prétend, etc. » (Viart, 2008)

Aussi, je n’ai trouvé aucun document concernant les ouvrages Les Petits de Christine Angot et

Pogrom d’Éric Bénier-Bürckel. Pour Rose Bonbon de Nicolas Jones-Gorlin, je n’ai trouvé que des

178 Je rappelle que cette étude est exclusivement basée sur des supports écrits.

179 Open Edition Journals (anciennement revues.org) : https://journals.openedition.org/; Cairn.info : https://www.cairn.info/ et Persée : https://www.persee.fr/

180 Pour cette recherche, un site internet dédié aux auteurs contemporains m’a été très utile : http://auteurs.contemporain.info/>

articles commentant l’actualité juridique ou des débats concernant la liberté d’expression et la censure, ce qui n’est pas directement mon sujet.

Pour l’ouvrage Jan Karski de Yannick Haenel, je n’ai trouvé qu’un seul article que j’ai intégré au corpus de travail.

 JKCU01181 — Golsan, R. J. (2017). L’« affaire Jan Karski » : réflexions sur un scandale

littéraire et historique. In M. Dambre (Éd.), Mémoires occupées (p. 183-190). Paris: Presses Sorbonne Nouvelle. Consulté à l’adresse http://books.openedition.org/psn/399

L’ouvrage La Carte et le Territoire de Michel Houellebecq a généré un peu plus de productions académiques, mais la sélection de ces textes m’a amené à un second constat : les travaux académiques portant sur les faits littéraires contemporains ne sont pas nécessairement critiques. C’est-à-dire — dans mon acception du terme présentée précédemment — qu’ils ne proposent pas de jugement de valeur sur l’œuvre analysée. Ce constat rejoint une affirmation de Gérard Genette dans Figure V : « La fonction typique de l’essai critique n’est plus guère aujourd’hui l’appréciation, ou l’évaluation : la grande critique du XXe siècle se garde même assez ostensiblement d’une attitude

aujourd’hui tenue pour naïve, voire vulgaire, et qu’elle abandonne volontiers à la critique de compte rendu » (2002, p. 11).

Dans son article, en réponse à celui de Dominique Viart (précédemment mentionné), Dominique Vaugeois en explique les raisons et rappelle que « les méthodes de la critique universitaire traditionnelle ne visaient pas à l'origine la formulation d'un jugement, puisque ce jugement était considéré comme acquis » (Vaugeois, 2008), et que :

« Les méthodes d'analyse littéraire modernes (celles nées avec la création de l'Agrégation de Lettres Modernes), étaient fondées sur une présomption de valeur littéraire de leur objet. Ainsi, leur fonction restait, malgré tout, d'essence descriptive, du moins quant au jugement de la valeur littéraire : leur objet était a priori littéraire. » (Vaugeois, 2008)

Ainsi, si l’on se penche sur l’article de Claude Dédomon182 — candidat possible au corpus de

travail — qui propose une réflexion sur l’art contemporain dans La Carte et le Territoire, on

181 Je rappelle le principe d’identification des commentaires retenus dans le corpus de travail. Le code JKCU01 est décomposable ainsi :

 Les deux premières lettre (JK) correspondent aux initiales de la polémique : JK = Jan Karski, PT =

Les Petits, CT = La Carte et le Territoire, RB = Rose Bonbon et PG = Pogrom.

 Les deux lettres suivantes identifient le type et/ou le lieu des critiques : CU = Critique

universitaire ; PN = Presse nationale, PR = Presse régionale et PS = Presse spécialisée ; BG = Blog, LS = Lecture sociale et SM = Site marchand.

 Enfin les nombres finaux identifient dans l’ordre chacun des commentaires dans chaque lieu ou a été trouvée la critique.

182 Dédomon, C. (2015). L’art contemporain face à la logique marchande dans La carte et le territoire de Michel Houellebecq. Revue italienne d’études françaises. Littérature, langue, culture, (5).

constatera que l’auteur mène une analyse très fine de l’ouvrage mais qu’il ne propose à aucun moment une évaluation subjective de l’œuvre choisie comme support à sa réflexion. Les seuls évaluatifs sont présents dans la conclusion — comme c’est souvent le cas. Ils concernent Michel Houellebecq et sont présents pour commenter l’acte d’analyse du chercheur :

« Il convient toutefois de ne pas occulter que Houellebecq est un auteur complexe, ambigu, qui manie l’ironie, le double sens, le second degré. Le sens ultime de ses textes n’est pas facile à tirer car le romancier suspend tout système de sens, toute thèse univoque concernant ce sens, toute autorité du romancier lui-même. » (Dédomon, 2015, § 40)

À partir de ce constat, un premier choix est intervenu dans la constitution du corpus de travail. Je n’ai pas gardé ce texte pour l’étude et je n’ai, par la suite, conservé que les textes qui intégraient d’une manière ou d’une autre l’expression explicite d’un jugement de valeur sur l’œuvre, ou sur le thème de la polémique : le dévoilement de la vie privée, l’antisémitisme, le mauvais traitement de l’histoire, le plagiat et la pédophilie. Pour la même raison, les articles de Karl Agerup et d’Aymeric d’Afflon183 ont été mis de côté.

Finalement, un seul article traitant de La Carte et le Territoire a pu être conservé.

 CTCU01 — Condamin, C. (2012). De la lutte pour « rester vivant » à la création d’un « territoire rêvé ». À propos de La carte et le territoire de Michel Houellebecq. Topique, (118), 85-92. https://doi.org/10.3917/top.118.0085

Ce constat de rareté des sources universitaires est cependant à relativiser. En effet, il existe un cas tout à fait particulier dans le corpus de référence. La parution de l’ouvrage Les Bienveillantes, en 2011, a donné lieu à une importante production académique. Les universitaires ont largement pris part à la polémique liée à la parution de l’ouvrage. J’ai pu recenser un très grand nombre d’articles et d’ouvrages collectifs, (pas moins de 94 entrées en français sous la rubrique « documentation critique »184 du site internet Auteurs contemporains), ainsi que des conférences, des colloques et

des séminaires.

Pourquoi cet engouement pour l’ouvrage ? D’abord, il est à noter que les thématiques qui mêlent histoire et fiction sont celles qui, dans notre corpus, génèrent le plus de commentaires. De plus, il y a toute une littérature française – on pourrait dire une tradition – autour de la Seconde Guerre mondiale qui a donné lieu à une abondante production. Il en a déjà été question au chapitre 4. Parmi ces œuvres, nombreuses sont celles qui sont étudiées et commentées dans l’enseignement secondaire et universitaire. On peut citer les ouvrages de Louis Ferdinand Céline, Si c'est un

homme, de Primo Levi, La Mort est mon métier de Robert Merle, La Nuit d’Elie Wiesel, ou le

183 Agerup, karl. (2013). La place de William Morris dans la structure narrative de La Carte. In B. Viard & S. van Wesemael (Éd.), L’unité de l’oeuvre de Michel Houellebecq : [Actes du colloque international qui s’est

tenu à Marseille et Aix-en-Provence, du 4 au 6 mai 2012. Paris, France: Classiques Garnier, 2013.

D’Afflon, A. (2011). L’animal lecteur, et autres sujets sensibles, Animal Lector, and Other Sensitive Topics.

Littérature, (163), 62-74. https://doi.org/10.3917/litt.163.0062

Journal d’Anne Frank, notamment. Ces réflexions qui mêlent histoire et littérature sont donc déjà

investies, et de longue date, par la recherche universitaire. Ainsi, la parution d’un ouvrage tel que

Les Bienveillantes ne vient que réactualiser ou éclairer d’un jour nouveau, des questions déjà

présentes dans les espaces académiques.

Ensuite, j’ai pu remarquer que les seuls ouvrages étudiés par les universitaires sont ceux qui ont reçu des prix littéraires. Les Bienveillantes fut gratifié du Grand prix du roman de l'Académie française et du prix Goncourt en 2006, Jan Karski du prix du roman Fnac et du prix Interallié en 2009 et La Carte et le Territoire du prix Goncourt en 2010. Avec ces trois exemples — qui n’ont pas vocation à être représentatifs — je me demande si la « présomption de valeur littéraire » (Vaugeois, 2008), qu’évoquait Dominique Vaugeois dans la citation présentée ci-avant, ne passe pas par des instances de légitimation hors des murs de l’université mais intégré au « champ » littéraire (Bourdieu, 1992). Les prix littéraires étant alors des marqueurs nécessaires qui fixent la valeur littéraire d’une œuvre de l’extérieur de l’université.

Aussi, l’intégration d’une œuvre aux programmes de recherche de l’université et dans les enseignements, de même que la parution d’articles seraient un gage de qualité littéraire de l’œuvre qui ne repose pas sur une justification explicite, mais sur une validation implicite, une « évaluation tacite » (Genette, 2002, p. 11) du fait même de son traitement par les cercles académiques. Pour cette raison, le corpus de travail lié à la critique académique est constitué de seulement deux articles scientifiques185.