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Usages discursifs différenciés, communication non violente, émotion et politesse

3. La rupture interactionnelle

3.4 Usages discursifs différenciés, communication non violente, émotion et politesse

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n’hésitent pas à verbaliser leurs propres émotions dans une dimension de communication non violente142 et à percevoir et anticiper les émotions de leurs élèves.

En milieu dit difficile, il s'agit finalement de construire une relation dans un contexte potentiellement favorable à la violence où les jeunes qui arrivent en classe conservent une position adolescente et ne passent pas à une position élève (Tartar-Goddet, 2006 ; Romain 2015[doc15]). Pour cela, il conviendrait d’atténuer ou en tout cas de prendre en compte et d’agir sur les indices de conflictualité. Cela serait possible en travaillant un profil ou usage discursif qui reposerait sur une construction multimodale de son contenu, et qui viserait la production d’énoncés clairs et audibles, etc. Le profil ou usage discursif de l’enseignant doit donc être structuré et orienté par la séquence de cours. Autrement dit, il doit explicitement mettre en lien une séquence avec la précédente et la suivante du même thème, mais aussi structurer son déroulement et enfin verbaliser les moments de transition ainsi que les consignes elles-mêmes. Mais l’enseignant doit également construire une solide relation entre lui-même et ses élèves reposant sur un travail qui favorise une attention conjointe vers un même objectif et qui prend en compte le savoir, les rôles et fonctions de chacun et le respect des faces. Il s’agit plus généralement de repenser et de construire une relation interactionnelle (positive) enseignant/élèves reposant sur le cadre interactif scolaire où les rôles, les places et les positionnements de chacun seraient clairement identifiées et connus mais aussi constitutifs de la base même de l’interaction didactique.

3.4 Usages discursifs différenciés, communication non violente, émotion et politesse

Les travaux de Marshall Rosenberg (2015), docteur en psychologie clinique s’inscrivent dans le courant de la psychologie humaniste tel qu’il a été organisé par Carl Rogers (2005) et Abraham Maslow (1972). Marshall Rosenberg, à la suite des travaux de Carl Rogers sur les formes positives de la communication, a décrit la communication non violente comme un processus favorisant la compréhension de l’autre, l’expression de soi et le dépassement des difficultés rencontrées entre l’autre et soi-même. La communication non violente repose sur la bienveillance et l’empathie, structurée autour du récit des faits, l’expression des émotions, des besoins psychiques et la formulation d’une proposition pour poursuivre une relation apaisée.

réductions de distance tout en rappelant les règles de fonctionnement de la classe et de l’interaction didactique, elles font preuve de cadre et de fermeté.

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On comprend en quoi la communication non violente a attiré mon attention. La régulation de la tension verbale en classe par l’enseignant fait appel à la communication non violente. Dans les deux cas, on constate une recherche de construction commune de l’interaction verbale pour un à-venir commun entre les interactants. Je ferai mention ici d’une recherche complémentaire, que j’ai conduite dans un collège marseillais avec ma collègue Véronique Rey (Romain et Rey, 2017b[doc18]), grâce à laquelle j’ai pu étudier un corpus construit à l’occasion de médiations entre pairs (Corpus Médiation-MRS-Collège). J’ai comparé des médiations réussies et des médiations inabouties. Une démarche réussie repose d’abord sur une progression allant de l’expression du contexte initial et des faits réalisés à l’origine du point de cristallisation de la tension, puis sur la verbalisation des émotions et des besoins de chacun, pour finalement atteindre une étape de réflexion partagée sur la mise en place d’une solution. Le processus prend fin par un accord mutuel, co-construit. Au contraire, en contexte d’échec de la médiation, j’ai constaté la présence d’une montée en tension atteignant son paroxysme143. Dans un premier temps, cette montée en tension est matérialisée par une polémique indirecte qui progressivement devient directe pour atteindre finalement la fulgurance entre les médiés. Dans un dernier temps, elle touche à son tour la relation interdiscursive entre médiateurs et médiés. L’échec du processus de médiation apparait alors du fait d’une sur-énonciation de chacune des parties, et plus spécifiquement du fait d’un enlisement de l’interaction verbale autour du nœud initial de la tension que les parties ne parviennent pas, malgré l’aide des médiateurs, à dépasser. Dans ce cas, les émotions négatives tout comme l’impolitesse linguistique occupent tout l’espace interdiscursif. Si au début de l’échange, le ménagement des faces est présent, mais peine à dissimuler dans l’implicite la dimension polémique ; il disparait rapidement au profit de menaces portées aux faces explicitement polémiques puis fulgurantes.

Par conséquent, une médiation entre pairs réussie repose sur le processus conventionnel de la communication non violente. Cependant lorsque je le compare à celui présent dans la négociation du point de cristallisation émergeant dans l’interaction pédago-didactique, j’observe certaines différences liées à ce type d’interaction verbale144. J’ai ainsi pu observer une différence essentielle qui réside dans le fait que le nœud de tension ou point de cristallisation n’est pas systématiquement explicité, que les émotions ne sont pas non plus systématiquement présentes dans l’interaction verbale, pas plus que la formulation des besoins de chacun ou encore des propositions de chacun. Ils le sont parfois, pas toujours tous de façon successive, et

143 Autrement dit, une rupture interactionnelle définitive marquée par l’interruption du processus de médiation.

144 Type d’interaction verbale où les sujets n’ont pas une place équivalente comme tant à l’être celles de la médiation entre pairs.

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parfois de façon explicite ou de façon implicite ou pas du tout. Surtout, ce processus n’apparait pas, voire très peu, dans un échange où élève et enseignant alternent les tours de parole. La plupart du temps, j’ai pu repérer et analyser un point de cristallisation dans l’intervention de l’enseignant lui-même et c’est probablement là que réside la différence la plus importante. Je citerai ici trois exemples, dont les contextes ont déjà été évoqués, qui rendent compte des points communs de la négociation positive d’un différend145 avec la communication non violente mais qui s’en distinguent par d’autres aspects propres à l’interaction pédago-didactique146 :

L’enseignant interpelle une élève qui discute avec son camarade assis derrière elle, suite à cette interpellation elle se retourne et lève les yeux au ciel.

P. : A./ ben oui mais tu te retournes↑/ je suis en train d’expliquer comment il faut faire/ et toi tu te retournes/ donc moi/ je me dis/ elle ne m’écoute pas/ donc c’est mon job aussi de te dire/ retourne toi/ et écoute/ […]

(Corpus Interactions-MRS-CM2)

Dans ce premier exemple, on observe bien que l’enseignant se focalise sur le fait initial de la tension147 et sur son contexte148, puis l’enseignant verbalise ses émotions ou sentiments149 et ses besoins150. La verbalisation de ses besoins a un effet sur la proposition de résolution de la tension151 dans la perspective plus large des enjeux d’une interaction pédago-didactique qui réunit élèves et enseignant. Ce dernier point est implicite.

P : M./ si on a besoin d’aide tu ne pourras pas nous aider (Corpus Interactions-MRS-EE)

Dans ce deuxième exemple, l’enseignante ménage les émotions négatives qui pourraient être ressenties (et d’ailleurs partagées explicitement) par l’élève si elle formulait à son encontre un énoncé de la forme « M. ! Ecoute le cours ! ». L’enseignante fait le choix de formuler implicitement la remontrance et de faire apparaitre explicitement le rôle que peut jouer l’élève. Cette démarche permet à l’élève de retrouver sa place positive dans l’interaction

pédago-

145 Par exemple, parler avec un camarade alors que l’enseignant parle du cours, être inattentif pendant le cours de l’enseignant ou encore voir sa proposition rejetée par l’enseignante.

146 Par exemple, impossibilité matérielle de recourir au processus long de la communication non violente à chaque émergence de différends (différends inhérents, essentiels et constituants de la production de l’interaction verbale).

147 Une élève qui parle avec un autre élève et non pas le second fait constitué par les yeux levés au ciel de cette élève.

148 L’enseignant était en train de présenter le contenu du cours.

149 Ce qu’il pense des faits.

150 Ce que son « job » lui demande de faire.

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didactique. L’enseignante ne recourt pas au processus de la communication non violente mais recourt à un processus parent.

P. : je suis désolée mais ce ne sera pas possible (Corpus Oral-Vitrolles-EM&EE)

Dans ce troisième exemple, l’enseignante refuse une proposition faite par les élèves. Le fait de recourir à un procédé réparateur a nécessairement une action sur les émotions en jeu. Ce procédé ménage certes la face de l’enseignante mais il ménage aussi celle des élèves en prenant en compte l’importance de leur demande, du besoin à satisfaire. Ce qui est en lien direct avec la prise en compte de l’émotion potentiellement négative qui sera ressenti en cas de formulation d’un refus. Une forme d’empathie et de bienveillance est présente dans cet énoncé où l’on ne retrouve pas le processus de la communication non violente mais bien certains de ses éléments fondateurs.

Ce qui unit ces formes au processus de la communication non violente est le ménagement des faces (politesse linguistique). En effet, le fait de recourir au contexte de départ, à celui qui fonde l’interaction pédago-didactique152 de façon explicite, favorise une forme de réorientation des émotions négatives vers une émotion positive partagée. La présence de l’élève dans l’intervention de l’enseignant lui permet d’exister et de retrouver sa place. La politesse occupe donc dans ce processus une place centrale puisqu’elle permet, du fait du ménagement porté à la face de l’élève, de contribuer à un ménagement des émotions négatives elles-mêmes. Il s’agit alors de co-construire deux besoins qui s’imbriquent dans un « à-venir » commun reposant à la fois sur une émotion positive partagée (co-construire) et sur un contexte spécifique propre à la classe. On serait en présence d’une communication non violente scolaire reposant sur un contexte de départ qui guide la finalité de l’interaction pédago-didactique. Cette finalité se décrit en termes à la fois relationnel et disciplinaire (transmission de connaissances).

Pour terminer, je mettrai ici en garde contre toute tentation d’interprétation idéologique du rôle de la politesse linguistique. Il ne s’agit pas de conclure que la politesse linguistique, tout comme d’ailleurs un recours à un énoncé de forme argumentative, résoudrait les risques de rupture interactionnelle. Il s’agit seulement d’observer ici que la politesse linguistique est un des outils contribuant à la négociation linguistique. Encore une fois il ne s’agit pas de céder quelque chose, mais de réparer verbalement par l’interaction un différend en orientant cette réparation dans

152 En tant que relation triangulaire -enseignant, savoir et élèves- d’une part et des rôles complémentaires d’autre part.

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l’intérêt d’un à venir commun co-construit. Cela conduit à donner à voir un chemin co-opératif. Le rôle de l’enseignant, à travers sa production langagière, est ici central. Nos nombreux échanges avec ma collègue Véronique Rey, notamment à l’occasion de formations continues, nous ont conduites à poser qu’il n’y a ni soumission, ni manipulation de la part de l’enseignant, mais une personne qui conduit comme un chef d’orchestre des apprentis musiciens à travers sa pratique langagière. Il leur montre un chemin que les élèves vont, souvent, suivre en miroir. Les enseignants peuvent parfois oublier l’ampleur de l’influence qu’ils peuvent avoir en termes de transmission de pratique langagière, transmission comme prise en compte de l’autre dans sa pratique langagière et, par-là, d’informations positives qui donnent une valeur coopérative à l’interaction verbale que l’enseignant anime.

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