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Usage discursif argumentatif à visée coopérative

3. La rupture interactionnelle

3.3 Caractéristiques des deux fonctionnements discursifs

3.3.1 Usage discursif argumentatif à visée coopérative

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la rupture interactionnelle comme un manquement à ce que doit être une interaction prototypique134 mais comme un des éléments constitutifs de l’interaction elle-même. C’est parce que l’on interagit avec autrui que ces moments de rupture apparaissent et créent une tension qui peut aboutir à une négociation, de laquelle naitra une relation renforcée, explicitée entre les interactants. En d’autres termes, les moments de rupture participent à l’interaction verbale et la nourrisse au-delà d’être de simples indicateurs de malentendus ou encore de conflits.

Mes recherches sur la rupture et sur la négociation m’ont conduite à m’interroger sur les marqueurs spécifiques d’une négociation réussie et au contraire d’une non négociation. Autrement dit, j’ai observé deux résultats distincts auquel mène la gestion du nœud de tension par l’enseignant : l’un correspond serait une logique de négociation réussie et le second une absence de négociation (au sens de réparation du nœud par coopération).

3.3 Caractéristiques des deux fonctionnements discursifs

Avec Véronique Rey et Sonia DeMartino (2013[doc14]), nous avons décrits deux usages discursifs différenciés ayant chacun un impact spécifique sur la montée en tension verbale (désescalade vs escalade).

3.3.1 Usage discursif argumentatif à visée coopérative

Avant d’illustrer mon propos par une étude de cas voici les caractéristiques, liées entre elles, de l’usage discursif argumentatif à visée de coopération :

- Le respect du principe de coopération linguistique : on observe une volonté de coopérer de l’enseignant qui s’ajuste au point initial de cristallisation du discours (le fait de discuter en aparté). Il va intervenir sur ce point et s’y arrêter, il ne va pas déplacer le nœud de tension sur la personne de l’élève, sur l’histoire interactionnelle, etc. Sa volonté est bien de coopérer, d’aller « avec » l’élève, de se projeter à la fois sur le contexte de l’émergence de la tension mais aussi plus largement sur le sens de la vie de classe.

- Le respect du principe de pertinence : l’enseignant est en cohérence avec le cadre posé, il n’en dérive pas et au contraire y reste attaché en renforçant son propos autour de ce point de cristallisation du discours.

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- Le respect de la face : l’enseignant axe son propos sur le faire de l’élève qu’il condamne. En procédant de cette manière il respecte la dimension narcissique de la face et se focalise sur le territoire, la responsabilité de l’élève dans la classe. S’il menace de fait l’élève dans son rôle, il s’inclut aussi dans ce fonctionnement et commente son propre positionnement. On pourrait y voir une forme de justification mais le procédé a pour effet d’adoucir la menace en affirmant les rôles complémentaires que chacun occupe sur la scène de la classe.

- La recherche d’une négociation interactionnelle systématiquement : l’enseignant privilégie les taxèmes de relation aux taxèmes de position. Ainsi, les temps verbaux employés lors de la tension sont le conditionnel, l’imparfait de politesse ou encore le futur proche et permettent de modaliser les propos à la différence de temps tels que le présent et l’impératif.

- Les montées en tension verbale sont principalement argumentatives avec des AL ardents de second degré à visée d’argumentation, des AL modestes directs et des AL modestes indirects. - La structuration de l’intervention : l’enseignant adoucit ses menaces par un rappel du cadre et de son fonctionnement mais aussi par la possibilité qu’il laisse de réparer le nœud de tension. Ses interventions sont majoritairement structurées, mises en mots, explicites, centrées sur le nœud de tension, avec des références spatiales, temporelles et personnelles, reposant notamment sur un rappel des règles de fonctionnement de la classe dans une dimension coopérative orientée dans le sens des activités et dans l’intérêt de l’élève.

- Le sens donné aux activités et l’investissement des élèves, préoccupations importantes pour les enseignants, sont toujours des éléments argumentatifs lors de leurs réprimandes.

- Leurs énoncés sont complexes, argumentés, explicatifs, descriptifs, etc. (variétés discursives), ils sont ancrés dans l’axe du temps et on observe un effet miroir chez l’élève puisqu’il désamorce aussitôt la tension naissante : la production argumentée de la réprimande de l’enseignant ménage la face de l’élève en évitant de recourir à des taxèmes trop verticaux, et en favorisant la coopération, « on » et « nous » sont préférés à « je » mais le « tu » est bien présent. Ce questionnement sur les procédés d’interpellation et d’adresse faisait suite à une réflexion que nous avions menée avec mon groupe de recherche sur les procédés d’interpellation comme élément déclencheur de conflit ou marqueur de négociation (Auger, Fracchiolla, Moïse et Romain, 2010[doc3]). La montée en tension, du côté de l’enseignant, est argumentée, et elle résiste à la violence verbale fulgurante de l’élève qui s’éteint au-delà de son énoncé d’émergence.

- Leurs énoncés sont généralement complexes et complets et sont composés d’un lexique didactique spécifique. De même leurs gestes sont lents et ils n’ont pas recours à des procédés ironiques. Ils introduisent et clôturent les échanges, leurs interventions sont peu interrompues

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et peu chevauchées. Ils initient les thématiques. Ils choisissent les élèves qui vont intervenir verbalement et dans le même temps ils prennent en compte les demandes de prise de parole. Ils imposent des règles et une méthodologie du travail en classe. Ils utilisent l’axe temporel pour rappeler, quel que soit le contexte, le sens des activités scolaires et l’intérêt pour les élèves de travailler.

- Le rythme et le débit de la voix des enseignants sont modérés.

- Il s’agit finalement d’une relation interpersonnelle certes verticale mais aussi explicative, argumentative et temporelle. La montée en tension verbale est donc argumentée dans cette relation interpersonnelle. Ces enseignants font appel à des actes de langage (directifs) ardents de second degré qui reposent sur deux composantes : des taxèmes à valeur de position et à valeur de relation. Ces seconds taxèmes sont notamment constitués d’informations temporelles, des exemples, de l’argumentation, des informations didactiques et/ou pédagogiques visant un objectif commun qui correspond à la réussite de l’interaction didactique dissymétrique.

Une étude de cas

J’illustrerai cet usage discursif à l’aide des résultats de la toute première étude que j’ai conduite sur les indicateurs taxémiques (Romain, 2010[doc13]). Il s’agissait alors d’étudier la relation interdiscursive entre un élève, nommé S., et son enseignante en école maternelle (Corpus Interactions-MRS-MS). Le suivi de cette relation interdiscursive et interpersonnelle était pertinent pour mes études car il concernait un élève présentant des difficultés de comportement et de la violence verbale135.

Cette étude a duré une année et l’analyse des vidéos recueillies m’a permis d’observer une progression dans l’intégration de cet élève à la vie de la classe grâce à la bienveillance de l’enseignante. Ainsi, un matin, en début d’année scolaire, alors que les enfants posaient leurs blousons sur les patères et entraient dans la classe, l’assistante maternelle136 interpella le dernier élève qui restait dans le couloir, S. Il va alors l’insulter et elle va immédiatement en référer à l’enseignante qui se trouve dans la classe au moment des faits. Ce premier extrait rend compte de la démarche de l’enseignante :

A : allez S./ pose ta veste et viens en classe E : lâche-moi/ grosse poufiasse

Il arrache alors la photo qui ornait la patère à côté du sien et la jette au sol. L’Atsèm entre dans la classe, informe l’enseignante, qui sort seule dans le couloir.

135 Voir la description des terrains dans la sous-section 1.1.

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P : qu’est-ce qui s’est passé ++ il va falloir recoller la photo E : non/ non

P : si tu ne veux pas m’aider + il faudra enlever ta photo/ aussi

Ils recollent alors le dessin ensemble, sans un mot. Puis l’enseignante s’accroupie à la hauteur de l’enfant, elle est face à lui et elle commence à le questionner.

P : pourquoi es-tu contrarié ++ qu’est-ce qui s’est passé P : tu n’arrives pas à enlever ta veste

E : ça m’énerve

P : est-ce que tu veux que je t’aide E : non/ je veux que tu me la remontes

L’enseignante comprend alors que la fermeture éclair de l’élève est coincée. Afin de pouvoir enlever sa veste, l’élève ne devait pas la descendre mais la remonter afin de pouvoir seulement à ce moment-là la redescendre et retirer sa veste. L’enseignante lui remonte alors sa fermeture éclair puis elle se dirige, suivie de l’élève, dans la classe. Une fois qu’ils ont rejoint le groupe d’élèves au coin regroupement, le garçon ressort de la classe, descend sa fermeture éclair, enlève sa veste et la pose sur la patère, puis revient dans la classe et s’installe à côté des autres élèves. L’enseignante aurait pu s’arrêter à l’insulte et sanctionner l’élève mais elle a choisi, du fait de son absence au moment des faits, de différer la discussion sur l’insulte et de se focaliser sur la photo qui a été décollée mais aussi, et simultanément, sur l’expression orale de l’élève. Il est intéressant de souligner que cet élève, s’il recourt à l’insulte et à la violence physique, a du mal à exprimer ses émotions et la situation vécue. Il n’a pourtant pas de retard de langage ou de parole. L’objectif de l’enseignante était de lui permettre d’accéder à une verbalisation, notamment de ses émotions, dans les contextes de tension. Ce qu’il est parvenu à faire progressivement sur l’année scolaire en corrélation avec le profil ou usage discursif coopératif mis en place par son enseignante.

Dans cet extrait, j’ai observé la présence de taxèmes spécifiques :

- des AL spécifiques avec atténuateurs de tension : l’enseignante questionne à plusieurs reprises l’élève pour lui donner la possibilité de s’exprimer, de s’expliquer (l’enseignante formule deux fois la même question, elle ne rapporte pas les paroles de l’Atsèm, elle sollicite l’élève pour qu’il puisse proposer sa propre version des faits), elle recourt à une tournure impersonnelle pour ménager l’injonction de faire (« il va falloir recoller la photo »), et elle utilise les déictiques « je » et « tu » en complémentarité pour se rapprocher dans ses interventions de l’élève, pour lui signifier qu’elle l’accompagne et qu’elle va l’aider à réparer (« est-ce que tu veux que je t’aide ? » et « si tu ne veux pas m’aider… »). Elle menace l’élève mais en ménageant sa formulation en utilisant notamment la tournure impersonnelle et le temps futur (« si… il faudra enlever ta photo/ aussi ») ;

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- une articulation et un rythme calmes, un débit lent, une voix basse, des accentuations peu fréquentes, des pauses multiples ;

- des gestes de sécurisation : l’enseignante est toujours proche et à la hauteur de l’élève lorsqu’elle s’adresse à lui, les regards mutuels sont recherchés, les déplacements de l’enseignante sont peu rapides et elle fait des gestes de très faibles amplitudes lorsqu’elle s’adresse à l’élève. Néanmoins, si la forme, à travers le débit, le rythme de parole, est calme, le contenu est ferme tout en laissant une possibilité à l’élève d’intervenir (« il va falloir recoller la photo », « si tu ne veux pas m’aider… »).

Je citerai un second extrait qui rend compte de l’utilisation par l’enseignante de supports didactiques spécifiques : le bâton de parole, des activités langagières portant sur l’émotion, mais aussi la littérature de jeunesse source de verbalisation autour des émotions et de la violence

Grosse colère (D’Allancé, 2006), Non, non, non (D’Allancé, 2003), Le petit poucet

(Chapouton, 2006), etc.). L’album de Mireille D’Allancé (2006) Grosse colère raconte l’histoire d’un petit garçon qui est très en colère et qui va apprendre à maitriser cette émotion. L’histoire plaisait beaucoup à S. qui la réclamait quotidiennement, il lisait le livre au coin bibliothèque et demandait à l’emporter chez lui. Lors de l’explication du texte, faisant suite à la lecture, S. est intervenu à plusieurs reprises pour parler de la méchanceté qui est reprochée au petit garçon de l’histoire et le comparer à son propre vécu :

S : non/ il est pas méchant/ il est gentil

(au bout de quelques instants, il intervient à nouveau) S : comme moi/ il est en colère

E : comme toi/ il est en colère ++ pourquoi

S : comme moi/ quand je vais dans mon tunnel +++ comme dans ma chambre

Enfin, lorsque l’enseignante formule une remontrance adressée à l’élève, elle veille généralement à atténuer l’effet de distance en rappelant à la fois et systématiquement la règle à respecter, la raison pour laquelle la règle doit être respectée et la conséquence du non-respect de la règle.

E : tu ramasses S : non

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