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Les courriels en cc en milieu universitaire

5. Tensions verbales en face à face et asynchrone

5.2 Les courriels en cc en milieu universitaire

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d’un authentique geste professionnel. Ce geste ne relèverait pas (exclusivement en tout cas) d’un seul charisme ou encore d’un seul savoir-faire qui repose sur une expérience incontournable de nombreuses années d’enseignement. Il relèverait, au contraire, d’authentiques outils que ces enseignants convoqueraient systématiquement (mais sans conscience ou intention explicite) afin d’instaurer une relation interdiscursive favorable à la négociation, à la réparation des moments de rupture interactionnelle.

5.2 Les courriels en cc en milieu universitaire

Avec mes collègues Béatrice Fracchiolla (2014[doc20], 2015[doc21 ; doc22], 2016[doc23]) et Claudine Moïse (2011[doc19], 2017[doc24]), nous nous sommes questionnées sur la compréhension de l’émergence de la montée en tension verbale, de son devenir et finalement de l’efficacité interactionnelle de ce moyen de communication. Ce travail m’a permis d’interroger spécifiquement les différences et les complémentarités entre les montées en tension verbale observées dans la classe et dans les courriels. Surtout il m’a permis de répondre à la question suivante : que disent finalement mes résultats sur la notion d’intention ?

5.2.1 Les caractéristiques des échanges

Les études sur le sujet

Dans le milieu professionnel, ce moyen de communication (Lagrana, 2015) est le plus utilisé depuis une dizaine d’années, et, lors d’une étude récente portant sur 45 entreprises, toutes les entreprises étudiées fournissent un accès au courriel à leurs employés (et même 86% d’entre elles fournissent cet accès sur deux appareils ou plus) (Lagrana, 2011). Cet essor est notamment favorisé du fait que ce moyen de communication a contribué à améliorer les performances des entreprises et de l’économie elle-même (Lagrana, 2015). Si l’interaction verbale en face à face concerne l’influence réciproque d’interactants en présence les uns des autres, l’interaction verbale asynchrone via le courriel concerne l’influence réciproque d’interactants à distance physique243 et recevant le tour de parole de l’autre en différé244.

Cependant, souvent utilisé pour diffuser ou revendiquer des idées, le courriel ne facilite pas des procédés de politesse et contribue même à exacerber les conflits. Cela résulte du fait,

243 Chacun des interactants pouvant être par exemple dans le même bâtiment ou chez eux ou encore à l’étranger.

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notamment, qu’il met le dernier à avoir écrit dans la lumière, au premier plan en termes de visibilité de ses dernières paroles écrites.

Les échanges de courriels revêtent des caractéristiques spécifiques. Ils sont définis par Wanda J. Orlikowski et JoAnne Yates (1994) en tant que genre intermédiaire entre la conversation en face à face, la correspondance d’entreprise et la correspondance privée. Naomi S. Baron (1998) les envisage comme une pratique à mi-chemin entre l’échange oral et la lettre.

Concernant le contenu formel de l’échange, les messages sont considérés comme étant généralement brefs (Crystal, 2001), « spontanés naïfs » (Cusin-Berche, 1999), empreints d’oralité (Yates, 1996) et marquant explicitement le non verbal (Marcoccia, 2000ab). Vitaly J. Dubrovsky, Sara Kiesler et Beheruz N. Sethna (1991) ont établi quant à eux que le courriel mettait en jeu un rapport de places reposant davantage sur un principe d’égalité. Ainsi

« les caractéristiques situationnelles et génériques du courriel auraient pour conséquence de mettre en place une relation moins distante et relativement peu hiérarchisée et formelle entre les interactants » (Marcoccia, 2005).

En cela l’échange électronique entre universitaires illustre ce type d’échange. Le courriel a comme caractéristiques le style, la brièveté (Lagrana, 2015), et sa dimension souvent informelle (Baron, 1998) mais il semble aussi réduire les distances en rendant la relation plus égalitaire que hiérarchique (Sproull et Kiesler, 1986). De fait, il serait un moyen de réduire les différences statutaires au sein des organisations (Ducheneaut, 2002) notamment concernant les prises de décision et permettant la participation de tous (Tan, Weil et Watson, 1999 ; Dubrovsky, Kiesler et Sethna, 1991). Cependant dans le même temps certains soulignent que seuls environ 20% des interactants sont actifs (Kiesler et Sproull, 1991 ; Baym, 1995) et insistent sur le fait que ce moyen de communication peut renforcer les conflits statutaires (Orlikowski, 1996). Cela conduit d’ailleurs Michel Marcoccia (2005) à dire que les courriels ne favorisent pas une relation égalitaire même s’ils peuvent permettre une relation moins distante et plus familière (Angell et Heslop, 1994). Ainsi il apparait que

« le temps différé ne permet pas d’accéder à la modération mais bien au contraire renforce une agressivité stimulée par des procédés phatiques et pathémiques (on retrouve ici la mise en œuvre pleine et entière des compétences universitaires de l’écrit) » (Moïse et Romain, 2011, p. 131-132[doc19]).

Au final, on observe une confusion entre les espaces (privé, public, professionnel, temporel, etc.). Plus spécifiquement encore les courriels en cc en milieu universitaire ont des caractéristiques particulières telles que des arguments très similaires à ceux de l’écrit standard,

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la faiblesse des marques interlocutoires et diacritiques. S’ils sont utilisés « ces signes » viennent « renforcer les procédés argumentatifs et les assertions (…) d’un point de vue émotionnel et discursif », la « rhétorique construite (…) laisse la place aux implicites et aux ressentiments » (Moïse et Romain, 2011[doc19]). Ainsi Fernando Lagrana n’hésite pas à évoquer la pauvreté de ce canal de communication en termes de « transmission de langage non verbal, y compris les intonations, les émotions, ou du contexte de conversation » (2015, p. 25). Cet auteur conclut en soulignant que le courriel, au contraire a minima d’une conversation téléphonique qui est synchrone, ne permet pas de transmettre certaines informations, concernant les émotions ou des éléments de méta-information, qui sont classiquement portées par la « vitesse d’élocution, l’intonation ou les pauses » (2015, p. 25).

Mes observations

Mes résultats montrent que les échanges de courriels sujets à tension verbale apparaissent de plus en plus nombreux au sein des institutions, notamment universitaires. Ces courriels ont de particulier qu’ils visent non pas un échange écrit entre deux individus mais un échange écrit en cc. Autrement dit, il s’agit de courriels envoyés à plusieurs personnes à la fois connus et témoins de l’échange tendu et pouvant d’ailleurs intervenir à n’importe quel moment. Ces échanges électroniques ne sont pas couverts par la confidentialité245 et provoque un effet spam, c’est-à-dire à la fois un effet d’encombrement matériel d’une boite aux lettres électronique et d’une gestion spécifique. Les spams sont généralement traités de façon automatisés. Cependant, du fait de la proximité entre source et destinataire comme dans le cas présent, ils deviennent potentiellement polluants voire agressifs. On peut ici se questionner sur le rôle de la direction/présidence de l’entreprise, de l’institution ou encore de l’université dans la régulation de ces échanges. Conformément à mes observations sur le milieu scolaire, l’origine de la tension246 préexiste dans la majorité des cas à l’échange lui-même. De même, j’ai observé que la tension se déplace relativement rapidement d’un nœud de tension inhérent à l’échange (voire objet de l’échange lui-même) à la personne elle-même (et en écho au passif interactionnel agonal). Ainsi, ces échanges se révèlent être vecteurs de tension et conduisent très souvent à une montée en tension interactionnelle. En effet, l’un au moins des interactants va faire l’objet d’attaques ou à tout le moins de menaces plus ou moins explicites portées à sa face et va être amené à réagir, dans un contexte de prise à témoin du groupe en cc.

245 Ils sont d’ailleurs souvent, en cours d’échange ou à son issue, transférés à un nombre plus étendu de destinataires.

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Je considère que ce type particulier d’échange est susceptible d’exacerber la production de marqueurs discursifs de rupture, notamment des AL dépréciatifs. Surtout il permet d’isoler le nœud de tension sur lequel les interactants ont potentiellement le temps de réagir247 et de donner à voir la manifestation d’une certaine intention. Ainsi, ce type de corpus ne pouvait que me permettre de mettre à l’épreuve la typologie des formes de montée en tension et les profils ou usages discursifs correspondant.

Concernant la place occupée par les procédés de politesse dans ces échanges électroniques potentiellement conflictuels, j’ai relevé qu’ils s’articulaient systématiquement avec des procédés d’impolitesse créant ainsi un effet de polirudesse (Kerbrat-Orecchioni, 2010). A tout le moins, ils s’atténuaient tout au long des tours d’écriture et favorisaient de fait la montée en tension. Ce type de réalisation rend compte des formes contournées et des formes polémiques de montée en tension observées en classe. A nouveau, ces formes rendent compte d’une cristallisation de la tension verbale et d’une non négociation. Par conséquent, la politesse, en tant que procédé de ménagement de la face (Goffman, 1973ab, 1974 ; Brown et Levinson, 1978), considérée comme la « clé du lien social » (Guéguen, 2008), est utilisée a minima dans les échanges électroniques. Cela alors même que toutes les études s’accordent sur le lien direct entre politesse et apaisement des interactions sociales (Howard, 1990), mais aussi avec le rendement au travail (Park, 2008) et la mémorisation (Holtgraves, 1992). La politesse apparait comme le facteur décisif de coopération, de maintien de la relation et d'une certaine éthique communicationnelle.

Risque de dégradation des relations interpersonnelles

J’ai ainsi pu conclure que les échanges de courriels en cc favorisaient une certaine dégradation des relations interpersonnelles. Ils permettent de mettre en scène le dissensus. Mais ils revêtent aussi, par certains aspects, un caractère déshumanisant et déshumanisé en ce qu’ils ne favorisent pas, comme l’interaction verbale en face à face, l’adaptation et l’ajustement à l’interactant248. En effet, il est possible de se questionner sur la pertinence notamment multimodale de ce type d’interactions entre collègues. Par multimodalité, j’entends certes le verbal, le paraverbal et la mimogestualité, mais aussi l’accès à autrui via les neurones miroirs (Rizzolatti et Sinegaglia,

247 Par exemple une réponse intervenant dans les minutes qui suivent la réception du courriel ou au contraire dans les jours qui suivent.

248 Voir les travaux sur les émotions et sur la réactivité dans les courriels, les sms et le tchat (Pierozak, 2003 ; Panckhurst, 2008 ; Goleman, 2009 ; Rizzolatti, cité par Blakeslee, 2006 ; Hutchison, Davis, Lozano, Tasker et Dostrovsky, 1999 ; Iacobini, Woods, Brass, Bekkering, Mazziotta et Rizzolatti, 1999 ; Stern, 2004 ; Eckman, 1985 ; Fraley et Aron, 2004 ; Barsade, 2002).

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2008). En ce sens, Leslie J. Seltzer, Ashley R. Prosoki, Toni E. Ziegler et Seth D. Pollak (2012) ont montré que dans les communications par messages écrits instantanés la production d’ocytocine, qui permet d’éprouver de la sympathie voire de l’empathie (en renforcement de l’effet des neurones miroirs : Wilhlem, 2009), est absente. Autrement dit, si les caractéristiques du degré émotionnel peuvent être repérées dans les écrits (par exemple à travers les émoticones), les éléments chimiques correspondants sont eux absents.

Fréquence d’incompréhension, de malentendus et de tension verbale

Par ailleurs, j’ai compris pourquoi incompréhension (Lagrana, 2015), malentendus et montées en tension verbale dans les échanges écrits de types sms/chats/courriels seraient plus fréquents qu’à l’oral, conduisant notamment à diminuer voire altérer tout climat de confiance et de respect. Renata Galatolo et Marina Mizzau (1998) ont établi des relations spécifiques entre malentendu et mésentente249 tout comme Nathalie Auger et Claudine Moïse (2004) qui ont souligné que `

« dans une situation de conflit, les malentendus sous-tendus par de l’implicite sont récurrents et, au-delà de phénomènes linguistiques au sens strict, reposent sur une mauvaise interprétation des intentions ou de la force illocutoire des actes ; par exemple une question interprétée comme une affirmation peut prendre la valeur d’une attaque (Galatolo et Mizzau 1998, p. 155) » (2004, p. 300-301).

M’intéressant à mon tour au malentendu, j’ai mis à jour comment la mésentente crée un terrain favorable au malentendu qui lui-même devient un moteur de la montée en tension déjà initiée.

Sentiment de l’émetteur et celui du récepteur

Je soulignerai ici une inadéquation entre le sentiment du rédacteur du message et celui du récepteur. Souvent le premier perçoit son message comme moins négatif que ce que le second le reçoit (Lagrana, 2015, p. 67). On comprend pourquoi les courriels peuvent présenter un terrain favorable à la tension verbale. En ce sens, certains auteurs n’hésitent pas à alerter sur l’importance de créer un climat favorable à la communication en encourageant les efforts à convoquer l’empathie, à avoir une visée positive de l’échange (Rogers et Kinget, 1966). Lors de l’échange électronique, l’entrée en contact et l’ajustement avec autrui ne peut donc se faire de façon analogue à l’interaction en face à face. Dans ce dernier cas, la multimodalité confère la possibilité aux interactants de comprendre voire d’apaiser leur relation. Notamment,

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comme je viens de l’évoquer, les rituels de politesse et le principe de politesse, tout comme le principe de négociation, sont autant d’outils discursifs au service de la négociation interactionnelle en face à face. L’empathie elle-même étant favorisée par ce type d’interaction verbale.

Ce type d’échange est propice à faire davantage violence que l’échange en face à face par son caractère justement écrit et « ineffaçable », par la prise à témoin des collègues en cc, par la possibilité que le courriel soit transféré et connu de tous, mais aussi par l’ordre des tours d’écriture, puisque le dernier à avoir écrit a, jusqu’à la réponse de l’autre, le dernier mot devant un public mis en cc… Au final l’accent est mis davantage sur les éléments de discorde et sur la façon dont on écrit, dont on s’exprime publiquement. En effet, il agit comme un arrêt sur image et en cela la distance et les places s’effacent, les rituels de politesse s’atténuent et la montée en tension s’exacerbe. Dans ce contexte, j’ai étudié les modalités de fonctionnement de la montée en tension verbale dans les courriels entre universitaires. Ces derniers appartiennent à une même université et exercent leur service d’enseignement dans un même département. Cela afin de pouvoir comparer ces résultats avec ceux de l’étude de la gestion de la tension en classe.

5.2.2 Courriels et montée en tension verbale

J’ai mis en évidence les éléments attiseurs de tension ou, au contraire, les éléments régulateurs de la tension. A partir de l’analyse de corpus constitués d’échanges de courriels polémiques entre universitaires, j’ai tout d’abord travaillé à l’analyse de « la rhétorique argumentative et agressive », c’est-à-dire de « l’activation du pathos agressif et des liens qu’elle opère avec la violence verbale/polémique/détournée » (Moïse et Romain, 2011[doc19], 2017[doc24]). J’ai ensuite travaillé à comprendre et à décrire la montée en tension verbale dans l’échange de courriels en cc (Fracchiolla et Romain, 2014[doc20], 2015[doc22] ; Romain et Fracchiolla, 2015[doc21]). J’insisterai ici sur le fait que je ne considère pas le courriel en lui-même comme générateur de tension. Mais, au contraire, je considère le contexte dans lequel le courriel est utilisé, c’est-à-dire le passif interactionnel négatif (agonal) entre deux ou plusieurs individus, comme vecteur de montée en tension électronique.

Le courriel : un objet de menace ?

Si l’échange électronique dans le milieu professionnel vise la collaboration et est censé reposer sur les maximes de la conversation, il s’avère que très souvent il devient un authentique moyen

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