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Relation interpersonnelle et relation interdiscursive

1. Terrains d’étude et démarche

1.1 Mes terrains et mes objectifs

1.2.2 Relation interpersonnelle et relation interdiscursive

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en confrontation, ma visée sera de comprendre les phénomènes sociaux présents dans les productions verbales. Je prends conscience que j’ai toujours considéré la relation interactionnelle entre enseignant et élèves comme une relation sociale qui pré-existe23 à l’interaction verbale étudiée (en classe) et qui est influencée, modelée, par l’interaction elle-même24. Ces modifications se voient dans la relation interdiscursive qui est étudiée.

1.2.2 Relation interpersonnelle et relation interdiscursive

L’interaction verbale pédago-didactique, qui a occupé la majorité de mes recherches, a ceci de particulier qu’elle est dissymétrique25. Mais ce type d’interaction est aussi polyphonique et théâtrale au sens goffmanien du terme. Ainsi les acteurs construisent une mise en scène d’eux-mêmes dans le cadre d’une interaction relevant d’une relation verticale où la mise à distance est souvent considérée comme une nécessité (preuve de légitimité) professionnelle pour l’enseignant. Si les places de chacun contribuent à déterminer la relation interpersonnelle qui les anime, ce sont les productions verbales, à travers leur contexte d’émergence, qui déterminent la relation interdiscursive de l’échange et rendent compte peu ou prou, à travers cette modalité, de ces mêmes places. Catherine Kerbrat-Orecchioni (2009) superpose la notion de place à celle de relation interpersonnelle. Selon elle, chaque interactant occupe une position dans un rapport de places qui correspond lui-même à une relation interpersonnelle singulière. Elle précise que « ce rapport de places se structure selon différents axes » (Kerbrat-Orecchioni, 2012, p. 35) : l’axe horizontal (familiarité vs distance), l’axe vertical (égalité vs hiérarchie) et l’axe irénicoagonal (consensualité vs conflictualité). Cependant cette définition interactionnelle de la notion de place ne s’avère pas suffisante pour rendre compte de l’analyse de mes corpus. En effet, si Catherine Kerbrat-Orechioni prend en compte une dimension micro à travers les événements interactionnels, elle limite la dimension macro (et méso) aux types d’interaction (les interactions symétriques ou égalitaires et les interactions dissymétriques ou complémentaires, ces dernières pouvant être hiérarchiques ou pas). N’est donc pas intégrée la dimension sociale de l’interaction verbale. Par conséquent, je définis la notion de place, en termes de position occupée dans l’organisation sociale26, mais aussi en termes d’intérêts des

23 Du fait d’une histoire partagée, du passé interactionnel pré-existant entre les interactants -passé qui est susceptible de nourrir une forme de relation antagoniste ou au contraire coopératrice entre ces individus-.

24 Celle-ci se transforme à chaque nouvelle rencontre (nouveau cours).

25 Position dominante de l’enseignant du fait notamment du savoir et de l’autorité (règles et sanctions) qu’il détient sur les élèves vs position dominée en miroir de l’élève ou métier d’« élèves » (La Borderie, 1991 ; Perrenoud, 1994 ; et Charaudeau, 1993 concernant le contrat de communication en classe).

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acteurs ou encore des jeux et enjeux de pouvoirs, et enfin en termes (de passif) relationnel27. J’insisterai ici sur le fait que comme Goffman je considère l’interaction comme l’influence réciproque qu’exercent les interactants en présence et les places, et leurs négociations comme à la fois constitutives et symptomatiques de cette influence. Elles sont posées en amont de l’interaction mais se jouent et se rejouent tout au long de l’interaction et sont, dès la prise de parole suivante, à nouveau remises en scène.

Les corpus sur lesquels j’ai travaillé tout au long de cette vingtaine d’années se fondent principalement sur une relation interpersonnelle constitutive de places intervenant dans une interaction complémentaire généralement hiérarchique (enseignant/élèves ; entre collègues de travail dont l’un occupe une responsabilité spécifique) répondant à un axe relationnel vertical et convoquant la présence d’un tiers (classe ; collègues de travail ; public). J’ai ainsi cherché à analyser ces relations interpersonnelles à travers les rapports de places des interactants marqués linguistiquement et discursivement dans la production verbale des protagonistes. Cela afin de déterminer le caractère dominant irénique ou agonal de l’interaction en et hors tension, et son impact sur les tensions et les remédiations intervenant au cours de l’interaction. Mon étude de la relation interdiscursive dont rend compte l’échange verbal vise ainsi à mettre en lumière la relation interpersonnelle existant entre les interactants et dont découle en partie la gestion de classe. Cette relation interpersonnelle est constitutive d’une relation sociale qui ne se réduit pas au statut des interactants, mais davantage aux liens relationnels qui se tissent entre eux au fil de l’interaction. Ainsi, la relation interpersonnelle ou relation sociale (Vion, 1999) est-elle constitutive du lien qui unit deux personnes en fonction des différentes places que chacune peut occuper dans une même interaction. Robert Vion distingue trois places constitutives de cette relation : les places subjectives (qui correspondent à l’image de soi), les places institutionnelles (qui correspondent à la fonction, au statut) et les places modulaires (constituées par le type d’interaction initié). En théorie, la relation interpersonnelle obéit donc à une synchronie de l’intersubjectivité (dans laquelle j’intègre les lois du discours et autres maximes conversationnelles). La relation interdiscursive (Vion, 1999) correspond quant à elle au rapport d’interaction verbale qui s’établit lorsque les partenaires sont en présence l’un de l’autre ; elle donne donc à voir la relation interpersonnelle et dans le même temps elle agit sur son contenu (tension peu ou prou, consensus peu ou prou, etc.) à travers les places discursives (activités langagières telles que la narration ou encore l’argumentation etc.) et les places énonciatives

27 Par exemple une proximité voire de la sympathie ou inversement une opposition voire de l’antipathie découlant en tout ou partie du passif interactionnel et donc relationnel pré-existant entre les individus en présence.

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(implication, mise en scène énonciative, modulation, etc.). Ainsi lors de mes recherches (Romain, 2008 [doc1], 2015 [doc15] ; Auger et Romain, 2015 [doc8]), j’ai pu observer que si les places institutionnelles sont prédéterminées par la relation interpersonnelle de type didactique, leur transgression par un élève est souvent perçue par l’enseignant comme une menace potentielle agissant de fait sur les places modulaires28 mais aussi sur les places discursives (changement de l’activité langagière du fait de l’élève). Cette situation conduit alors les enseignants percevant cette modification comme une menace à avoir recours principalement à leur place institutionnelle (position qu’ils considèrent comme « haute ») mais aussi à leur place subjective (expert, autorité) pour re-positionner l’élève dans une position qu’ils considèrent comme devant être dissymétrique à la leur. Au contraire, les enseignants, ne percevant pas la menace ou refusant de la traiter en tant que telle, vont avoir recours à leur place subjective (mise en scène de soi au travers de stratégies de conciliation voire d’ignorance par certains) afin de maintenir les places modulaires initiées par eux-mêmes. Simultanément, les places énonciatives29 mais aussi les places discursives30 vont être des moyens au service des enseignants afin de restaurer leur place institutionnelle et de facto la place subjective qui en découle (expert/consultant) mais aussi leurs places modulaire et discursive. Ces enseignants semblent donc contraints ou à tout le moins résolus à mettre en scène une image d’eux-mêmes qui n’est pas toujours conforme à celle que leur confère leur place institutionnelle. De même, ils semblent contraints d’effectuer ou de non-effectuer des tâches langagières, d’adopter divers modes d’implication vis-à-vis des dires échangés, mais aussi d’initier localement des types d’interaction particuliers31. Cependant force est de constater que ces enseignants adoptent alors un cheminement interdiscursif visant une non escalade de la tension, contrairement au premier groupe d’enseignants qui eux vont favoriser une escalade potentielle de la tension.

L’interaction verbale rend compte de la dimension dynamique de la relation interpersonnelle qui se joue à travers la relation interdiscursive en un temps spécifique. Autrement dit, si la relation interpersonnelle rend compte du lien qui unit deux personnes au moins32, la relation

28 Par exemple le fait d’initier une conversation sur le déroulement de la fête de fin d’année de l’établissement scolaire alors que l’enseignante a initié une séance d’explication de texte littéraire).

29 Par exemple au travers d’une atténuation de l’intensité des pronoms d’allocution et des temps choisis par les enseignants.

30 Par exemple présence de séquences latérales de négociation secondaire permettant de gérer les moments conflictuels).

31 Ces types d’interactions peuvent aller jusqu’à la non-reconnaissance de la place institutionnelle voire de la place subjective qui leur a été imputée.

32 Par exemple, la relation dissymétrique entre un enseignant et son élève qui repose sur un passif singulier tel qu’un passif conflictuel ou encore un passif de consensuel).

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interdiscursive en rend-elle aussi compte dans la dynamique de l’interaction verbale intervenant en un temps spécifique. Je citerai ici un extrait d’une interaction verbale intervenue pendant une matinée de classe à l’occasion de laquelle une partie des élèves était allée travailler en salle d’informatique. Le professeur d’informatique ramène le groupe concerné dans la classe et échange avec l’enseignante qui le questionne sur le bon déroulé de l’activité. C’est à cette occasion que l’enseignante insiste pour savoir si deux de ses élèves ont travaillé, ce à quoi le professeur d’informatique répond positivement. Ce qui entraine un commentaire de la part de l’enseignante :

P. : ça a été

Professeur informatique : tout le monde P. : même E.

Professeur informatique : surtout E.

P. : oh mon dieu E. a travaillé/ S. a travaillé ++ DEMAIN + IL + PLEUT des grenouilles

E1. : ils ont annoncé de la neige P. : pour demain

E1 : pour après-demain/ je sais plus

P. : attends tends tends/ si demain E. a appris la poésie/ j’te dis qu’y a d’la neige pour de bon + pour l’instant + on en est à la pluie

E2 : maitresse/ s’il a appris sa poésie/ je passe deux fois

P. : euh +++ les gens qui sont chargés de la distribution/ il reste le texte de lecture à vous distribuer

(Corpus Interactions-MRS-CM2)

On observe ici une relation interpersonnelle qui repose sur une représentation défavorable de ces deux élèves chez l’enseignante quant à leur capacité de travail. Cet avis apparait dans la relation interdiscursive dont rend compte en tout ou partie l’interaction verbale, et de fait il informe la relation interpersonnelle. L’enseignante ironise33 sur le travail réalisé par les deux élèves et insiste sur un des deux élèves (E.). Par la formulation « DEMAIN + IL + PLEUT des grenouilles » faisant suite à l’information « E. a travaillé/ S. a travaillé », l’enseignante souligne l’improbabilité ou à tout le moins l’exceptionnelle rareté de cette réalisation. Elle discrédite voire disqualifie ces deux élèves. Elle surenchérit sur le comportement d’un des deux élèves en anticipant sur le travail à réaliser le jour suivant (« attends tends tends/ si demain E. a appris la poésie/ j’te dis qu’y a d’la neige pour de bon ») et de fait entre dans la moquerie, la dérision à l’encontre de l’élève. On observe que ces derniers n’interviennent pas mais qu’un autre élève (E2) s’associe à l’enseignante dans sa disqualification de E. et contribue à alimenter cette

33 Par ironie, j’entends le fait pour un locuteur de verbaliser le contraire de ce qu’il veut dire afin de mieux le mettre en valeur. Ici, l’ironie va avoir pour effet de disqualifier l’innocence des élèves, voire de la dénier. Grâce à l’ironie, l’enseignante polémique, de façon indirecte, à charge de l’élève.

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procédure de disqualification. L’analyse interdiscursive repose donc ici sur des procédés ironiques qui véhiculent un implicite et qui sont intensifiés par une prise à témoin de la classe, ou par une complicité avec la classe contre l’élève qui est tourné en dérision. L’analyse discursive reste limitée si on ne la repositionne pas dans une analyse interpersonnelle, dépassant la seule différence de statut, et dans un historique relationnel partagé par cette enseignante et ces élèves. Ces derniers ont des résultats considérés comme passables et sont eux-mêmes considérés par l’enseignante comme des élèves à difficulté et non investis dans la classe. Lors d’entretiens menés avec l’enseignante, celle-ci n’hésite pas à les considérer comme des élèves « à problèmes », « qui ne sont pas investis dans la vie de la classe » et « qui sont des perturbateurs invétérés ». Cette connaissance de la relation interpersonnelle entre l’enseignante et ces deux élèves permet de lire l’implicite (« ces élèves ne travaillent jamais en classe »). Si j’étudie les interactions verbales en classe et l’influence réciproque des interventions des interactants, j’ai opté néanmoins pour avoir un regard plus spécifique sur la posture discursive de l’enseignant afin de pouvoir identifier un certain nombre d’indicateurs réutilisables en termes de grille d’analyse du concept linguistique de « rupture interactionnelle » et, de fait, en miroir, en termes de remédiation. Au-delà de sa position dite dominante à l’égard du savoir et du respect des règles, l’enseignant est généralement identifié comme le guide langagier (il étaye et sert de modèle) notamment en matière d’acquisition scolaire où l’effet-classe est beaucoup plus important que l’effet-établissement, et l’effet-maitre est une composante importante de cet effet-classe (Bressoux, 2006 ; Rayou, 2015). Il apparait encore que « les maitres efficaces ont aussi tendance à être les plus équitables » selon Patrick Rayou (2017, p. 60) référant aux travaux de Pascal Bressoux (2006). Cela conduit finalement à souligner l’effet « circulaire » de ces effets puisque l’effet-maitre ne saurait ne pas avoir d’effet sur l’effet-établissement lui-même (Rayou, 2017). Sans négliger encore le fait que les pratiques pédagogiques varient beaucoup, qu’il existe de grandes variations dans la gestion du temps ; ceux qui sont efficaces dans une classe tendent à l’être dans les autres (Felouzis, 1997 ; Acland, 1976). Les pratiques des enseignants demeurent stables dans le temps (Altet, Bressoux, Bru et Leconte-Lambert, 1996ab). Force est de constater bien entendu que les variables sont multiples (enseignant certes, mais aussi la discipline, l’établissement, le groupe classe, l’horaire du cours, le quartier, etc). Toutefois, ne pouvant maitriser l’hétérogénéité des variables, j’ai opéré des choix que j’ai maintenus tout au long de mon étude des interactions verbales en classe : le premier est celui de l’étude de l’interaction dans sa dynamique de réciprocité, le deuxième est celui de porter la focale sur l’intervention de l’enseignant une fois la dynamique posée, le troisième a été de prendre en compte le milieu socioculturel. Ce dernier critère, s’il s’est avéré opératoire en

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termes de résultat quantitatif (les ruptures y sont plus nombreuses), n’a au contraire pas été opératoire en terme qualitatif. J’ai ainsi retrouvé des tensions similaires dans tous les établissements et chez tous les enseignants quel que soit le milieu socioculturel. Mon objectif est ici de comprendre le lien entre relation interpersonnelle (passif interactionnel, statut des interactants, jeux de pouvoirs…) et relation interdiscursive (les productions verbales et les profils ou usages discursifs des enseignants). Ceci afin de décrire comment l’une agit sur l’autre, et comment l’une détermine l’autre. Ceci encore afin de déterminer le lien entre rupture interactionnelle, gestion de cette rupture et relations interpersonnelle et interdiscursive. Mais aussi afin de savoir, plus globalement, si d’une part le profil ou usage linguistique et discursif convoqué par le professionnel en situation de tension est déterminant pour réguler ou au contraire attiser cette tension ; et d’autre part si le profil utilisé hors situation de tension détermine le profil convoqué en situation de tension (et/ou inversement). J’ai travaillé plus d’une dizaine d’années sur le premier aspect, le second ayant fait l’objet d’une étude spécifique seulement récemment. En effet, j’attendais d’obtenir un corpus dense et de l’avoir suffisamment étudié pour pouvoir finalement confronter ces résultats avec ceux concernant les interactions verbales hors rupture interactionnelle.

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