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Représentations des enseignants et profil ou usage discursif

4. La modélisation de la montée en tension verbale

4.3 Représentations des enseignants et profil ou usage discursif

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2013[doc14], 2015[doc30] ; Romain et Rey, 2014[doc6], 2016a[doc8] ; Romain, 2015[doc15]) et surtout ils permettent de les prolonger en fournissant une meilleure compréhension de la relation interdiscursive en classe et des outils pour la rendre plus consensuelle et moins agonale. A l’issue de cette étude préliminaire, je me suis tournée résolument vers la sociolinguistique interactionnelle afin de questionner et de confronter à mes propres résultats les représentations des enseignants.

4.3 Représentations des enseignants et profil ou usage discursif

J’ai cherché à identifier la co-présence de normes discursives différenciées au sein d’un même établissement scolaire (Romain et Rey, 2017a[doc17]). En effet, ce phénomène pouvait expliquer en partie des situations de classes plus difficiles que d’autres. La norme, supposée être partagée par tous les enseignants, variait-elle ? J’ai repéré deux enseignantes de CM2 (Corpus Interactions-MRS-EE) ayant chacune des usages discursifs différenciés de gestion des montées en tension verbale dans leur classe, l’enseignante de CM2a avec un usage discursif coopératif, l’enseignante de CM2b agonal. À quelles normes chacune se réfèrait-elle afin de réguler les tensions ? Identifiaient-elles à quel moment elles pouvaient jongler avec ces mêmes normes ? Avaient-elles conscience de l’existence d’un panel de normes pour faire autorité, si elles étaient conscientes de leurs choix, si elles avaient un regard critique sur leurs pratiques et celles de leurs collègues ?

Afin de mieux comprendre ces différences, j’ai alors proposé et mis en place des entretiens d’auto-confrontation simple (Saujat, 2004 ; Bautier et Goigoux, 2004 ; Yvon et Garon, 2006 ; Goigoux, 2007) où chaque enseignante, après avoir visionné l’enregistrement vidéo d’une séance conduite par leurs soins, s’entretenait avec moi afin de commenter, de formuler des observations, un retour sur leur pratique. L’ensemble de l’équipe enseignante de cette école était soucieux de comprendre et d’échanger sur ses pratiques interactionnelles de classe. C’est elle-même qui nous a proposé de conduire une recherche au sein de l’établissement scolaire. Aussi ma proposition a été acceptée avec enthousiasme par les deux enseignantes qui se sont prêtées à l’entretien d’auto-confrontation simple. Ces entretiens anonymes ont été menés séparément et à l’issue des enregistrements en classe, donc à la fin de la période de recueil des données vidéo. Mon objectif était de les confronter à leurs pratiques pour comparer leurs représentations à mes résultats. Ayant suivi les deux classes pendant une certaine période,

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j’avais déjà accumulé des données, j’avais donc déjà une vision assez claire de leurs relations avec leurs élèves et je me sentais en confiance et dans une certaine légitimité.

Comme le souligne Francine Cicurel (2015, p. 41)

« il ne suffit pas d’observer les seules données langagières recueillies en contexte scolaire pour comprendre l’interaction d’enseignement. Derrière les discours effectivement énoncés, il existe un ensemble de textes, de comportements, de représentations qui déterminent en partie l’interaction. ».

C’est ce que j’ai essayé de faire à partir de ces entretiens. Dès les premiers échanges l’enseignante de CM2a se considère comme sachant « gérer verbalement ses élèves ». Elle indique que cette maitrise lui est venue « avec le temps et l’expérience ». Elle reconnait savoir comment leur adresser la parole « calmement », les « laisser parler », interrompre leur activité « quand il le faut », etc… Au contraire l’enseignante de CM2b avoue avoir « des difficultés » avec ses élèves sans parvenir à dire pourquoi. Elle considère que « ces difficultés proviennent systématiquement des élèves ». Elle n’évoque à aucun moment ses prises de parole, sa façon de s’adresser à ses élèves. Lorsque je lui demande quel regard elle porte sur ses injonctions répétitives et les dévalorisations successives qu’elle adresse à ses élèves, elle les décrit comme « normales » et elle n’y voit « pas de discrédit » potentiel. Plus précisément, lorsque j’ai demandé aux enseignantes quelles étaient les normes discursives qu’elles mettaient en place pour réaliser leurs attentes, toutes les deux ont donné deux définitions différentes de l’enjeu des normes discursives : « s’imposer » soi-même en tant qu’enseignante pour l’enseignante de CM2b vs « rappeler le cadre afin de l’imposer » pour l’enseignante de CM2a.

Si l’enseignante de CM2b considère que les élèves « doivent [lui] obéir » du fait même que « les élèves sont dans une école », l’enseignante de CM2a considère quant à elle que c’est la « mise en place » et la « garantie du cadre » par elle-même qui conduisent les élèves à lui obéir. La nuance peut paraitre fine mais elle s’avère fondamentale. Au final, on se rend compte que la représentation que l’enseignante de CM2b a de son métier et de ses élèves semble l’empêcher de mettre en place des gestes professionnels adéquats et efficaces, des gestes professionnels reposant sur un langage spécifique. Le détail des données recueillies lors de ces entretiens vont dans ce sens.

L’enseignante de CM2b dit « punir les élèves régulièrement » et recourt souvent à la « remontrance ». Par ailleurs elle ne clarifie pas suffisamment la situation en utilisant beaucoup plus souvent l’implicite que l’enseignante de CM2a. De fait, les échanges observés

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interviennent régulièrement à la fois en contexte d’apprentissage et en contexte d’inter-séance. Elle dit d’ailleurs qu’il n’y a « pas lieu de perdre du temps à expliciter ce que les élèves savent déjà et qu’ils feignent d’ignorer ». Cette enseignante déclare avoir « conscience de [ses] difficultés » : elle sait « qu’avec l’autre enseignante tout se passe mieux », qu’« elle sait se faire obéir », « que les élèves l’écoutent ». Elle dit ressentir de « l’impuissance ». Dans le même temps, elle insiste sur « l’importance d’être écouté », de « vouloir que les élèves satisfassent aux injonctions » de faire ou de ne pas faire, de dire ou de ne pas dire, etc. Elle indique aussi se sentir « souvent débordée par la situation », ce qui l’amène à vouloir « tout réguler ». Il semble que l’impuissance et parfois « la colère tout autant que le désespoir » que cette enseignante dit ressentir rendent compte finalement de ses propres failles, de son échec et de ses difficultés. Au contraire, l’enseignante de CM2a dit se référer à « une norme discursive précise ». Elle souligne qu’elle n’avait pas ce savoir lors de ses premières années d’enseignement et que son fonctionnement discursif s’apparentait davantage à celui de sa collègue de CM2b. Elle avoue s’être longtemps interrogée sur les pratiques discursives les plus adéquates pour gérer la relation interpersonnelle qui l’unit à ses élèves. Il s’avère fondamental de « ne pas renvoyer un élève à son incapacité à réaliser une tâche, à son incompétence, mais de l’aider à résoudre ses problèmes ». Elle se déclare « vigilante » à l’enjeu d’« étiquetage » que le contenu de l’échange va avoir sur l’élève. Elle insiste sur « l’importance de lui donner la parole et de le faire exister dans sa propre parole » d’enseignante. J’ajouterai que cette enseignante se décrit à ses débuts de la même manière que l’enseignante de CM2b. Elle souligne que ses failles, son échec dans la maitrise de la classe, ont finalement été comblées lorsqu’elle a « progressivement pris conscience de l’enjeu du cadre ». L’enseignante est donc consciente de donner en langue un retour sur des repères à respecter pour un fonctionnement efficient. Elle souligne que « la loi garantit la paix sociale ».

Au final, les difficultés de l’enseignante de CM2b semblent venir de « l’absence de mise en mots du cadre » qui renvoie elle-même à une « absence de ressources » lui permettant d’instaurer une relation conduisant à la mise au travail de ses élèves. Cette même enseignante reconnait « réprimander ses élèves sans jamais se référer explicitement à aucune règle de fonctionnement » et « sans toujours les sanctionner ». Contrairement à l’enseignante de CM2a, elle ne se réfère à aucun moment à « un fonctionnement qui nécessite des outils » (une boite : le cadre ; et les outils eux-mêmes : les règles et les sanctions constructives). Elle ne réfère donc jamais au cadre, et ne donne finalement jamais la possibilité aux élèves de se repérer. Elle dit se trouver « démunie en mots et gestes » là où l’enseignante de CM2a dit convoquer des outils

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tels que : le fait de « taper dans les mains », de dire « chut », « je rappelle », « posez les stylos et écoutez-moi », d’« attendre le silence en se tenant droite, face aux élèves, les bras croisés, le regard posé », dans « une posture respectueuse », ou de « mettre en mots le problème »… Les résultats de ces entretiens mettent donc en évidence une réflexivité différenciée de chaque enseignante sur la pratique de son métier. Par ailleurs, un paradoxe apparait chez l’enseignante de CM2b qui dit avoir « peur d’être sévère » tout en soulignant son « incapacité à ne pas l’être ». Il semble que cette enseignante soit en décalage entre le résultat qu’elle recherche (se faire respecter et obéir de ses élèves), ce qu’elle veut être (être proche de ses élèves, leur transmettre un savoir, les voir l’écouter) et ce qu’elle met en place pour réaliser son désir (autoritarisme, absence de cadre). Elle n’identifie pas qu’elle leur demande la permission : « s’il vous plait, soyez gentils, allez, encore quelques minutes ». Au contraire, l’enseignante de CM2a fait reposer son fonctionnement sur le cadre qu’elle pose dans sa classe mais aussi sur sa représentation du métier avec laquelle elle dit « ne pas être en décalage ». Elle se décrit comme « recherchant le respect et l’obéissance tout autant que la prise de conscience par les élèves de l’enjeu d’apprentissage en classe ». Elle se présente comme « ne voulant pas être proche » de ses élèves. Elle cherche au contraire à « être l’adulte référent et le guide ». Elle met en place un cadre pour réaliser son métier et enrôler les élèves.

Les entretiens montrent aussi que, lorsque les enseignantes se questionnent sur ce à quoi leur fait penser l’utilisation de la langue, des réponses différenciées émergent. L’enseignante de CM2a la conceptualise comme une « ressource professionnelle » lui permettant de mettre en œuvre une co-énonciation favorisant une relation interpersonnelle réussie entre elle-même et ses élèves. L’enseignante de CM2b, ne l’identifie pas comme un outil de travail, elle la considère comme « naturelle et transparente ».

Or mes résultats montrent que les pratiques langagières convoquées par les enseignants sont susceptibles de générer des moments de tension : une corrélation existe entre les stratégies de traitement de la tension par l’enseignant et le nombre des moments de rupture interactionnelle. Ainsi par exemple les énoncés courts sont potentiellement plus violents que les énoncés longs, et le recours à l’impératif plus violent que le recours au subjonctif. L’énoncé permet aussi de mettre davantage l’accent sur l’objet de la tension au lieu de déplacer le conflit de l’objet à la personne.

Cette étude a ainsi mis en évidence l’existence d’une variation des normes discursives convoquées lors de ruptures interactionnelles par les enseignants. Or il s’avère que certaines

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ont des effets négatifs sur la relation enseignant/élèves en termes de parasitages des séquences de travail et d’entretien d’un climat de tension. Les variations dans la représentation des normes expliquent la co-existence de situations de classe opposées dans un même établissement et l’analyse des ruptures interactionnelles permet de conclure à l’impact positif de certaines normes par rapport à d’autres. Ces variations semblent trouver leur origine dans l’élaboration du cadre de la classe et plus en amont encore dans la représentation que chaque enseignante se fait de son métier. La formation permettrait d’homogénéiser ces normes différenciées dont l’étude révèle qu’elles ne sont pas toutes opérantes et qu’il est nécessaire de les rendre plus cohérentes. C’est pourquoi le rôle de la formation des enseignants semble primordial.

Je propose ci-dessous une formalisation des variations dans les moments de montée en tension : les différentes tensions constituent un continuum passant d'une faible production langagière (à gauche) à une production langagière plus abondante (à droite).

Figure 1 : Système des montées en tension en milieu scolaire

4.4 Synthèse

Arrivée à ce point de mon écriture, je peux dire que j’ai contribué à la description linguistique de la montée en tension vers la violence verbale en classe. J’ai décrit les actes de langage menaçants et/ou valorisants pour la face en les inscrivant sur un continuum de la montée en tension verbale, et les enjeux des taxèmes de position et de relation. Cela a débouché sur la

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description de deux fonctionnements discursifs différenciés chez les enseignants219. A partir de ces travaux, j’ai proposé une modélisation des formes de montées en tension verbale en classe. J’ai alors étudié les formes d’affirmation, mais aussi la place et le rôle de la répétition et enfin la place et le rôle du malentendu et celui de la mimogestualité. J’ai comparé plus récemment les représentations des enseignants en fonction de leur profil ou usage discursif respectif ainsi que le profil ou usage discursif des enseignants en et hors tension verbale afin de pouvoir établir un certain nombre de corrélation entre la gestion de la relation interdiscursive hors tension et la gestion de la relation interdiscursive en contexte de tension.

Enfin j’ajouterai que parmi l’ensemble des indicateurs étudiés220, les plus menaçants peuvent être considérés comme des signaux d’alerte d’une tension potentiellement cristallisable et pour les moins menaçants des outils au service des enseignants pour réguler les tensions en classe. Autrement dit, ces outils peuvent être mis au service d’un travail de prise de conscience, de compréhension des formes de la tension et de leur gestion lors de la formation continue des enseignants. Je prendrai ici un exemple : souvent les enseignants pensent que le profil ou usage discursif argumentatif doit se transformer en « tout argumentatif ». Or il ne s’agit pas d’éviter les moments de tension mais de savoir les provoquer en conscience lorsqu’ils sont nécessaires et de les gérer, tout autant en conscience, lorsqu’ils émergent dans l’échange. Il s’agit également de questionner plus largement le profil ou usage discursif hors tension afin de préparer et de faciliter la régulation des situations de tension elles-mêmes.

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