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1. Terrains d’étude et démarche

1.1 Mes terrains et mes objectifs

1.2.1 Mon cheminement

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1.2 Ma démarche

D’un point de vue méthodologique, et ce tout au long de mon parcours de recherche, j’ai adopté une démarche d’observatrice participante périphérique (Adler et Adler, 1987) : placée à l’extérieure du groupe, j’ai d’une part filmé et observé le groupe classe avec son enseignant, et d’autre part j’ai interagi avec les élèves et avec les enseignants de façon informelle. Ce qui m’a permis de recueillir un certain nombre de témoignages éclairant sous certains aspects mes résultats. Au final, ma démarche a visé un suivi systématique sur plusieurs semaines d’une même classe, d’un même enseignant ou encore d’un même établissement, afin de pouvoir établir la présence d’actes discursifs et de profils ou usages discursifs reproductibles dans des contextes de tension verbale. Ceci afin de pouvoir étudier les interactions verbales sur le long cours non pas à l’aveugle, au hasard d’une heure de classe qui ne permettrait pas, par exemple, de pointer des positionnements discursifs reproductibles ou automatisés. Je reviendrai sur ces points. Je signale ici que je me suis focalisée sur l’analyse du contenu de l’interaction verbale sans exploiter l’intégralité de toutes les données recueillies. Je souhaitais alors me consacrer à la description de l’échange verbal entre enseignant et élèves mais, dans le même temps, j’étais consciente de l’importance d’une constitution d’un corpus cohérent, rendant compte au plus près de la routine de la classe. C’est pourquoi j’ai toujours ressenti le besoin de suivre sur le moyen voire le long terme les classes étudiées mais aussi de m’assurer de la cohérence de mes observations à partir d’entretiens réalisés auprès des élèves et des enseignants. La quantité de corpus recueilli m’a contrainte à des temps de transcription et d’analyse relativement longs, et à faire le choix de laisser de côté certaines données. Cela afin de me consacrer à ce qui me paraissait alors le point central de mon ancrage de recherche : l’interaction verbale en classe dans une perspective de montée en tension.

1.2.1 Mon cheminement

Je souhaiterais présenter ici un avertissement à mon lecteur. Mon ancrage théorique a évolué tout au long de ces vingt dernières années. Dans le cadre du présent travail de synthèse, j’ai opéré une démarche introspective et réflexive sur mes propres choix. Cela a été difficile. Je dirai même douloureux. J’ai dû renoncer à certaines appartenances que je croyais être miennes et apprendre à me situer et surtout finalement à me définir. Je peux dire aujourd’hui que j’ai trouvé mon identité de chercheure, une identité encore à construire car je suis consciente de la porosité des champs d’études qui croisent le mien. Je vais donc rendre compte à travers les

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pages à venir de ce tissage de liens entre des perspectives d’analyses qui s’articulent certes mais qui surtout se dissocient.

Mes premières études ont abordé l’analyse des interactions verbales dans la perspective de la « conversation analysis ». En ce sens l’analyse conversationnelle est issue d’un courant américain (voir les travaux de Sacks, Schegloff et Jefferson, 1974) provenant de la sociologie (Durkheim, 1894), l’ethnométhodologie de la communication (Garfinkel, 2007 [1967])20, élaborée en réaction à la sociologie elle-même. A la fois héritière de la phénoménologie sociale (Schütz, 1998) et de l’interactionnisme symbolique (l’École de Chicago avec Mead, 2006 [1934])21, elle met au cœur de son analyse les acteurs observés dans leur vie quotidienne. Contrairement à Emile Durkheim pour qui le social pré-existe à la conversation, Harold Garfinkel (2007 [1967]) considère que la conversation permet de construire le monde social. D’où les deux notions clefs que sont l’indexicalité (lien entre les mots produits et le contexte) et la réflexivité (métacommunication, ajustement des interprétations des interactants, comportements réciproques). La collecte des données naturelles et donc l’analyse de corpus est inhérente à l’ethnométhodologie. Ce courant repose sur une approche inductive visant à identifier les régularités et les récurrences présentes dans les échanges. La question de l’organisation des échanges quotidiens est centrale (le « talk », la parole) tout comme la co-élaboration des actions entre les interactants. Dans cette perspective, on y étudie ainsi les tours de parole, les paires adjacentes ou encore l’orientation mutuelle à travers la séquentialisation. L’analyse conversationnelle vise ainsi à rendre compte de la conversation comme un phénomène situé, ordonné et structuré mais qui n’est pas pré-existant à l’interaction elle-même, et cela à partir de données naturelles. Par conséquent, j’ai commencé par questionner la structure des échanges étudiés en classe, échanges rendant compte de moments de tension et/ou de l’interrogation/réponse/évaluation. Ces situations contextualisées par l’interaction verbale étaient initialement toutes deux au cœur de mes analyses.

Cependant, l’ethnométhodologie ne travaille pas sur la dimension sociale, dans ses rapports d’intérêt ou de pouvoir, mais vise en quelque sorte l’élaboration d’une grammaire des routines

20 Les conversationnalistes, comme Harold Garfinkel ou encore Harvey Sacks, Emanuel A. Schegloff et Gail Jeferson, ont travaillé sur la conversation en décrivant son système, visant ainsi l’élaboration d’une grammaire de la conversation. Ils ont pour cela convoqué les principes de l’ethnométhodologie dont sont aujourd’hui les héritiers français, par exemple Lorenza Mondada et Luca Greco. Il est intéressant de relever que ce dernier a évolué progressivement et questionne aujourd’hui l’analyse discursive dans une perspective anthropologique.

21 La phénoménologie sociale questionne le réel dans sa dynamique, en ne considérant pas les faits comme pré-existants et pré-ordonnés à la réalisation interactionnelle, tandis que l’interactionnisme symbolique considère l’individu comme un acteur des faits sociaux (il agit et ne subit pas).

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conversationnelles, des procédés que l’on va retrouver d’une interaction à une autre mais qui ne sont jamais joués d’avance. Je m’y suis alors sentie assez rapidement à l’étroit du fait de mon objet même, la violence verbale qui ne peut faire l’impasse des facteurs sociaux qui la motivent, et de l’intérêt même que j’avais pour la finalité de l’échange étudié en termes de compréhension d’un phénomène, la montée en tension verbale, et de ses conséquences sur la relation interdiscursive mais aussi sur la relation interpersonnelle. Ainsi, j’ai pris conscience de l’importance de questionner plus spécifiquement la dimension sociale de l’interaction verbale en élargissant l’acception de « conversation ». L’approche interactionniste à laquelle j’appartiens dans la lignée notamment des travaux de Erving Goffman, vise à comprendre et analyser les contraintes rituelles. C’est pourquoi certains ont préféré, pour éviter la confusion avec la « conversation analysis », parler d’analyse des interactions verbales (voir les travaux de Kerbrat-Orecchioni) ou encore d’analyse des conversations (Roulet, Auchlin, Moeschler, Rubattel et Schelling (1985) décrivant le discours comme le produit de l’interaction). Une différence éclairante entre « conversation analysis » et analyse des interactions verbales se constitue à travers l’appréhension de la notion de réparation proche de celle de négociation qui m’a très rapidement intéressée. Erving Goffman va prendre en considération les échanges réparateurs, visant une minimisation, par exemple, de l’offense ou encore visant à la rendre acceptable (grâce notamment au recours à des justifications ou encore des excuses) (les faces et les rituels). La conversation analysis considèrera l’analyse de la réparation à travers les différents niveaux d’organisation de la conversation (en termes de structure), prenant en compte les interruptions, les chevauchements ou encore les répétitions (la séquentialité). En tant que linguiste interactionniste, suivant assidument les séminaires de Robert Vion à l’université de Provence (1995-2003) durant ma formation universitaire, j’ai ainsi élargi mon objet d’analyse à la description des structures formelles présentes dans l’interaction pédago-didactique et donc à la description de formes et d’emplois spécifiques ayant une visée interactionnelle.

Si la dimension « grammaire interactionnelle » me permettait de me situer hors du champ de la linguistique structurelle, elle ne parvenait toujours pas à me satisfaire. Une dimension était encore manquante. Je dirai ici que ce cheminement, que je reconstitue dans le cadre de cette synthèse, n’était pas pleinement conscient. J’ai avancé en convoquant les outils les plus propices à mon objet d’étude au moment de mon questionnement, qui était principalement celui des phénomènes de montées en tension verbale en classe. C’est seulement au fur et à mesure de mes résultats que j’ai adapté progressivement ma perspective d’étude selon l’évolution des besoins. Je peux résumer « globalement » mon évolution en trois temps :

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- Je suis partie de l’analyse contrastive de la gestion de la relation interpersonnelle en Zèp et hors Zèp (en comparant la structure organisée des interactions verbales en tension et hors tension en échange interrogation/réponse/évaluation dans ces deux milieux) ;

- j’ai évolué, constatant que les différences étaient davantage d’ordre individuel que socioculturel : quelle compréhension et analyse de la structure de l’échange en tension verbale permet de décrire les différents usages ou profils langagiers des enseignants22 ? Quelle finalité interactionnelle de la gestion des moments de tension voire de rupture verbale ?

- Finalement, j’ai orienté mon étude sur le lien ou la corrélation entre ces formes langagières (linguistiques, discursives) en tension verbale et les formes langagières convoquées hors tension verbale, cherchant ainsi à comprendre l’impact réciproque de ces deux situations constitutives plus largement du contexte de la classe, contexte singulier entre un enseignant et ses élèves et permettant de mieux comprendre la corrélation entre relation interdiscursive et relation interpersonnelle. Je me suis donc située sur la dimension relationnelle entre enseignant et élève en convoquant les notions notamment de faces et de (im-)politesse linguistique. Ainsi Patrick Charaudeau et Dominique Mainguenau (dir.) posent que

« Telle est donc la tâche des chercheurs en interaction : reconstituer les partitions qui sous-tendent l’exécution des interactions particulières, et, au-delà, dégager les règles générales de l’« harmonie » conversationnelle. » (2002, p. 322).

A l’occasion de l’analyse linguistique des interactions verbales, j’envisage le langage comme une pratique sociale en lien avec l’autre comme sujet. Mon objectif est donc d’expliquer les phénomènes linguistiques à partir de données extra-linguistiques comme la notion de face. La notion de pragmatique est aussi importante et incontournable dans l’étude qui est la mienne en ce qu’elle vise la description de l’« effet » : le langage ne fait pas que décrire la réalité, il agit sur elle.

En ethnographie de la communication, la « pratique sociale » ne se réduit pas au langage mais intègre tous les enjeux qui dépassent l’interactant : les intérêts sociaux que l’on peut avoir à agir comme on agit, les rapports de pouvoir, les idéologies – croyances – auxquelles on adhère, etc. Si jusqu’ici j’ai réduit mon intérêt à l’interaction en termes de face, de rapport à la relation, je souhaiterais étendre désormais ma réflexion plus précisément à tous ces enjeux. Quels rapports de pouvoir ? Quelles idéologies ? Quelle actualisation des représentations dans les

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interactions verbales ? etc. Je discuterai des pistes que j’envisage pour l’avenir dans la huitième section.

Cependant, force est de constater que cette évolution n’aurait pas été possible ou envisageable pour moi avant la réalisation de mes travaux antérieurs. En effet, mon intérêt pour les effets relationnels de la gestion de la tension verbale, et pour la question de l’influence réciproque de la relation interdiscursive en et hors tension verbale, a fait évoluer mes outils d’analyse. J’ai convoqué les outils de la politesse linguistique (venant des routines, de l’indexicalité) que j’ai confrontés, articulés, à la notion de face d’Erving Goffman. Plus récemment, je les ai orientés vers les enjeux sociaux des représentations des interactants (Romain et Rey, 2017a [doc17]). Au fil de mes recherches, j’ai commencé à prendre conscience que la dimension située et organisée de l’interaction pédago-didactique, que je tentais de décrire, ne pouvait définitivement pas suffire et devait maintenant s’élargir à une méthodologie d’analyse relevant de l’ethnographie de la communication. L’ethnographie de la communication se dissocie de l’ethnométhodologie puisque ce sont les pratiques communicatives qui sont l’objet d’analyse de l’ethnographie de la communication (notamment dans la dimension contrastive et de la dimension culturelle). Dans les années 1960, John J. Gumperz et Dell H. Hymes conçoivent l’étude des conduites langagières comme des interactions sociales. La sociolinguistique interactionnelle prend alors corps notamment à travers les concepts de contextualisation (présuppositions partagées visant un engagement mutuel) et indices de contextualisation (caractéristiques de la forme du message). On va alors chercher à étudier les différentes fonctions des comportements communicatifs dans une même communauté et à s’intéresser à leurs composants. Ainsi l’analyse des contextes interactionnels va se faire notamment à l’aide du modèle de Dell H. Hymes, le modèle SPEAKING dont l’objectif est de décrire : la situation de communication (un cours donné par un enseignant dans une classe), les événements à isoler afin de les étudier (la tension verbale) et l’activité de communication (les échanges sources de tension). C’est bien ce champ qui apparait aujourd’hui fondamental dans ma perspective d’étude et qui s’est toujours inscrit en filigrane dans mes constitutions de corpus. Ma réflexion sur mes propres travaux, mes échanges réguliers avec Claudine Moïse, m’amènent aujourd’hui à mieux comprendre les évolutions que j’ai suivies. Ce parcours est probablement dû à mon ancrage théorique initial propre au courant interactionniste de Catherine Kerbrat-Orecchioni et de Robert Vion, courant dont je suis issue. Pourtant aujourd’hui, malgré toute l’importance que j’apporte à la théorie de la politesse, aux actes de langage, aux effets performatifs et perlocutoires des stratégies interactionnelles et essentiellement à la place des identités sociales

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en confrontation, ma visée sera de comprendre les phénomènes sociaux présents dans les productions verbales. Je prends conscience que j’ai toujours considéré la relation interactionnelle entre enseignant et élèves comme une relation sociale qui pré-existe23 à l’interaction verbale étudiée (en classe) et qui est influencée, modelée, par l’interaction elle-même24. Ces modifications se voient dans la relation interdiscursive qui est étudiée.

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