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Du risque de l’interaction sociale à celui de l’interaction verbale

2. L’interaction verbale et son contexte

2.2 Du risque de l’interaction sociale à celui de l’interaction verbale

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(Corpus Interactions-MRS-EE) Au contraire, dans un second exemple,

L’enseignant interpelle une élève nommée A. qui discute avec son camarade assis derrière elle. Suite à l’interpellation elle se retourne et lève les yeux au ciel.

P. : A./ ben oui mais tu te retournes↑/ je suis en train d’expliquer comment il faut faire/ et toi tu te retournes/ donc moi/ je me dis/ elle ne m’écoute pas/ donc c’est mon job aussi de te dire/ retourne toi/ et écoute/ […]

(Corpus Interactions-MRS-CM2)

On observe le comportement de cet enseignant qui choisit de focaliser la tension verbale de son intervention sur le nœud initial de la tension : une élève qui discute en aparté en tournant le dos à l’enseignant (matérialisé en langue par l’interpellation par le prénom de l’élève). Cette élève se retourne alors et reprend la position attendue d’écoute face à l’enseignant, mais dans le même temps elle lève les yeux au ciel. Ce comportement mimogestuel n’est pas verbal mais n’en demeure pas moins communicationnel et est ainsi traité comme tel par l’enseignant. L’enseignant pourrait ainsi choisir de traiter cette mimogestualité en tant que menace portée à sa propre face66 qui se cumulerait alors à la menace précédente67. Cependant, il ne va pas faire ce choix. Au contraire, il va mettre en mots la scène partagée, en verbalisant les attentes en termes de rôles de chacun dans la classe. L’enseignant rend ainsi explicite la situation et s’y focalise. Il use alors d’une stratégie d’influence que l’on peut qualifier d’accommodation. Il se met en scène avec l’élève en termes de rôles complémentaires dans la classe à travers sa propre parole. Il négocie ainsi la contestation en la confrontant au contexte même de la classe. Il ne nie pas la contestation en elle-même mais la replace dans les attentes qui devraient être celles de chacun. Il « tricote » en quelque sorte un point de vue partagé, sur lequel l’élève et lui-même sont censés être en accord. Ce qui permet une désescalade de la tension et un retour au déroulement de la séance. Un retour à la séance de cours à laquelle l’élève fait partie intégrante contrairement à l’échange précédent. On voit là encore apparaitre une stratégie d’influence de l’enseignant mais qui a pour but final un retour négocié au déroulement attendu de la séance.

2.2 Du risque de l’interaction sociale à celui de l’interaction verbale

A la suite d’Erving Goffman (1973ab), mon postulat est que toute rencontre sociale est risquée pour la face. Non pas, comme je l’ai déjà dit, que ce risque est contraire à l’interaction

elle-

66 Discrédit porté à sa posture d’enseignant par la contestation mimogestuelle de l’élève qui a levé ses yeux au ciel.

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même mais il en fait partie et des mécanismes compensatoires sont utilisés pour permettre à l’interaction de se poursuivre. Lors de l’interaction, le locuteur va donc chercher à maintenir et à préserver une ligne de conduite initiale (sociale, personnelle) qui correspond au maintien de sa face dans un contexte donné. L’interlocuteur en fera de même. Cependant du fait même de l’interaction verbale et de la présence des interlocuteurs en face à face, l’influence réciproque des interlocuteurs agit et va donner lieu à des ajustements et à des accommodations. Le but du travail de figuration décrit par Goffman est alors de faire face à la menace perçue et produite. On pourrait ainsi presque dire que les situations ritualisées permettent de diminuer ce risque. Erving Goffman (1973ab, 1974) décrit le concept de face à partir des notions de face positive et de face négative. La face positive est l’image de soi présentée à travers la ligne de conduite adoptée et la face négative correspond au territoire au sens corporel, matériel, spatial, temporel, cognitif ou affectif. Je soulignerai encore ici que le concept de dichotomie entre face positive et face négative a été remis en cause dans sa dimension universelle par des auteurs comme Sachiko Ide (1989) ou encore Yoshiko Matsumoto (1988, 2003). Ce dernier a montré comment cette dichotomie s’appliquait très difficilement à la culture japonaise, notamment concernant la face négative. A travers l’étude de l’interaction verbale, j’ai pu observer que cette dichotomie face positive vs face négative se révèle être effectivement peu opératoire dans le cadre des interactions pédago-didactiques (et en général d’ailleurs). En effet, une atteinte à la face positive (à l’image de soi) de l’enseignant telle qu’elle peut être provoquée par un reproche, une critique ou encore une contestation est également constitutive d’une atteinte à la face négative (au territoire de l’enseignant et de sa compétence).

Je citerai ici deux exemples : Ex 1 :

P : dis/ ah/ alors là beaucoup ont fait cette faute + dis c’est D I S\ E : AH::: E : AH::: E : AH::: E : hein::: ! E : quoi P : et + c’est un impéra(tif)

E1 : fallait faire la liaison/ madame

P : il y a une virgule/ après/ je pouvais pas faire la liaison E : pourquoi (il) y a un s

E : ah/ c’est l’impératif

P : tu puisque c’est un impératif/ on le dit souvent dans le midi (Corpus Interactions-MRS&Vitrolles-Collège)

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Dans cet exemple, l’enseignante est en train de corriger une dictée, un lundi matin, sur le créneau 8h-10h. Le cours a commencé quelques minutes plus tôt par la découverte de la nouvelle disposition de la classe par les élèves. L’enseignante leur a expliqué qu’elle a procédé au changement des places des tables68 essentiellement pour sa classe de 6e mais aussi pour celle de 3e. Les élèves de la classe de 4e ne sont pas concernés et subissent donc ce choix. Ils manifestent alors leur agacement envers les autres classes de l’enseignante. L’enseignante répond à certaines questions et observations des élèves sur ce changement qui s’étonnent qu’elle ait pu faire cette transformation toute seule, les tables et les chaises étant lourdes et nombreuses. Puis elle présente le déroulement des deux heures. Elle annonce qu’elle va corriger dans la première heure la dictée et les questions posées au cours précédent, et que dans la deuxième heure ils visionneront un film. Les élèves réclament alors d’inverser l’ordre mais l’enseignante refuse. Elle répond ensuite à des questions sur le voyage scolaire qui est en cours de préparation et à nouveau sur le film à visionner. Elle fait alors remarquer aux élèves qu’ils parlent tous en même temps et qu’ils ne s’entendent pas. Elle regrette que chacune de ses interventions provoque des réactions multiples. Elle finit par rendre les copies. Les élèves ont alors des questions sur les mots qui ont été relevés comme étant mal orthographiés et sur la notation. Elle corrige oralement la dictée en citant les mots qui ont été à l’origine d’erreurs et les commentent. Elle s’arrête quelques instants sur une erreur orthographique qui a été commise par un certain nombre d’élèves afin de l’expliquer. L’ambiance de la classe est relativement agitée. Une élève E1 intervient alors lui signifiant que si la liaison avait été faite l’erreur aurait pu être évitée « fallait faire la liaison/ madame ». Cette intervention menace à la fois l’image de l’enseignante qui se trouve prise (momentanément à tout le moins) en défaut et la qualification même de l’enseignante (à travers l’exercice satisfaisant de son métier). L’enseignante poursuit l’échange en justifiant le fait que la liaison dans le contexte de la phrase ne pouvait pas être réalisée. Cette justification ne va pas conduire l’élève à surenchérir. Elle ne va pas revenir dessus mais d’autres élèves vont poser des questions, sans reproche. L’échange entre l’élève E1 et l’enseignante rend compte d’un renversement des rapports car l’élève E1 émet un reproche sur la réalisation de la dictée par l’enseignante et cette dernière se justifie. Cependant, si la face de l’enseignante se trouve menacée par l’élève, c’est également le cas pour l’élève qui obtient une note inférieure à 20. L’élève E1 cherche à comprendre ses erreurs mais surtout, dans ce cas, à imputer à l’enseignante l’erreur considérée et donc potentiellement à récupérer le point qu’elle a perdu. La justification va fonctionner car l’élève ne va pas aller plus loin dans sa revendication.

68 Elle a installé les tables par rangées alors qu’elles étaient jusque-là disposées en groupe permettant de réaliser un atelier de 4 élèves.

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Aujourd’hui lorsque je relis mes notes, j’observe que l’enseignante avait ressenti une forme d’insolence de la part de l’élève. Surtout, elle avait perçu une certaine agressivité menaçante qu’elle avait regrettée. Mais dans le même temps, elle avait mis en avant que cette élève était en difficulté et pouvait se sentir menacée par son choix de ne pas faire la liaison. Par conséquent, elle avait considéré que cette élève avait besoin d’une explication qu’elle lui avait apportée. Elle avait donc consciemment choisi de ne pas relever ce qu’elle avait perçu comme un manque de respect à sa propre face et de se focaliser sur le besoin de l’élève de comprendre.

Ex 2 :

L’enseignante commence à lire un texte dans le cadre d’une séance explication de texte.

P :á j’aimerais bien ne pas entendre H. ce serait bien

Elle continue à lire et H. à parler avec son voisin de table M., malheureusement ils parlent trop doucement pour qu’il nous soit possible de transcrire leurs propos.

P : voilà/ H. il a un livre il sert à RIEN/ ABSOLUMENT à RIEN/ il décore la table là vous voyez t’as pas chut suivi/ on aurait mieux fait de le donner à des filles qui auraient travaillé H. : qu’est-ce qu’elle veut

P : vous avez compris l’ensemble du texte malgré tout + l’idée générale c’est quoi E : s’il est innocent/ il dit pas

P :voilà qu’est-ce qui s’est passé au départ/ de quoi on l’accuse (Corpus Interactions-MRS&Vitrolles-Collège)

Dans ce second exemple, l’enseignante interrompt sa séance afin de réprimander un comportement d’élèves non attentifs à la classe : elle vise un groupe de deux élèves qui discutent en aparté alors qu’elle est en train de lire un texte à la classe. L’enseignante fait donc un reproche à un élève sur son comportement. Cet élève, qui a déjà été plusieurs fois interpellé depuis le début du cours, prononce l’énoncé « qu’est-ce qu’elle veut » tandis que l’enseignante prend à témoin la classe. L’intervention de l’élève H. est constitutive d’une atteinte au territoire de l’enseignante puisqu’il se positionne en provocateur (par une attitude que l’enseignante qualifiera rétrospectivement d’insolente). Et de fait il atteint également l’image de l’enseignante par le discrédit potentiel qu’il lui porte et qui est alors perçu par le groupe classe. On relève ici que l’élève agit de la sorte car sa propre face est mise en danger par l’intervention de l’enseignante. Il joue à son tour sa face au regard de ses pairs. L’enseignante formule une première remontrance puis une seconde, et prend à ce moment-là à témoin la classe (« vous voyez », « on aurait mieux fait ») et porte plusieurs disqualifications sur l’élève qui ne travaille pas (« il a un livre il sert à RIEN/ ASOLUMENT à RIEN/ il décore la table là ») et empêche d’autres élèves de travailler (« on aurait mieux fait de le donner à des filles qui auraient travaillé »). L’enseignante poursuit ensuite son cours sans revenir sur l’intervention de l’élève. Elle s’abstient de surenchérir. Ce choix permet une désescalade de la tension et finalement de conserver la face de chacun : l’enseignante a réprimandé l’élève et ce dernier s’est défendu par

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une intervention provocatrice chevauchant la parole de l’enseignante. Comme dans l’exemple précédent, on observe ici que le nœud de tension69 met en danger la place sociale des interactants70. Ne se jouent donc pas seulement des rapports de pouvoir institutionnel dans la classe mais aussi des rapports de face, à la fois en face à face et devant témoin.

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