• Aucun résultat trouvé

Les notions d’interaction et d’influence réciproque

2. L’interaction verbale et son contexte

2.1 Les notions d’interaction et d’influence réciproque

70

2.1 Les notions d’interaction et d’influence réciproque

Dans cette section, je vais revenir plus précisément sur la notion « interaction ». Je suis partie de la définition d’Erving Goffman (1973a, p. 23) :

« Par interaction (c’est-à-dire l’interaction en face à face) on entend à peu près l’influence réciproque que les participants exercent sur leurs actions respectives lorsqu’ils sont en présence physique immédiate les uns des autres ; par une interaction, on entend l’ensemble de l’interaction qui se produit en une occasion quelconque quand les membres d’un ensemble donné se trouvent en présence continue les uns des autres ; le terme « une rencontre » pouvant aussi convenir. ».

Ce socle m’a ouvert l’étude des interactions verbales entre enseignants et élèves en contexte scolaire et en situation de tension. Il m’a également permis d’amorcer celle des interactions verbales asynchrones59. En effet, si la définition de Goffman ne s’applique pas stricto sensu à cette situation, je considère pourtant que ces échanges (hors interaction en face à face) répondent eux aussi à la définition de l’interaction qu’en donne cet auteur. En effet, ils sont bien constitutifs d’une interaction à l’occasion de laquelle chaque interactant cherche à influencer autrui et sa face (image, domaine, …) de différentes manières. Il me semble important ici de souligner que je considère, contrairement à Catherine Kerbrat-Orecchioni (2009, p. 17) que l’échange de courriels tout comme la production unique du rédacteur professionnel sont interactifs. Si le premier est dialogal alors que le second est monologal, ils n’en demeurent pas moins interactifs dans le sens de l’influence qu’ils cherchent à avoir sur l’autre. Si la rétroaction immédiate est impossible, la rétroaction différée l’est. Les participants à des échanges électroniques tout comme le rédacteur professionnel (A) tentent d’agir sur autrui (B) ou encore sur son image, par-là ils recherchent une influence sur autrui (de A sur B). Cette influence ne peut avoir lieu que si, dans le même temps, A prend en compte les attentes de B. C’est pourquoi je parle d’influence récriproque « différée » et donc d’interaction entre A et B quelle que soit la modalité de l’échange (asynchrone ou en face à face) et quelle que soit sa dimension dialogale ou monologale. Mes acceptions d’interaction verbale et d’influence réciproque sont certes extensives mais elles n’en demeurent pas moins pertinentes pour la conduite de mes analyses. C’est pourquoi la définition de Dominique Maingueneau (1998, p. 40) considérant tout discours (oral comme écrit) comme interactif se rapproche davantage de mes besoins :

59 A ce titre, j’étudie d’une part l’interaction verbale sans présence physique en un même lieu et dans un même espace-temps des participants (voir les échanges électroniques de courriels entre collègues de travail), et d’autre part celle des productions écrites à destination d’un lecteur sans production de retour possible (voir la production des rédacteurs professionnels).

71

« Toute énonciation, même produite sans la présence d’un destinataire, est en fait prise dans une interactivité constitutive (on parle aussi de dialogisme), elle est un échange, explicite ou implicite, avec d’autres énonciateurs, virtuels ou réels, elle suppose toujours la présence d’une autre instance d’énonciation à laquelle s’adresse l’énonciateur et par rapport à laquelle il construit son propre discours. Dans cette perspective, la conversation n’est pas considérée comme le discours par excellence, mais seulement comme un des modes de manifestation – même s’il est sans nul doute le plus important – de l’interactivité foncière du discours. » Cette définition s’avère pertinente en ce qu’elle permet de prendre en compte les dynamiques interpersonnelle et interdicursive et surtout la présence et l’action potentiellement réciproque que je retrouve dans mes corpus (interactions verbales en présence entre enseignant et élèves, interactions verbales différées dans les courriels, et productions de rédacteurs professionnels). Au final, j’ai choisi de conserver la définition d’Erving Goffman car l’« influence réciproque » est centrale dans tous mes corpus. Ainsi je considère que l’interaction verbale est bien une action réciproque des interlocuteurs en présence : chacun va s’adapter à l’autre en fonction de ce qu’il pense, de ce qu’il dit, de ce qu’il croit penser et de ce qu’il croit dire, mais aussi de ce qu’il croit que l’autre pense et de ce qu’il croit que l’autre dit. Et j’ai donc choisi d’étendre cette définition à mes corpus d’interactions verbales différées et de production écrite unique à destination d’un lecteur : chacun prenant en compte l’autre dans ses propos oraux ou écrits, cette prise en compte agissant en amont de la production et, dans le cadre d’un échange, de façon simultanée, au service d’un objectif spécifique. C’est justement cette construction discursive réciproque, cette influence réciproque, et finalement la trace voire le résultat de cette influence qui m’intéresse spécifiquement lors de l’instant de rupture et de sa réparation. C’est ce dernier élément qui m’a permis d’appréhender la notion d’intention dans ce système plus large d’influence et d’action conjointes (Clark, 1996).

J’ajouterai encore ici que je m’intéresse à l’interaction dans sa dimension non pas structurelle60

mais fonctionnelle61 conduisant à répondre à la question suivante : comment des individus construisent un échange et agissent conjointement ou pas à travers cet échange ?

La définition d’Erving Goffman a retenu tout mon intérêt en ce qu’elle rend compte et donne à voir la relation singulière qui unit des interlocuteurs. Ainsi un échange entre un locuteur A et un locuteur B se dynamise autour d’une influence réciproque. Chaque intervention est certes déterminée par l’intervention du locuteur qui précède (accompagnée de la dimension mimogestuelle et de la dimension prosodique), mais aussi et surtout par l’histoire de l’échange

60 En termes de modules subordonnées s’emboitant les uns aux autres, tels que les échanges et les interventions, voir les travaux de Robert Vion (1996), Eddy Roulet, Antoine Auchlin, Jacques Moeschler, Christian Rubattel et Marianne Schelling (1985), de Véronique Traverso (2009) et plus largement les travaux réalisés en analyse des conversations.

72

dans laquelle elle s’inscrit, histoire qui fait basculer l’analyse du champ resserré de l’analyse conversationnelle à celui de la sociolinguistique interactionnelle. L’influence serait la trace de l’action de chaque interactant sur l’autre du fait de liens de relations, voire de pouvoir, entre les individus en présence. Cette action peut revêtir différentes modalités – verbale, mimogestuelle ou encore prosodique – et avoir un effet sur autrui d’autant de modalités différentes :

- elle peut être présente en simultané, par exemple par un chevauchement de parole ou encore un froncement de sourcil de A pendant l’intervention de B qui conduit ce dernier à produire une séquence latérale ;

- mais aussi en successivité, par exemple une remontrance verbale d’un enseignant suite à une intervention considérée comme insolente de l’élève à son égard.

Ainsi, l’intervention du locuteur B rendra compte d’un contenu sous influence de l’intervention du locuteur A (transformation, modification, adaptation, ignorance, etc. de l’intervention précédente). Je relèverai ici que c’est à ce stade de la construction de mon cadre théorique que je me suis questionnée pour la première fois sur la notion d’intention relationnelle.

Par ailleurs, si le terme « influence » me convient celui de « réciproque » me semble indissociable du premier. Sans cet adjectif, l’interaction serait « seulement » le résultat de la présence physique des individus. Ce qu’elle est certainement dans une acception très large. Mais dans une acception sociologique (celle de Goffman) et aussi dans ma propre acception sociolinguistique, elle est bien constitutive d’une « action réciproque » et donc d’une « influence réciproque » et par-là d’un ajustement et/ou d’une accommodation réciproque puisque la réception par l’interlocuteur de sa propre intervention est prise en compte par le locuteur lui-même. L’objectif n’est pas seulement de communiquer en transmettant une information référentielle62, mais aussi de se positionner, de s’exposer dans un échange, en communiquant également une information émotionnelle63 et une information relationnelle en découlant64. Dans ses travaux Goffman s’est essentiellement concentré sur la description de ce qui se passait lorsque les individus étaient en présence les uns des autres, en comparant les interactions situées à des situations théâtrales. Il a attiré l’attention sur les manipulations des individus, à travers le choix des éléments de décor, de costumes tout comme sur les rôles de chacun. Il a ainsi cherché à mettre en avant le contrôle des acteurs les uns sur les autres et de fait sur le public.Dans le cadre de l’analyse des corpus que j’ai pu recueillir et étudier en milieu

62 Ce que je dis ou demande dans un contexte spécifique.

63 Sur ce que je ressens, ce que j’apprends à l’autre de la façon dont je m’exprime, du choix de mes mots, de mes procédés d’adresse et/ou d’interpellation, etc.

64 Informant a minima sur la façon dont je me positionne ou positionne mon propos par rapport à (à celui de) mon interlocuteur en adoptant une posture spécifique.

73

scolaire, si je partage ce point de vue en termes de pouvoir d’action ou d’effet sur autrui, je ne le partage pas dans sa dimension manipulatrice. En effet, à mon sens l’interaction verbale, et l’influence réciproque qu’elle permet de créer, revêt un intérêt tout particulier pour les enseignants eux-mêmes puisqu’elle leur donne un moyen de comprendre et de « travailler » la relation interpersonnelle découlant de la relation interdiscursive qui les unit à leurs élèves. La question de la sincérité et celle de la bienveillance de l’enseignant sont ici cruciales et s’opposent à la manipulation et à sa dimension de tricherie65. En effet, si l’objectif n’est pas dissimulé, il n’y a pas manipulation en termes d’objectif malveillant. Il y a congruence entre l’objectif recherché en et hors tension. A tout le moins je préfèrerai parler de « stratégies d’influence ».

Enfin, je terminerai cette section en soulignant que, si j’emprunte à Goffman ses conceptions de travail de figuration, de cadre interactif ou encore de face, je m’intéresse principalement aux productions verbales des interactants dans un contexte de tension et à leurs actions réciproques sur le devenir de ce type d’échange. Autrement dit, j’ai cherché à comprendre comment, à partir de l’émergence de la tension, celle-ci était gérée par chacun des interactants et qu’elles étaient dans ce contexte spécifique les influences réciproques de ces mêmes interactants. Par influences réciproques, j’entends l’impact des menaces ou au contraire des ménagements à la face, et l’effet sur le devenir du point de cristallisation du discours et donc sur la réalisation de la rupture interactionnelle. Cette dernière est amorcée au moment où un différend, au sens de point de cristallisation du discours (ou nœuds de tension), apparait, et est consommée lorsque l’échange est définitivement interrompu.

C’est sur ce dernier point que je souhaiterais m’arrêter quelques lignes avant d’y revenir plus tard. Plusieurs points de cristallisation du discours sont susceptibles d’apparaitre, tant dans l’échange que dans une même intervention. Il est alors pertinent, à mon sens, de relever la présence (ou pas) d’une accumulation de ces nœuds de tension ou au contraire la présence d’un nombre réduit voire d’un seul nœud. Je citerai rapidement ici deux exemples. Tout d’abord l’exemple ci-après (que je reprendrai en détail plus loin dans ma synthèse) où l’enseignante intervient en interpellant directement deux élèves désignés comme étant les agresseurs d’un troisième élève. Ce dernier a reçu un coup de poing au visage pendant la récréation. Lors de cet échange, où les élèves ne font que nier leur culpabilité, l’enseignante les inscrit en faux. Elle convoque plusieurs nœuds de tension différencié(s) dont a minima l’ironie à visée de disqualification d’innocence, la sanction et le reproche basé sur le passif de l’élève. La montée

74

en tension se cristallise et amène à la rupture interactionnelle : les élèves ne vont plus parler, leur culpabilité a été jugée et l’enseignante inscrira un mot sur leur carnet à destination de leurs parents. On observe dans cet échange la stratégie menaçante, polémique à charge des élèves adoptée par l’enseignante qui les disqualifie et adosse son argumentation polémique au passif interactionnel (ces élèves se sont déjà battus) et leur ôte finalement tout droit à la parole. Par discours polémique, je considère ce que Catherine Kerbrat-Orecchioni (1980b, p. 11-12) décrit comme le fait de « discréditer l’adversaire, et le discours qu’il est censé tenir […] tous les énoncés polémiques […] se focalisent sur le discours adverse, et sa dénégation ». Et plus exactement encore ce que décrit Ruth Amossy (2008, p. 27) comme « un mode de gestion des conflits par la polarisation extrême et la confrontation radicale des positions antagonistes ». On observe donc une accumulation de nœuds de tension qui ne laisse aucune issue possible à une quelconque réparation de la tension. La quantité des menaces formulées et la non reconnaissance de leur parole par l’enseignante sont autant d’indicateurs de rupture interactionnelle. De fait, les tentatives de prise de parole des deux élèves ne font qu’attiser la tension verbale de l’enseignante elle-même. On voit ici l’influence réciproque et surtout peut-être encore davantage la stratégie d’influence de l’enseignante elle-même.

Poursuivons avec un autre exemple. Les élèves de la classe X viennent de remonter de la récréation et s’installent à leurs places. A ce moment-là, une élève d’une classe Y se positionne dans l’entrée de la classe avec un de ses camarades blessé à la lèvre. Elle est envoyée par son enseignante car deux élèves de la classe X seraient désignés par la victime comme responsables. Il s’agit alors pour l’enseignante de la classe X de déterminer le ou les responsables de l’incident.

B : moi maitresse je dis la vérité/ je lui ai pas donné un poing sur la bouche hein

P : non peuh peuh peuh peuh/ donc↑ tu l’as pas touché/ tu l’as pas touché + donc il s’est fait mal tout seul↑

[…]

P : tais-toi ! personne ne l’a frappé/ B./ tu l’as pas frappé B. : non […]

B : c’est pas moi

P. : sur mon bureau/ e ben/ c’est moi/ alors/ c’est forcément moi qui l’ai frappé ++ votre carnet sur le bureau/ ça fait trois fois que tu te bats/ et toi tu as foutu des coups de pied à quelqu’un qui était à terre mardi/ si tu crois que j’ai pas oublié

[…]

B : je l’ai pas donné un coup de poing !↑ […]

B. : <… ?>

P. : Je n’ai pas entendu ce que tu as dit/ soit tu le dis à haute voix soit tu te tais B. : je me tais

P. : < l’enseignante écrit sur le carnet puis elle se lève et va au fond de la classe pour jeter le carnet sur le bureau de l’élève > à faire signer pour demain

75

(Corpus Interactions-MRS-EE) Au contraire, dans un second exemple,

L’enseignant interpelle une élève nommée A. qui discute avec son camarade assis derrière elle. Suite à l’interpellation elle se retourne et lève les yeux au ciel.

P. : A./ ben oui mais tu te retournes↑/ je suis en train d’expliquer comment il faut faire/ et toi tu te retournes/ donc moi/ je me dis/ elle ne m’écoute pas/ donc c’est mon job aussi de te dire/ retourne toi/ et écoute/ […]

(Corpus Interactions-MRS-CM2)

On observe le comportement de cet enseignant qui choisit de focaliser la tension verbale de son intervention sur le nœud initial de la tension : une élève qui discute en aparté en tournant le dos à l’enseignant (matérialisé en langue par l’interpellation par le prénom de l’élève). Cette élève se retourne alors et reprend la position attendue d’écoute face à l’enseignant, mais dans le même temps elle lève les yeux au ciel. Ce comportement mimogestuel n’est pas verbal mais n’en demeure pas moins communicationnel et est ainsi traité comme tel par l’enseignant. L’enseignant pourrait ainsi choisir de traiter cette mimogestualité en tant que menace portée à sa propre face66 qui se cumulerait alors à la menace précédente67. Cependant, il ne va pas faire ce choix. Au contraire, il va mettre en mots la scène partagée, en verbalisant les attentes en termes de rôles de chacun dans la classe. L’enseignant rend ainsi explicite la situation et s’y focalise. Il use alors d’une stratégie d’influence que l’on peut qualifier d’accommodation. Il se met en scène avec l’élève en termes de rôles complémentaires dans la classe à travers sa propre parole. Il négocie ainsi la contestation en la confrontant au contexte même de la classe. Il ne nie pas la contestation en elle-même mais la replace dans les attentes qui devraient être celles de chacun. Il « tricote » en quelque sorte un point de vue partagé, sur lequel l’élève et lui-même sont censés être en accord. Ce qui permet une désescalade de la tension et un retour au déroulement de la séance. Un retour à la séance de cours à laquelle l’élève fait partie intégrante contrairement à l’échange précédent. On voit là encore apparaitre une stratégie d’influence de l’enseignant mais qui a pour but final un retour négocié au déroulement attendu de la séance.

Documents relatifs