• Aucun résultat trouvé

Devenir homo medicus dans le contexte particulier de la classe

2 Consommations alimentaires et rapport aux normes

2.2 Une réception socialement différenciée des normes alimentaires

Comme il a été dit en supra, la situation actuelle est telle que les individus, quels qu’ils soient (quelle que soit leur origine sociale, leur âge, leur genre) sont baignés dans un univers normatif très puissant concernant l’alimentation, mais qu’ils se réapproprient différemment selon leurs caractéristiques. Les études montrant que les normes alimentaires sont perçues différemment selon l’origine sociale portent presque exclusivement sur des populations adultes, en tous les cas pour les études françaises (à l’étranger, il y a notamment les travaux de Backett-Milburn et Wills qui apportent quelques éléments sur les adolescents).

La question de la réception des normes alimentaires est traitée par Régnier et Ana Masullo qui démontrent « le maintien d’une forte hiérarchie sociale, opposant les catégories

aisées aux catégories modestes56 ». Grâce à l’étude de 85 entretiens, Régnier et Masullo distinguent quatre groupes sociaux réagissant différemment aux normes alimentaires ambiantes57. Un premier groupe est constitué des catégories supérieures (cadres, membres des professions intellectuelles supérieures et une bonne partie des professions intermédiaires de l’enquête). Ce groupe est complètement réceptif aux normes alimentaires et les met en pratique : leurs goûts semblent donc spontanément rattachés à ce qui est bon pour la santé, ils ont bien intégré les normes. Le deuxième groupe est constitué du reste des personnes de professions intermédiaires et de certaines « employées ou inactives en trajectoire d’ascension

sociale ». Elles témoignent d’une grande docilité aux normes en vigueur, et si leurs pratiques

ne correspondent pas à ces normes, elles ressentent une forme de culpabilité. « Le troisième

groupe rassemble les membres des catégories modestes et populaires », dans ce groupe, les

individus expriment une certaine distance à l’égard des normes : leurs goûts en sont éloignés,

56 Faustine Régnier et Ana Masullo, « Obésité, goûts et consommation. Intégration des normes d'alimentation et appartenance sociale », op. cit., p. 759.

85

ils n’hésitent pas à dire que ce qu’ils aiment c'est la nourriture « bonne au goût58 ». Leurs enfants ne doivent manquer de rien : il y a une « polarisation de l’attention collective sur un

souci primordial : que les enfants aient à manger59 », et doivent pouvoir apprécier ce qui leur est servi : la « fonction nourricière de la mère60 » est centrale dans ces milieux. Le quatrième groupe contient les femmes les plus précaires de l’enquête, il est assez proche du groupe précédent, avec le même souci « d’avoir de quoi nourrir les enfants », encore plus présent. Ce groupe révèle une profonde indifférence aux normes alimentaires : elles ne sont pas mentionnées en entretien. « Interrogées sur leurs goûts, ces femmes n’évoquent pas leurs

préférences propres, mais mentionnent les obligations qui sont les leurs, en particulier celles liées à l’approvisionnement et à la préparation des repas, et leur souci de se conformer aux goûts des enfants61 ». Régnier montre également que les familles de catégories supérieures ont une vision préventive de la santé, elles sont donc sensibles aux campagnes de prévention de la santé, puisque celles-ci coïncident avec leurs représentations de leur corps et de leur santé. De plus, « l’intérêt porté à la minceur croît avec la hiérarchie sociale62 » et est d’autant plus intense que la personne est intégrée socialement et a un réseau de sociabilité important. Par exemple, une femme employée qui côtoie des membres des classes moyennes aura un rapport à son corps plus proche de celui des catégories supérieures qu’une femme ouvrière ou inactive. Les groupes sociaux ne sont donc pas hermétiques63. Les familles de milieu modeste ont souvent une vision curative de la santé : pour elles, la santé est l’opposé de la maladie, et elles ne s’occuperont de se soigner, de faire attention à elles, que si elles sont malades – ou obèses dans le cas qui nous intéresse. La borne inférieure du surpoids est beaucoup plus élevée chez ces personnes, qui ne considèreront leur enfant comme trop gros que si sa santé est altérée (diabète, hypercholestérolémie,…). Le corps est vu en milieu populaire avant tout comme un outil de travail, ses membres ont avec lui un rapport instrumental (cf Boltanski64), alors qu’en milieu aisé, le corps est avant tout une devanture, qui se doit de refléter positivement sa propre personne, il doit donc être esthétique, mince et permettre la distinction

58 Ibid., p. 756.

59 Olivier Schwartz, Le monde privé des ouvriers, Paris, Quadrige / PUF, 1990, p. 144. 60

Faustine Régnier et Ana Masullo, « Obésité, goûts et consommation. Intégration des normes d'alimentation et appartenance sociale », op. cit., p. 759.

61 Ibid., p. 754. 62 Ibid., p. 760.

63 Olivier Schwartz soutient l’idée dans son HDR d’une « porosité » entre les groupes sociaux. Par exemple, certaines franges des classes populaires, du fait notamment de leurs emplois, sont en contact avec d’autres franges de la population ou avec une certaine forme de culture légitime. Olivier Schwartz, « La notion de "classes populaires" », mémoire d'HDR, HDR en sociologie, Université de Versailles-Saint-Quentin-en- Yvelines, 1998.

86

avec celui des dominés. « À travers la corpulence est lue la position sociale : l’obésité vient

agir comme un marqueur social65 ». Les individus des classes moyennes et supérieures ont donc une vision de leur corps et de leur santé beaucoup plus proches de l’idéal de l’homo

medicus, constamment préoccupé par sa santé : ces individus ont par conséquent beaucoup

plus de facilité à mettre en pratique les recommandations émanant des pouvoirs publics. Ceci est visible avec les campagnes anti-tabac, comme cela a été évoqué dans le premier chapitre, elles ont été bien plus efficaces chez les cadres que chez les ouvriers, et ont contribué à creuser les écarts de consommation66. « Le sommeil de l’homo medicus serait

particulièrement profond en bas de l’échelle sociale67

». Est-ce que l’on retrouve la même disparité chez les préadolescents ? Les préadolescents de milieux populaires seraient-ils plus difficilement transformables en homo medicus que ceux des classes moyennes ?

En Australie, John Coveney a mené une étude assez similaire à celle de Régnier, qualitative, sur les différences socio-économiques concernant les connaissances de base des parents sur l’alimentation et la santé. Il apparaît que les parents du quartier défavorisé utilisent rarement des termes nutritionnels et sont plus enclins à parler de l’apparence extérieure de leurs enfants quand ils sont interrogés sur les habitudes alimentaires de leur progéniture : s’ils grandissent bien, sont heureux et ne présentent pas de signes de maladies, cela signifie qu’ils mangent bien. Alors que les familles interrogées dans la zone plus favorisée sont beaucoup plus proches des idées et des concepts utilisés par les professionnels de santé. Le sociologue australien retrouve les mêmes conceptions du corps que Boltanski pour les classes populaires : « body as a machine and […] see food as a fuel for that machine68 », et pour les classes moyennes : « distinguish themselves by preferring to see the body as an aesthetic, cultural

form, and see food as a matter of good taste and style69 ». Les politiques d’éducation alimentaire ne devraient-elles pas mieux s’adapter à la façon de concevoir la santé des populations qu’elles ciblent, pour faire vraiment sens pour elles ? « There needs to be a

recognition that different forms of knowledge co-exist, and that lay knowledge has a logic, a

65

Faustine Régnier et Ana Masullo, « Obésité, goûts et consommation. Intégration des normes d'alimentation et appartenance sociale », op. cit., p. 764.

66 Patrick Peretti-Watel et Jean-Paul Moatti, Le principe de prévention. Le culte de la santé et ses dérives, op.

cit., p. 63.

67 Ibid., p. 65. 68

« le corps comme une machine et […] voient les aliments comme des carburants pour cette machine »

John Coveney, « A qualitative study exploring socio-economic differences in parental lay knowledge of food and health: implications for public health nutrition », Public Health Nutrition, vol. 8, N° 3, 2007, p. 294.

69

« se distinguer en préférant voir leur corps comme un miroir esthétique et culturel et en voyant les aliments

87

rationality and a sense-making basis, and is an important starting point for health improvement70 ».

Thomas Depecker montre à l’aide d’une enquête par entretien et questionnaire71, que les individus des classes populaires voient la « diététique » comme un remède permettant de perdre du poids quand on en a trop pris, alors que les individus des classes moyennes et supérieures la voient comme un mode de vie, un effort continu permettant de remplacer les médicaments et de vivre plus sainement. Selon ce sociologue, les membres des classes populaires ne sont pas insensibles aux messages de santé, mais ils les interprètent différemment : ils les voient comme des moyens de maigrir, et pas comme des messages préventifs permettant de garder une bonne santé. Pour Régnier, ces recommandations nutritionnelles sont presque uniquement associées à un régime « strict et limité dans le temps,

qui doit avoir des effets rapidement72 » et « la prescription ne vaut que pour celui qui a un problème de poids73 ». Respecter les normes dominantes dans une société est un bon moyen de s’y intégrer. « Le désir de minceur relève du désir d’être conforme à une norme partagée

de corpulence74. » Ainsi, nous supposons que les familles enquêtées ont un rapport socialement différencié aux normes nutritionnelles et se les approprient différemment. Faire un régime n’a pas le même sens dans tous les milieux sociaux75

.

L’ensemble de ces études révèle bien toutes les difficultés auxquelles sont confrontés les pouvoirs publics qui cherchent à modifier les comportements alimentaires des personnes des classes populaires, les plus touchées par l’obésité et ses conséquences sur la santé. Ces campagnes d’éducation alimentaire doivent être adaptées au public visé et doivent prendre en compte la connaissance que l’on a sur les logiques propres à ces milieux, au risque d’être contre-productives. Ce qui est sans doute dans une certaine mesure le cas pour la campagne

70 « Il est nécessaire de reconnaître que différentes formes de connaissances coexistent, et que les savoirs

profanes ont une logique, une rationalité et sont génératrices de sens, et qu’ils sont un point de départ important pour les politiques de santé publiques »

John Coveney, « A qualitative study exploring socio-economic differences in parental lay knowledge of food and health: implications for public health nutrition », op. cit., p. 296.

71

Thomas Depecker, « Les cultures somatiques: usages du corps et diététique », Revue d'Etudes en Agriculture

et Environnement, vol. 91, N° 2, 2010.

72 Faustine Régnier et Ana Masullo, « Le régime entre santé et esthétique? Significations, parcours et mise en oeuvre du régime alimentaire », Revue d'Etudes en Agriculture et Environnement, vol. 91, N° 2, 2010, p. 192. Cf également Anne Lhuissier, « Education alimentaire en milieu populaire: des normes en concurrence », Journal

des anthropologues, N° 106-107, 2006, p. 6-7.

73 Ibidem. 74 Ibid., p. 199. 75

Anne Lhuissier, « The Weight-loss Practices of Working Class Women in France », Food, Culture and

88

médiatique « Pour votre santé », qui peut être vécue comme une offense par certains membres des classes populaires, qui se sentent pointés du doigt et culpabilisés76.

Les campagnes d’éducation alimentaire peuvent être vues comme une tentative d’acculturer les membres des classes populaires aux conduites de vie des membres des classes moyennes et supérieures. C'est ce que dit Boltanski dans les années 1970 : « L’école doit

réaliser “l’acculturation” des classes populaires aux valeurs et aux fins des classes moyennes77 ». Ce sociologue montre également dans cet ouvrage (Prime éducation et morale

de classe) qu’il y a une diffusion des normes – dans le cas qu’il étudie, de puériculture – du

haut vers le bas de l’échelle sociale : « C'est bien, en effet, des classes supérieures, seules

créatrices de catégories de pensée et de règles d’action, aux classes populaires, que se diffusent les savoirs médicaux et les règles d’élevage78

». Mais le savoir populaire résiste, entre autres du fait de l’inégalité dans le niveau d’instruction entre les deux extrémités de l’échelle. Plusieurs décennies après, l’analyse de Régnier sur les goûts vient nuancer cette diffusion verticale : « on assisterait désormais à une polarisation des goûts, les clivages

sociaux se marquant aujourd'hui par des choix différents et rendant le processus de diffusion verticale de moins en moins opérant79 ».

Avec les campagnes d’éducation alimentaire diffusées dans les médias, leurs promoteurs semblent penser qu’il suffit d’informer la population sur les risques qu’elle encourt pour sa santé en adoptant tel comportement pour la conduire à le modifier. Ces promoteurs supposent un individu conscient de ses choix80 et libre de les modifier une fois qu’on lui a donné les clés pour le faire. En créant des « consommateurs avertis », responsables de leurs choix, en toute connaissance de cause, les entreprises d’éducation pour la santé pensent pouvoir modifier durablement les comportements. Elles postulent un homo medicus81 sur le modèle de l’homo œconomicus, sujet que nous avons abordé dans le chapitre 1. Mais l’on voit bien, à travers les

multiples enquêtes sociologiques sur les goûts et les consommations, que les individus sont influencés par toute une série de facteurs qui font qu’ils ne sont pas complètement libres dans leur choix. Jusqu’à présent, les déterminants abordés sont liés en grande partie à l’origine

76

Aurélie Maurice, « “Chacun son fruit” : une action de santé publique confrontée à la réalité sociale de familles populaires », op. cit.

77 Luc Boltanski, Prime éducation et morale de classe, op. cit., p. 29. 78 Ibid., p. 83.

79 Faustine Régnier et Ana Masullo, « Obésité, goûts et consommation. Intégration des normes d'alimentation et appartenance sociale », op. cit., p. 767.

80 Deborah Lupton, The Imperative of Health: Public Health and the Regulated Body, Londres, Sage, 1995, Patrick Peretti-Watel et Jean-Paul Moatti, Le principe de prévention. Le culte de la santé et ses dérives, op. cit. 81

Défini par Pinell dans Patrice Pinell, Naissance d'un fléau. Histoire de la lutte contre le cancer en France,

89

sociale des individus d’âge adulte, mais dans cette thèse, nous étudierons dans le détail d’autres éléments ayant un rôle dans les conduites des préadolescents, tels le groupe de pairs, le contexte, mais aussi la famille, dans toute sa complexité. La question de l’âge de nos enquêtés est cruciale pour analyser leur rapport à l’alimentation et plus précisément au projet alimentation. Les enjeux propres à cette classe d’âge – celle des préadolescents – font qu’ils reçoivent et réinterprètent le projet alimentation d’une façon spécifique. Comment s’approprient-ils, à leur niveau, ce rôle d’homo medicus, construit pour des individus ayant atteint l’âge adulte ? Nous chercherons à comprendre comment les préadolescents peuvent se construire – ou pas – comme des acteurs de leurs choix en matière d’alimentation dans le contexte quotidien du collège et de leur famille, en les supposant ainsi influencés par une pluralité d’agents socialisateurs : nous les considérons comme des acteurs pluriels.

Outline

Documents relatifs