• Aucun résultat trouvé

Devenir homo medicus dans le contexte particulier de la classe

4 La classe en interaction

4.3 Garder la face auprès de ses pairs

Ce qu’observent également les sociologues travaillant sur l’école et les adolescents, c'est l’importance de ce que Dubet et Martuccelli appellent « la face »: « Le but de la face est de

préserver une subjectivité constamment menacée164 ». Ce concept provient de celui de Goffman qui définit la face « comme étant la valeur sociale positive qu’une personne

revendique effectivement à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adopté au cours d’un contact particulier165

». Dubet et Martuccelli soutiennent que « les interactions

adolescentes sont guidées par le souci obsessionnel de sauver sa propre face166 », « sauver la

face » est défini par Goffman comme le « processus par lequel une personne réussit à donner aux autres l’impression qu’elle n’a pas perdu la face167

». Nous verrons que l’attitude des collégiens dépend du contexte et des personnes présentes dans la situation observée. Il s’agit donc de stratégies utilisées par les collégiens pour ne pas « perdre la face168 » dans chacune des situations sociales qu’ils rencontrent.

Erving Goffman a beaucoup écrit sur ce qu’il nomme les rites d’interaction, la façon dont chacun se présente aux autres, dans quel but, comment se déroule l’interaction (de face à face), quelles stratégies sont adoptées par les acteurs,… Goffman utilise la métaphore du théâtre pour expliquer en quoi les individus, les « acteurs » jouent des « rôles », font une « "représentation" […] pour influencer d’une certaine façon un des autres participants169 ». Les acteurs ont des masques, qui leur permettent de survivre en société. « Ce qui semble exigé

de l’acteur, c'est qu’il apprenne suffisamment de bouts de rôle pour être capable d’"improviser" et de se tirer plus ou moins bien d’affaire, quelque rôle qui lui échoie170

». C'est ce que doit faire un préadolescent à l’école, il se trouve confronté à des situations diverses et doit à chaque fois réagir en trouvant la bonne façon de se comporter, il doit souvent « improviser », comme un acteur, grâce aux dispositions qu’il a incorporées dans le passé et qui peuvent l’aider à réagir à la situation. Les individus se forgent ainsi une

164 François Dubet et Danilo Martuccelli, A l'école. Sociologie de l'expérience scolaire, op. cit., p. 164. 165 Erving Goffman, Les rites d'interaction, Paris, Les éditions de minuit, 1974, p. 9.

166 François Dubet et Danilo Martuccelli, A l'école. Sociologie de l'expérience scolaire, op. cit., p. 164-165. 167

Erving Goffman, Les rites d'interaction, op. cit., p. 12.

168 Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. 1- La présentation de soi, Paris, Les éditions de minuit, 1973, p. 64.

169

Ibid., p. 23. 170 Ibid., p. 74.

109

« façade », au sens de Goffman : « la façade n’est autre que l’appareillage symbolique,

utilisé habituelllement par l’acteur, à dessein ou non, durant sa représentation171 ».

L’enjeu pour les préadolescents à l’école est celui de l’intégration, notamment l’intégration dans le groupe de pairs. Cette intégration passe par la conformité à certaines normes édictées par le groupe qu’il a choisi. Certains adolescents sont déviants, parce qu’ils ne sont pas conformes aux normes sociales définies par le groupe de pairs. C'est le cas par exemple des élèves en surpoids. On peut parler, avec Goffman, de stigmate. « La honte surgit

dès lors au centre des possibilités chez cet individu qui perçoit l’un de ses propres attributs comme une chose avilissante à posséder, une chose qu’il se verrait bien ne pas posséder172

. » Les autres élèves le rejettent, l’excluent du groupe des pairs ou se moquent de lui. « C'est

souvent lorsqu’il rentre à l’école que l’enfant apprend son stigmate, parfois dès le premier jour, à coups de taquineries, de sarcasmes, d’ostracismes et de bagarres173

. »

Les interactions avec les pairs prennent place importante dans l’esprit des préadolescents et guident leurs comportements. Il faut se faire bien voir des pairs, paraître cool, « branché », se faire des amis. Différentes stratégies peuvent être adoptées. On peut jouer au « pitre174 », surtout dans les collèges de banlieue en transgressant les règles scolaires, on peut chercher à entrer dans un groupe d’amis, en les choisissant bien175

. Les adolescents sont dans une tension permanente entre deux objectifs contradictoires : « chacun doit ressembler à l’autre et s’en

distinguer à la fois176 ». Ce groupe de pairs a un pouvoir très fort sur les adolescents, qui cherchent à se conformer aux normes de ce groupe, comme le montre Agnès Van Zanten pour la triche : « Ce qui l’emportait en définitive, cependant, c'était la pression collective du

groupe de pairs, d’un "nous" qui commençait à se constituer contre l’institution, et contre les enseignants, et auquel on n’osait pas résister177

». La pression normative est très forte à l’adolescence, et elle se joue notamment à l’école : Dubet et Martuccelli parlent d’ « hyperconformisme adolescent178

». Un point intéressant est soulevé par Pasquier : « la

171 Ibid., p. 29. 172

Erving Goffman, Stigmates. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Les éditions de Minuit, 1977 (1963), p. 18.

173 Ibid., p. 47.

174 François Dubet et Danilo Martuccelli, A l'école. Sociologie de l'expérience scolaire, op. cit., p. 187.

175 Agnès Van Zanten, « Les amitiés et la sociabilité des adolescents de banlieue: autonomie, intégration et ségrégation »,in Secrets et confidents: au temps de l'adolescence, 2001.

176 Michel Fize, Les adolescents, Paris, Le Cavalier Bleu, 2009, p. 71.

177 Agnès Van Zanten, « Les amitiés et la sociabilité des adolescents de banlieue: autonomie, intégration et ségrégation », op. cit., p. 68.

110

culture dominante n’est plus la culture de la classe dominante mais la culture populaire179

». Ainsi, chez les adolescents, la culture qui domine n’est pas celle des classes supérieures mais celle des catégories populaires : le rap, les fast-foods, les survêtements sont fortement valorisés. Nous verrons dans quelle mesure cela se vérifie dans un collège accueillant une population globalement de classe moyenne. L’influence américaine est également présente, notamment dans les banlieues. David Lepoutre le remarque par exemple à propos de la salutation : « On observe, dans certains cas moins fréquents, une ethnicisation "à

l’américaine" des salutations des adolescents noirs entre eux, qui marquent la rencontre par un claquement face à face du plat de la main, genre de paumée, suivi d’un contact poing à poing, le tout effectué avec une nonchalance caractéristique180 ». Il apparaît que ce geste s’est répandu puisque nous l’avons observé même dans le collège « classes moyennes », il est alors appelé « check ».

Les préadolescents doivent donc mettre au point tout un ensemble de stratégies pour garder la face auprès de leurs pairs et maintenir leur intégration au groupe, en se conformant à ses attentes ou en s’en distinguant, de la « bonne » manière.

Ces éléments conceptuels permettant de décrire les processus en jeu au sein d’une classe nous amènent à nous poser la question plus précise, et qui nous intéresse dans cette thèse, de ce qui se joue quand un projet d’éducation alimentaire est mis en place au sein d’une classe. Comment conceptualiser la réception d’un tel projet par les préadolescents ? Nous utilisons la notion de « rapport au savoir » développée par Charlot et son équipe, que nous adaptons à notre objet en parlant de « rapport au projet alimentation ».

179

Dominique Pasquier, Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, op. cit., p. 162. 180 David Lepoutre, Coeur de banlieue, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 112.

111

Outline

Documents relatifs