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Devenir homo medicus dans le contexte particulier de la classe

2 Consommations alimentaires et rapport aux normes

2.1 Les aspects sociaux de l’acte alimentaire

Souffrant par le passé du manque34, de la privation, les « pauvres » subissent de nos jours l’excès de nourriture et l’insuffisance d’activité physique liée au chômage et à la désindustrialisation : les obèses se comptent surtout parmi les fractions défavorisées de la population, en tous les cas dans les pays développés35. L’alimentation est également impliquée dans certains cancers, certaines allergies et dans des problèmes liés à certains contaminants (pesticides, additifs,…). L’obésité n’est donc pas la seule « maladie » liée à une « mauvaise » alimentation, elle est d’ailleurs avant tout un simple facteur de risque pour d’autres pathologies : diabète, hypertension artérielle, etc. Néanmoins, cette forte prévalence de l’obésité en milieu populaire est due, selon beaucoup de spécialistes, à une alimentation de qualité inférieure : « the " poor diets of the poor" are substantially responsible for the

persistence of health inequalities36 ». Il apparaît que nutritionnellement parlant, l’alimentation des catégories populaires serait plus « mauvaise » : plus de produits gras et sucrés, moins de fruits et légumes. En effet, « de nombreuses études soulignent […] l’emploi important de

produits qualifiés de type "Mcdo" tels que les plats cuisinés, les frites, les pizzas, les hamburgers ou les poissons panés37 ». Ainsi, des campagnes d’éducation alimentaire cherchent à améliorer les habitudes alimentaires de cette fraction de la population. L’objectif est clairement énoncé dans le PNNS 3, c'est même l’axe stratégique numéro 1 du programme (cf chapitre 1).

32 « La moralisation des normes de puériculture constitue un élément non négligeable de leur imposition » : Séverine Gojard, « Les soins aux jeunes enfants, entre normes de puériculture et normes familiales. Une étude de cas », French Politics, Culture and Society, vol. 17, N° 3-4, 1999, p. 137.

33 Delphine Keppens, « Réappropriations et transmissions familiales des discours médicaux sur l’alimentation des enfants. Analyse comparative obésité et diabète de type I »,in Depecker Thomas, Lhuissier Anne and Maurice Aurélie (dir.), La juste mesure. Une sociologie historique des normes alimentaires, Rennes, Presses Universitaires de Rennes - Presses Universitaires François-Rabelais, 2013.

34 John Germov et Pat Crotty, « Food and Class »,in Germov John and Williams Lauren K. (dir.), A sociology of

food and nutrition. The social appetite, Melbourne, Oxford University Press, 2004, p. 242.

35 Jean-Pierre Poulain, Sociologie de l'obésité, op. cit., p. 86. 36

« la "médiocre alimentation des pauvres" est substantiellement responsable de la persistance des inégalités de

santé », Germov John et Williams Lauren K., op. cit., p. 243.

37 France Caillavet, Nicole Darmon, Anne Lhuissier et Faustine Régnier, « L'alimentation des populations défavorisées en France : synthèse des travaux dans les domaines économique, sociologique et nutritionnel », op.

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Dans les années 1980, plusieurs sociologues se sont intéressés à la différenciation sociale des consommations alimentaires : il s’agit notamment de Pierre Bourdieu38 et de Claude et Christiane Grignon39. Ils montrent que les individus des classes supérieures cherchent à se distinguer des autres en consommant des aliments plus chers et plus « raffinés40 » comme le poisson ou les fruits et légumes. De leur côté, les membres des classes populaires préfèrent des aliments plus « nourrissants » et « fortifiants » comme « les pâtes, les pommes de terre,

les soupes, les graisses, la charcuterie, les ragoûts41 ».

Au niveau international, la question de la différenciation sociale des comportements alimentaires a également été étudiée : John Germov et Lauren William, deux sociologues australiens, y consacrent un chapitre dans leur manuel de sociologie de l’alimentation42

, chapitre intitulé « Food and Class ». Une partie du chapitre est consacrée à Bourdieu et à ses théories sur le capital culturel et l’habitus. Bourdieu est un sociologue qui influence beaucoup les travaux internationaux sur la question des classes sociales. Germov et Crotty concluent en ces termes : « Food habits are one of the most prominent examples of social differenciation in

the form of class distinction43 ». En Angleterre, Alan Warde s’intéresse également aux consommations et considère quatre thèses, dont la dernière est dans la lignée de Bourdieu : « The fourth thesis, then, maintains that there remains very significant structural

differentiation in eating behaviour, indicating its social embeddedness and its social regulation, and which is primarly manifest as hierarchical class difference44 ». Toutes ces études appuient une idée importante défendue dans cette thèse : les familles ont des consommations alimentaires socialement différenciées. Dans le même pays, des études sont menées sur les pratiques alimentaires des adolescents en comparant des adolescents de classes moyennes et de classes populaires. Ces études nous intéressent particulièrement puisqu’elles

38 Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les éditions de minuit, 1979. 39

Claude Grignon et Christiane Grignon, « Alimentation et stratification sociale », Cahiers de Nutrition et

Diétitique, vol. XVI, N° 4, 1981. Claude Grignon et Christiane Grignon, « Styles d'alimentation et goûts

populaires », Revue française de sociologie, vol. 21, N° 4, 1980.

40 Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, op. cit., p. 207. 41

Luc Boltanski, « Les usages sociaux du corps », op. cit., p. 219-220.

42 John Germov et Lauren K. Williams (dir.), A sociology of food & nutrition. The social appetite.Melbourne, Oxford University Press, 2004.

43 « Les pratiques alimentaires sont un des exemples les plus probants de différenciation sociale sous la forme

d’une distinction sociale »

John Germov et Pat Crotty, « Food and Class », op. cit., p. 256.

44« La quatrième thèse maintient qu’il reste de très significatives différenciations structurelles dans les

comportements alimentaires, ce qui indique leur enracinement social et leur régulation sociale, qui est avant tout manifeste comme différence hiérarchique de classe. »

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croisent trois thématiques de notre thèse : les adolescents, l’alimentation et les classes sociales. Kathryn Backett-Milburn et Wendy Wills sont en tête de file de ces enquêtes. Elles montrent que les parents appartenant aux classes moyennes sont beaucoup plus stricts en matière d’alimentation avec leurs enfants que les parents de milieux défavorisés, qui se sentent plus désarmés face aux demandes et aux comportements de leurs adolescents45. Ces sociologues s’appuient elles aussi sur Bourdieu pour dire que les familles de milieu aisé cherchent à se distinguer des autres par leurs choix en matière d’alimentation46. D’autres

chercheurs, anglais eux-aussi, montrent que le repas est un moment très important, il le qualifient de « resonant symbol of family life47 ». Leurs travaux sont publiés, entre autres, dans un ouvrage collectif, Changing Families, Changing Food. Une autre recherche menée par James, Penny Curtis et Katie Ellis montre qu’un « vrai » repas est, pour les enfants, un moment où toute la famille est réunie: « a meal that parents and children eat together48 ».

Dans des études s’intéressant à la différenciation sociale des familles, comme celle que l’on a déjà cité de Backett-Milburn et Wills, le repas devient un moyen de montrer que l’on a un « taste of health », que l’on est une « healthy family49 » que l’on mange comme il faut, ce qu’il faut, et donc de se distinguer des familles plus populaires pour qui le repas n’a pas cette dimension. Nicolas Herpin montre également que le repas convivial est davantage le fait des catégories supérieures : « c'est dans les catégories supérieures que le repas du soir se

rapproche de la convivialité familiale50 ».

Les études qui s’intéressent aux comportements alimentaires sont souvent centrées sur les adultes. Peu de travaux concernent les préadolescents, il y a ceux de Wills et son équipe en

45

K. Backett-Milburn, W. Wills, M. L. Roberts et J. Lawton, « Food and family practices: teenagers, eating and domestic life in differing socio-economic circumstances », Childrens Geographies, vol. 8, N° 3, 2010b, p. 312. 46 K. C. Backett-Milburn, W. J. Wills, M. L. Roberts et J. Lawton, « Food, eating and taste: Parents' perspectives on the making of the middle class teenager », op. cit., p. 1317.

47 « symbole fort de la vie de famille »

Alan Metcalfe, Caroline Dryden, Maxine Johnson, Jenny Owen et Geraldine Shipton, « Fathers, Food and Family Life »,in Jackson Peter (dir.), Changing Families, Changing Food, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009, p. 113.

48 « un repas que parents et enfants partagent ensemble »

Allison James, Penny Curtis et Katie Ellis, « Negotiating Family; Negotiating Food: Children as Family Participants? »,in James Allison, Kjorholt Anne Trine and Tingstad Vebjorg (dir.), Children, food and identity in

everyday life, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009, p. 40.

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« attitude favorable à la santé », « famille en bonne santé »

K. C. Backett-Milburn, W. J. Wills, M. L. Roberts et J. Lawton, « Food, eating and taste: Parents' perspectives on the making of the middle class teenager », op. cit., p. 1318..

50

Nicolas Herpin, « Le repas comme institution. Compte rendu d'une enquête exploratoire », Revue française de

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Angleterre (qui restent très centrés sur la famille) et en France, ceux de Louis Mathiot51, d’Anne Dupuy52

, et surtout ceux de Diasio (et al) en France – avec le projet AlimAdos, sur lequel nous allons revenir. La différenciation sociale des comportements alimentaires s’applique-t-elle telle quelle aux préadolescents ? Cela signifierait par exemple que les préadolescents de milieux populaires sont davantage attirés par les produits gras et sucrés que les autres. Mathiot montre dans sa thèse que les pratiques alimentaires de distinction observées dans la population adulte peuvent être transposées chez les enfants en pratiques distinctives selon les âges53. De leur côté, l’équipe de chercheurs britanniques a observé une certaine indépendance des préadolescents dans leurs choix alimentaires : « young teenagers

will attempt to differentiate their tastes from other family members in order to forge distinct identities54 ». Peut-on tout de même constater une transmission des « habitus » des parents aux enfants ? Ou bien d’autres éléments entrent-ils en ligne de compte, comme l’influence du groupe de pairs ? L’équipe anglaise considère que dans les familles des classes moyennes, l’habitus des parents prend le dessus : « middle-class teenagers’ practices and perception are

firmly embedded according to the family habitus. Children’s consumption practices, even when outside the home, are relational to those of the family55 ». Rares sont les travaux français portant sur ces questions, cette thèse constitue donc un apport original à ce sujet.

Les consommations alimentaires des familles apparaissent comme socialement différenciées, à l’heure actuelle mais aussi par le passé. Les pratiques alimentaires des préadolescents semblent assez fortement influencées par celles de leur famille, bien qu’ils puissent chercher à s’en distinguer pour forger leur identité. On peut ainsi faire l’hypothèse d’une structuration sociale des pratiques alimentaires des préadolescents. Néanmoins,

51

Louis Mathiot, « La fête et ses jeux avec la nourriture, des usages transgressifs sous contrôle », Revue des

Sciences Sociales, N° 45, 2011.

52 Anne Dupuy, Plaisirs alimentaires. Socialisation des enfants et des adolescents, Rennes, Presses Universitaires de Rennes - Presses Universitaires François-Rabelais, 2013.

53

Louis Mathiot, « L'alimentation des enfants: un observatoire des cultures enfantines et des rapports intergénérationnels », thèse de doctorat, Université de Strasbourg, 2012, p. 305.

54 « Les jeunes adolescents vont tenter de différencier leurs goûts de ceux des autres membres de la famille dans

le but de se forger des identités distinctes »

W. Wills, K. Backett-Milburn, S. Gregory et J. Lawton, « 'If the food looks dodgy I dinnae eat it': Teenagers' accounts of food and eating practices in socio-economically disadvantaged families », Sociological Research

Online, vol. 13, N° 1-2, 2008, p. 25.

55 « Les pratiques et représentations des adolescents de classe moyenne sont fermement enracinnées dans

l’habitus familial. Les pratiques alimentaires des enfants, même quand ils sont hors de chez eux, sont liées à celles de leur famille ».

Wendy Wills, Kathryn Backett-Milburn, Julia Lawton et Mei-Li Roberts, « Consuming Fast Food: The Perceptions and Practices of Middle-Class Young Teenagers »,in James Allison, Kjorholt Anne Trine and Tingstad Vebjorg (dir.), Children, food and identity in everyday life, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009, p. 62.

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l’importance du groupe de pairs et la nécessite d’un conformisme à la culture adolescente peut complexifier le rapport à l’alimentation des préadolescents. En prenant le point de vue des préadolescents, nous allons tenter d’analyser finement les divers éléments influençant leurs comportements alimentaires et plus particulièrement leur rapport au projet alimentation. Intéressons-nous pour l’instant à la façon dont les normes alimentaires sont reçues et réinterprétées par les différents groupes sociaux.

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