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2 Une ethnographie auprès de préadolescents

2.2 Relation de l’enquêtrice avec les enquêtés

2.2.1 Rapport des élèves à ma prise de notes

Le choix que j’ai fait concernant la prise de notes est assez ambivalent : j’ai décidé de prendre des notes en cours ou même parfois en cours d’EPS (notamment à Renoir), et de ne pas en prendre à la cantine. Ce choix est fondé sur la configuration « physique » des lieux d’observation : en cours, j’étais assise à une table, les élèves avaient leurs cahiers sortis et ma prise de notes se fondait plutôt bien dans le décor. À la cantine, je mangeais avec les élèves, donc il me paraissait inapproprié de sortir mon carnet. Je rappelle qu’à Laplace, j’ai pris des notes à la cantine en me postant debout, face à la tablée que j’observais. Cette technique n’a pas été un franc succès puisqu’il est arrivé que les élèves expriment leur lassitude par rapport à ma présence en tant qu’observatrice extérieure. Ainsi, les deux années suivantes, je retenais tout ce qu’il se passait à la cantine puis notait juste après les discussions et les aliments mangés par chacun de mes convives.

J’ai choisi de prendre des notes devant les élèves, contrairement à Wilfried Lignier. Ce choix réside dans l’intention de me donner un rôle : les élèves savent bien que je ne suis pas une préadolescente comme eux, donc pour justifier ma présence auprès d’eux, j’avais besoin de leur montrer mon « travail ». Je ne voulais pas cacher le fait que j’étais en train de faire une recherche en sociologie et que je les observais. Néanmoins, j’ai cherché à m’immiscer dans leur vie quotidienne (notamment en mangeant avec eux sans prendre de notes). Mon statut était donc ambigu : je n’étais pas une simple observatrice puisque je prenais part à leurs interactions, mais je n’étais pas non plus une simple « camarade » puisque j’étais là pour faire une recherche sur eux. Je reviendrai sur le regard des élèves sur mon statut dans la classe un peu plus loin.

Ma prise de notes a éveillé la curiosité de certains, qui ne comprenaient pas le but de cette activité particulière.

51 « J’ai expérimenté ce rôle comme un rôle spontanément créé et construit par les efforts combinés des enquêtés

et de moi-même » Ibid., p. 444.

142 Claudia : Madame vous écrivez les dialogues ? Aurélie : Oui.

Claudia : Pour quoi faire ?

Aurélie : Pour le moment rien, mais après ça me servira d’illustration et pour mieux vous connaître.

(Collège Malraux, carnet d’observations, cours de mathématiques, 22/11/10) La difficulté que j’éprouvais à répondre à ces questions de curiosité des élèves tenait au fait que je naviguais un peu à l’aveugle : je ne savais pas bien où j’allais et à quoi servait cette prise de notes systématique, j’avais « le sentiment de flotter sans orientation cohérente,

l’impression de ne pas comprendre ». Ce sont, selon Olivier Schwartz, des « moments nécessaires et récurrents dans une recherche de cette nature52 ». J’avais ainsi beaucoup de

mal à me justifier et laissais les élèves dans le flou, dans l’incompréhension quant à mon « travail » dans leur classe. La 3ème année, à Renoir, j’étais davantage au clair sur l’intérêt de ma prise de notes (ayant analysé mon terrain à Malraux et entrevoyant les premiers résultats), j’avais donc plus de facilités à répondre aux questions des élèves.

Léanne : Pourquoi t'écris tout ça?

Aurélie : Je veux mieux connaître la classe. Pour travailler sur la réception du projet alimentation, il faut que je connaisse le niveau des élèves.

(Collège Renoir, carnet d’observations, cours de français, 8/11/11)

Le problème reste que les élèves sont curieux de voir ce que j’écris dans mon carnet. Là encore, mon attitude est ambivalente : je ne veux pas que les élèves lisent – ou tout du moins pas longtemps – ce qui est écrit, de peur qu’ils aient l’impression que je les espionne, et en même temps, je ne veux pas qu’ils pensent que je dissimule quelque chose, ce qui attiserait leur méfiance. Ainsi, je choisis d’adopter un comportement tel que je fais « semblant de ne rien dissimuler ».

Mélanie lit ce que j'ai écrit. Je lui dis que j'écris sur la discussion sur les bonbons. Elle ne réagit pas mais arrête tout de même de lire.

(Collège Renoir, carnet d’observations, cours d’EPS, 4/11/11)

Ne pas éveiller la méfiance des élèves est ma principale préoccupation quand ils s’intéressent à ma prise de notes, mais en réalité celle-ci peut être difficilement évitée. Plusieurs élèves me font part de leurs suspicions quant à mes intentions lors de ma prise de notes.

143 Axel : Je peux voir ton carnet Aurélie ? Aurélie : Non…

Axel : Qu’est-ce que t’écris dedans ? Aurélie : Les dialogues.

Axel : Je peux voir ? Je suis sûr que tu nous critiques. J’ai le droit de voir ce que tu vas mettre dans ton livre.

(Collège Malraux, carnet d’observations, dans la file de la cantine, 22/11/10) Lors de cet épisode, je n’accepte pas de lui donner mon carnet pour qu’il le regarde. Les seules fois où les élèves le lisent, c'est quand je suis en train d’écrire et qu’une personne près de moi tente de lire. Je cherche alors, comme nous l’avons vu plus haut, un moyen de détourner l’attention de mon carnet. On voit bien ici la peur de l’élève que je les « critique », que je sois une sorte de traître, venue les espionner pour apprendre des choses sur eux et les rabaisser. Pour gagner leur confiance, il me faut détromper ces suspicions : ne pas leur faire lire mon carnet en fait partie, même si pour maintenir le « contrat de confiance », il faut leur faire penser que je n’ai rien à cacher.

Hector, Mayeul et Loïc parlent d’internet, de Facebook et de piratage. Mayeul : N’écoutez pas ! Sinon elle va tout répéter aux profs.

Aurélie : Je répète rien ! Je garde tout pour moi. Mayeul : Oui mais là ils vont vous faire du chantage. Loïc : On va avoir une amende.

(Collège Renoir, carnet d’observations, cours d’EPS, 7/10/11) Les élèves ont très souvent peur que j’aille raconter ce que j’ai vu ou entendu aux enseignants ou à la CPE. Étant donné que je suis une adulte, ils supposent que je suis dans le « clan » des adultes et que je porte un jugement « d’adulte » sur leurs comportements, notamment quand ils sont déviants – et qu’ils ne les adopteraient pas devant un « vrai » adulte. Ils craignent donc que je les rapporte à ceux qu’ils considèrent tout de même comme mes pairs, les autres adultes du collège.

Il est également arrivé que les élèves me disent que je ne leur ai pas demandé leur accord pour prendre des notes sur eux. C'est arrivé notamment une fois : la situation était assez gênante.

Je m’assois sur le muret pour noter sur mon cahier.

Soraya : Vous êtes encore en train de noter ! Vous avez pas le droit, je vais porter plainte ! Aurélie : J’anonymise.

144 Imane : Laissez mon nom ça me gêne pas. Claudia : Moi non plus ça me gêne pas.

Médina : Oui moi aussi ! Comme ça je vais être célèbre. Soraya : Vous allez faire quoi avec ça ?

Aurélie : Je vais écrire un livre, un gros mémoire.

Soraya : Vous avez pas le droit, vous devez demander notre accord, vous écrivez des choses personnelles sur nous ! Ce qu’on dit, sans nous demander la permission.

Imane : Moi ça me gêne pas, vous pouvez mettre mon nom.

(Collège Malraux, carnet d’observations, cours d’EPS, 16/06/11)

C'est une élève en particulier, Soraya, qui se révolte contre cette observation illégitime selon elle puisque je ne lui ai pas demandé son avis. Les autres élèves ont l’air plutôt contentes de savoir qu’un « livre » va être « publié » sur elles : elles souhaiteraient même que je laisse leur vrai nom. Je me suis retrouvée face à un problème éthique : de quel droit puis-je me servir d’informations si une des enquêtées ne souhaite pas que je le fasse ? Par la lettre que j’avais distribuée au début de l’année, j’avais informé les parents et donc demandé implicitement leur consentement. Finalement, ce sont les adultes (enseignants, principal, parents) qui décident pour les élèves. Mais, si l’on se place dans la symétrie éthique définie par Prout et Christensen53, les préadolescents ont autant leur mot à dire que les adultes qui en sont responsables.

Les élèves de Malraux sont méfiants également parce qu’ils ne comprennent pas pourquoi je les observe dans tous les cours alors que je suis « censée » travailler sur l’alimentation. Comme je n’étais pas au clair moi non plus sur la raison de ma présence à l’ensemble des cours, je n’arrivais pas à la justifier auprès d’eux. Ainsi, il est arrivé qu’en musique, cours pendant lequel les élèves chahutent beaucoup (l’enseignante n’arrive pas à se faire respecter), les élèves se posent la question de ma présence.

Sami : Vous notez le cours ?

Aurélie : Non, le cours ça m’intéresse pas, c’est la dynamique de la classe qui m’intéresse. Sami : Mais la dynamique de la classe, c’est pas l’alimentation ?

Aurélie : Si ce que vous mangez fait partie de la dynamique de la classe. Laurent : Les insultes, ça en fait pas partie !

Aurélie : Si bien sûr, c’est intéressant.

Ils partent alors que je suis encore en train de parler.

145 […]

Moussa : C’est pas l’alimentation ça !

Soraya : On mange pas des carottes en musique.

(Collège Malraux, carnet d’observations, cours de musique, 11/02/11)

Pendant ce cours, les élèves finissent par envoyer des stylos dans ma direction, comme pour me repousser. J’étais assise à l’écart, au fond de la classe, seule. En effet, depuis l’incident avec la professeure d’arts plastiques54, j’avais décidé de ne plus m’assoir au milieu des élèves.

Je suppose que cette position dans la classe « à l’écart » a renforcé le ressentiment de certains élèves à mon égard. Ce sont des garçons du groupe-classe qui ont entrepris de me lancer des stylos. Les garçons, sont, d’après Séverine Depoilly, beaucoup plus enclins que les filles à exprimer de la haine, sous forme, entre autres, d’actes « d’intimidation physique55

» visant la personne de l’enseignant, ici, une personne adulte les dérangeant.

Je me lève, je vais voir Moussa et le groupe des garçons.

Moussa : Madame c’est pas moi ! Moustafa il voulait vous lancer un compas pour vous crever les yeux !

Mamadou : Madame j’ai pas fait exprès. Imane : Ça va plus là Madame.

Aurélie : Si ça commence à devenir dangereux c’est clair. Imane : Madame vous devriez changer de classe.

Aurélie : Oui mais vous êtes une classe intéressante. Imane : Parce qu’on fait des bêtises ?

Aurélie : Oui et parce que vous êtes une classe très diversifiée avec des profs diversifiés. (Collège Malraux, carnet d’observations, cours de musique, 11/02/11)

Imane me conseille de changer de classe : je suis vraiment rejetée par le groupe-classe. Ce qui pourrait apparaître comme un élan protecteur est en réalité du rejet, Imane aimerait que je quitte sa classe. Cet épisode a clôturé ma venue en cours de musique. Je n’ai plus osé y retourner de peur que la situation d’exclusion se reproduise.

54 La professeure d’arts plastiques était allée voir la CPE en se plaignant du fait que j’étais « copine avec les élèves » et que je perturbais son cours. L’infirmière, avertie par la CPE, s’est alors entretenue avec moi et m’a conseillé de me mettre au fond de la classe pour ne plus déranger les cours. On voit bien ici à quel point mon acceptation au collège était fragile et ne tenait qu’à un fil : à moi de trouver la bonne conduite à adopter pour me faire accepter à la fois des adultes et des élèves.

55 Séverine Depoilly, « Rapport à l'école et rapport de genre chez les élèves de lycée professionnel: Pour une pensée relationnelle de l'expérience scolaire des filles et des garçons de milieux populaires », thèse de doctorat, Université Paris 8 - Saint Denis, 2011, p. 368.

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Ainsi, prendre des notes devant les élèves n’est pas sans implications : cela éveille leur curiosité voire leur méfiance, mais j’ai eu besoin de leur permettre de comprendre – au moins en partie – la raison de ma présence en cours. Je ne pouvais pas être seulement la responsable du projet alimentation, j’avais besoin qu’ils sachent que je faisais une recherche sur eux.

2.2.2 Comment se comporter avec les adultes du collège et les

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