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Devenir homo medicus dans le contexte particulier de la classe

1 Le préadolescent construit comme messager

Le projet alimentation a pour objectif implicite de rendre les préadolescents messagers auprès de leurs proches (notamment leur famille) des informations transmises lors des séances du projet (cf chapitre 1). Ainsi, les promoteurs de ce projet placent les préadolescents en situation active de diffuseurs des « bonnes » pratiques alimentaires au sein de leur famille. C'est grâce à une transformation du regard porté sur l’élève que celui-ci peut endosser un tel rôle actif. Il n’est plus seulement un récepteur passif de savoirs qui lui seraient transmis de haut en bas par les enseignants, mais il devient acteur de ses connaissances, dont il peut se servir comme il l’entend.

1.1 L’enfant placé au centre du système éducatif

Le projet alimentation s’inscrit dans un processus plus global, prenant ses sources à la fin du XIXe siècle avec l’Éducation nouvelle, de positionnement de l’enfant au centre du système éducatif, en lui conférant une position active. Patrick Rayou a analysé les processus à

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l’origine du texte de la Loi d’orientation sur l’éducation proposée par Jospin en 19895

qui place « l’élève au centre du système éducatif ». Il identifie trois racines principales au puérocentrisme : une nouvelle conception de la pédagogie avec l’Éducation nouvelle, des législations qui évoluent concernant les droits de l’enfant, et une revalorisation de l’enfant par la psychologie. L’Éducation nouvelle est un courant de pensée pédagogique qui est apparu à la fin du XIXe siècle et qui a été mis en pratique dans des établissements scolaires comme l’École des Roches en France. Sa façon de concevoir l’éducation est très différente de la manière traditionnelle : l’enfant est capable de savoir ce qui est bon pour lui et de devenir « d’une certaine façon, l’éducateur de l’éducateur6 ». On pense ici au projet alimentation qui vise à rendre les adolescents acteurs de l’éducation alimentaire de leurs proches, donc entre autres de leurs parents. Il y a ainsi une inversion de l’éducation verticale classique, définie par Durkheim, des parents vers les enfants : les enfants se mettent à éduquer leurs parents. Il s’agit alors d’une éducation ascendante. On permet à l’élève d’avoir un rôle actif dans son éducation : « reconnu comme une personne apte à fixer elle-même ses fins, l’enfant a

essentiellement droit au bonheur7 ». Ces modes de pensée auront une influence sur

l’orientation que prendra le système scolaire en France, notamment à partir des années 80. La France ratifie en 1990 une convention relative aux droits de l’enfant de l’ONU qui contraint les États signataires à un contrôle international. Cette mise en avant des droits de l’enfant va de pair avec une revalorisation de l’enfant qui est perçu, notamment dans la famille, comme un être compétent : « on en appelle à son autonomie, à sa responsabilité, à son

intelligence8 ». L’usage du terme responsabilité mérite que l’on s’y arrête : il s’agit d’un

terme très fréquemment employé par les promoteurs de l’éducation pour la santé, qui cherchent par tous les moyens à responsabiliser les individus, quel que soit leur âge. La psychanalyse s’est elle aussi intéressée à la question de l’enfant, Françoise Dolto en a été la porte-parole médiatique : elle a soutenu l’idée que l’enfant est une personne et qu’adultes et enfants ont la même valeur. D’autres éléments ont joué dans cette mise au centre de l’enfant, comme la publication de travaux de médecins et biologistes prônant la prise en compte des rythmes biologiques de l’enfant. Les discours du SGEN (Syndicat général de l’Éducation nationale), héritier du syndicalisme chrétien ont eux-aussi eu un impact important : « il est

urgent aujourd'hui d'opposer une autre logique, non plus centrée sur les contenus, mais sur

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Bulletin officiel de l’Éducation nationale, numéro spécial n°4, 31 août 1989.

6 Patrick Rayou, « L'enfant au centre. Un lieu commun "pédagogiquement correct" »,in Derouet Jean-Louis (dir.), L'école dans plusieurs mondes, Bruxelles, De Boeck Université, 2000, p. 248.

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Ibid., p. 248. 8 Ibid., p. 251.

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les individus. Partir du jeune en tant que sujet, qui se forme dans une société donnée, qui structure sa personnalité et acquiert ses outils de connaissance au travers d'un processus où il est lui-même acteur9 ». Le temps libre devient essentiel dans l’éducation des enfants : « Les

enfants sont alors concernés au premier chef et l'intervention dans le temps libre, loin d'être marginale par rapport à celui de la scolarisation devient le cœur de l'intervention éducative10 ». Intervenir sur le temps hors scolaire, c'est ce que cherche à faire le projet alimentation qui nous intéresse en donnant les moyens aux adolescents de pouvoir « choisir

de façon responsable la voie qui est celle de l’intérêt général11

» et en cherchant à modifier leurs pratiques hors du temps scolaire. Notons encore une fois l’emploi du terme « responsable ». En plaçant l’enfant au centre du système éducatif et en lui reconnaissant un rôle actif dans les processus d’apprentissage, les pouvoirs publics lui confèrent un nouveau statut qui permet de lui donner un rôle d’éducateur dans sa famille. C'est ce rôle qu’investissent les promoteurs du projet qui nous intéresse : le préadolescent doit pouvoir influencer les choix de ses parents en matière d’alimentation. Nous avons vu dans le chapitre précédent que dès le XIXème siècle, les enfants étaient utilisés pour réformer les pratiques familiales, mais ce qui a changé, c’est la façon dont on considère l’enfant messager. Au lieu de lui imprimer des préceptes normatifs qu’il va réciter tel un perroquet dans sa famille, il est vu comme un acteur qui participe à sa propre éducation et à celle de sa famille. Dans les années 1980, l’éducation pour la santé a elle-aussi changé ses méthodes et est passée d’une imposition verticale de messages normatifs (modèle biomédical) à une prise en compte de l’expérience de chacun en le faisant participer à la construction d’un savoir commun (modèle global). La nouvelle place accordée à l’enfant dans le système éducatif ouvre la voie à l’utilisation de ce modèle global à l’école pendant les séances d’éducation à la santé.

1.2 Les préadolescents, messagers capables d’influencer les choix de leurs parents

Le projet alimentation vise à faire endosser aux adolescents un rôle de messager des « bonnes » pratiques alimentaires auprès de leurs parents. Ce projet s’appuie sur la qualité de passeur entre l’école et la famille qu’ils possèdent. Philippe Perrenoud a analysé finement le

9 Ibid., p. 260. 10

Ibid., p. 265. 11 Ibid., p. 266.

76 rôle de l’enfant comme « go-between12

» entre l’école et sa famille. Il montre que l’enfant

n’est pas dupe de ses parents ou de ses enseignants et met au point des stratégies pour servir ses propres intérêts en modifiant les informations qu’il véhicule entre l’école et la famille (ou inversement). « Go-between, l’enfant conduit ses propres stratégies ; il prend des risques,

forme des projets ; il gère des conflits et des alliances ; il discute, il négocie, il décide, à l’instar de n’importe quel adulte13

. » Il faut tout de même avoir en tête que les préadolescents ne sont pas toujours de fins stratèges : « En traitant l’enfant comme un acteur à part entière,

la sociologie ne suggère pas qu’il mène constamment des stratégies bien réfléchies et toujours efficaces14 ». C'est ce préadolescent go-between que nous étudions, dont nous cherchons à comprendre les stratégies : pourquoi tel préadolescent parle du projet à ses parents ? Pourquoi met-il en avant tel aspect du projet plutôt que tel autre ? Quels intérêts cherche-t-il à satisfaire en réinterprétant le projet à sa manière ? Une étude canadienne montre que les enfants peuvent jouer le rôle de prescripteur des messages nutritionnels en vigueur auprès de leurs parents quand ces derniers ne les respectent pas, notamment du fait de leur héritage culturel qui apporte d’autres définitions d’une alimentation bonne pour la santé15

. Ce rôle de prescripteur que peuvent jouer les enfants ou les adolescents n’est endossé que dans certaines conditions, ce sont elles que nous cherchons à mettre au jour dans cette thèse. C'est un rôle qui est bien connu des services de marketing des entreprises agroalimentaires : il est possible d’utiliser l’enfant pour influencer les achats des parents. Les entreprises ont bien compris qu’ « en s’adressant aux enfants qui ont l’oreille de leurs parents, [elles] ont plus de chance

d’influencer ces derniers16

». D’ailleurs, « la moitié des nouveaux produits alimentaires

entrent dans le foyer grâce aux enfants17 ». Un projet d’éducation alimentaire est confronté à « l’enfant consommateur », qui n’entre pas seul dans la consommation : il est encadré et guidé par les adultes, c'est donc « l’activité conjointe au sein d’une interaction "enfant – adulte" 18» qu’il faut analyser. La famille moderne est davantage à l’écoute des désirs de l’enfant, même si derrière ce terme « famille moderne » se cachent différents types de familles dont les modes

12 « passeur ». 13

Philippe Perrenoud, « Le go-between: entre sa famille et l'école, l'enfant messager et message »,in Montandon Cléopâtre and Perrenoud Philippe (dir.), Entre parents et enseignants: un dialogue impossible? , 1987, p. 73. 14 Ibid., p. 73.

15 Jean-Pierre Poulain, Dictionnaire des cultures alimentaires, Paris, Presses Universitaires de France, 2012. 16 Benoît Heilbrunn, « Les pouvoirs de l'enfant consommateur »,in De Singly François (dir.), Enfants adultes.

Vers une égalité de statuts?, Paris, Universalis, 2004, p. 56.

17 Ibid., p. 57.

18 Valérie-Inès De la Ville et Valérie Tartas, « L'activité de consommation enfantine et ses médiateurs »,in De la Ville Valérie-Inès (dir.), L'enfant consommateur. Variations interdisciplinaires sur l'enfant et le marché, Paris, Vuibert, 2005, p. 78.

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de consommation sont sensiblement différents19. « The extent to which children’s views and

desires are taken into account also depends on their age and gender as well as family communication styles20. » Ainsi, les désirs ou même les critiques des préadolescents sont

écoutés à des degrés divers selon les manières de communiquer des familles. Le rôle de messager que peuvent endosser les préadolescents dépend à la fois de leur perception de ce rôle et de la façon dont il est reçu dans leurs familles. Les messages que les porteurs du projet leur demandent de véhiculer ne sont pas n’importe quels messages, il s’agit de normes en matière d’alimentation. Ces dernières entrent en résonnance avec le rapport qu’entretiennent les préadolescents avec l’alimentation, rapport lié en partie à leur alimentation familiale et notamment à la façon dont leurs parents perçoivent les normes alimentaires. Ces éléments jouent sur la manière dont les préadolescents retraduisent le projet, notamment dans leur famille.

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