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Un discours parfois très normatif et culpabilisant versus une valorisation du plaisir de manger

Re alisation du « projet alimentation » dans les deux colle ges

2 Déroulement des séances

2.3 Un discours parfois très normatif et culpabilisant versus une valorisation du plaisir de manger

Les enseignants décidant de s’impliquer dans le projet alimentation choisissent d’animer les séances en fonction de la façon dont ils conçoivent ce que doit être une séance d’éducation alimentaire mais aussi dont ils perçoivent les pratiques alimentaires des élèves. Il apparaît que les enseignants tiennent un discours différent en fonction de la distance sociale qui les sépare de leurs élèves. Plus la distance est importante, plus ils ont une image négative de leurs pratiques alimentaires et plus ils cherchent à les modifier.

2.3.1 Le repas festif de La guerre des boutons face aux plats marocains de Une gourmandise

À Renoir, les différentes séances en lien avec le projet alimentation ont été très peu souvent normatives, et au contraire parfois très fortement axées sur la notion de plaisir, comme c'est le cas de la séance qui a eu lieu en cours de français sur le banquet dans le livre

La guerre des boutons. L’enseignante commence par demander : « Quand on parle de fête,

qu’entendez-vous par là ? ». Elle aborde le sujet de l’alimentation sous un angle festif, comme une source de plaisir. Après avoir évoqué les bonbons et les boissons, certains élèves abordent la pratique qui consiste à consommer une grande quantité de nourriture: « On va manger goulument », « Ils s’empiffrent », « Ils se goinfrent ». L’enseignante ajoute : « On se remplit bien la panse ». Loin de mettre en garde les élèves contre une alimentation trop abondante, l’enseignante va dans leur sens en valorisant ce type de pratique. Cette dernière ne fait aucune remarque quant à une alimentation équilibrée ou saine : elle n’aborde pas la question de la santé. Elle évoque même le sujet du tabac, sans le condamner :

Mme Robère : À la fin d’un bon repas, les hommes se retirent et vont fumer un cigare. Maxime : Je crois que j’ai des clématites dans mon jardin.

Mme Robère : Si tu peux nous en amener pour voir si on peut fumer ça. Romain : On va essayer ?

(Collège Renoir, carnet d’observations, cours de français, 4/11/11)

Cette séance à laquelle nous a conviée la professeure de français en considérant qu’elle entre dans le projet alimentation, fait l’éloge de la nourriture « joyeuse », « euphorique »

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(nous reprenons les mots écrits au tableau par l’enseignante). Loin de culpabiliser les élèves, elle leur montre que l’alimentation peut être festive et que l’on peut faire des excès et se faire plaisir – sans préciser que cela doit rester occasionnel comme le conseille le PNNS.

L’enseignante de français de Malraux consacre elle aussi une séance au projet alimentation. Elle a participé à la séance sur l’analyse sensorielle avec l’infirmière, et revient dessus en cours de français. Elle demande aux élèves de se remémorer ce qu’ils avaient fait pendant cette séance, puis leur propose de lire un texte extrait de l’ouvrage Une gourmandise de Muriel Barbery. Dans ce texte, l’auteure raconte des expériences culinaires exotiques qu’elle a pu avoir pendant son enfance – elle est née au Maroc. L’enseignante a sans doute choisi ce texte du fait de la forte présence dans ce collège d’élèves issus de l’immigration. Elle les interroge d’ailleurs sur l’aspect culturel du texte :

Mme Barlo : Des spécialités de quelle origine ? Sami : Orientale. Maghrébine.

Jennifer : Des poivrons.

Mme Barlo : Qui connait la corne de gazelle ? Moustafa : C’est une corne que les gazelles ils ont. Un élève : C’est un gâteau !

Amir : C’est halal.

Mme Barlo : C’est une petite pâtisserie qu’on sert avec le thé. C’est plus aux musulmans à me dire ce que c’est. Moi je sais pas ! C’est étonnant que vous sachiez pas.

(Collège Malraux, carnet d’observations, cours de français, 19/11/10) Un document à remplir est distribué aux élèves, qui contient notamment des mots-clés à définir. Le mot « orgie » est présent et l’enseignante le définit comme tel : « repas long, copieux et arrosé à l’excès ». Elle utilise le terme d’excès, et porte ainsi un regard normatif sur cette pratique. Le banquet raconté dans La guerre des boutons, qui se rapproche d’une orgie, est à l’inverse valorisé par l’enseignante de Renoir, qui le voit comme un événement festif et joyeux. Ainsi, l’alimentation prend un sens différent selon l’enseignante et surtout selon le public. Face à des élèves aux origines géographiques diverses, l’enseignante s’attache à parler de cultures culinaires qu’elle suppose être familières à certains. Face à des élèves issus majoritairement des classes moyennes et ayant donc une proximité sociale importante avec elle, l’enseignante de Renoir n’hésite pas à valoriser des pratiques alimentaires qui doivent rester occasionnelles selon le PNNS. Son objectif n’est pas d’apprendre aux élèves à mieux manger – c’est-à-dire, si l’on suit le PNNS, plus équilibré – mais de leur montrer à quel

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point le partage d’une nourriture abondante peut être une source de plaisir. Elle ne considère pas que ses élèves aient besoin d’être corrigés du point de vue de leurs pratiques alimentaires.

2.3.2 Une déculpabilisation des comportements alimentaires des adolescents contre une leçon de morale les jugeant « mauvais »

L’enseignant de mathématiques de Renoir a choisi de prendre en charge la séance sur l’analyse statistique d’un questionnaire fourni dans un livret du Conseil général, qui a pour titre « Quel mangeur je suis ? » et qui aborde les pratiques alimentaires et sportives des élèves. Une séance a lieu en salle informatique lors de laquelle les élèves réalisent des diagrammes circulaires à partir de l’ensemble des réponses à certaines questions (par exemple sur la prise de petit-déjeuner avant l’école). La séance suivante consiste en une discussion autour des résultats de l’analyse statistique du questionnaire. L’enseignant me demande d’animer la séance, je lui propose tout de même d’intervenir autant qu’il le souhaite. Il choisit de s’arrêter sur le fait que les garçons ont davantage répondu qu’ils ont toujours faim, il attribue cela à une activité physique plus soutenue.

M. Moulines : Alors « j’ai toujours faim » chez les garçons… Arthur : Ça m’étonne pas !

M. Moulines : Pourquoi ça t’étonne pas ? Arthur : Parce qu’on est des morphales.

M. Moulines : D’où peut-elle venir ? J’ai toujours faim… Fatimatou : Ils font plus d’effort physique donc ils ont faim.

M. Moulines : Voilà ! On a remarqué ça quand on a travaillé avec Aurélie.

(Collège Renoir, carnet d’observations, cours de mathématiques, 15/02/12) Au lieu de désapprouver le fait d’avoir toujours faim (et donc sans doute de manger davantage), l’enseignant le justifie par l’activité physique, il voit donc cette sensation positivement et ne la dévalue pas devant les élèves. Bien au contraire, il déculpabilise ceux qui ont coché cette case en donnant une explication à cette faim hors norme.

Quand M. Moulines aborde la question du grignotage, ce n’est pas pour le condamner : M. Moulines : Bon vous êtes 18 dans la classe à avoir dit que vous grignotez, et quand on vous pose la question, vous ne dites pas quoi. Jamais de gâteaux ?

196 Loïc : Des boissons.

Romain: Du chocolat.

M. Moulines : Jamais de tartines de Nutella ? Ylea : Si !

M. Moulines : Y a même pas besoin de tartine, on prend la cuillère !

(Collège Renoir, carnet d’observations, cours de mathématiques, 15/02/12) En s’incluant dans la pratique de la consommation de Nutella : « on prend à la cuillère », l’enseignant la dédramatise et même au contraire la valorise : il est normal pour un adolescent d’aimer manger du Nutella.

À Malraux, les propos de l’enseignant de mathématiques qui réalise le même atelier d’analyse statistique du questionnaire sont très différents de ceux tenus par M. Moulines.

Le professeur choisit de s’arrêter sur la consommation de sodas des élèves, qu’il juge excessive. D’après le diagramme, 41% des élèves de la classe boivent des sodas plusieurs fois par jour, et 25 % une fois par jour. Les élèves commentent : « Plusieurs fois par jour c’est la majorité de ce qu’on boit du soda. » Le professeur martèle : « Je vous pose une question, est- ce normal ? ». Laurent répond immédiatement « Non », Imane ajoute : « c’est beaucoup ». L’enseignant entre ainsi dans un discours très normatif sur ce qui est bon pour la santé et ce qui ne l’est pas. Il continue son blâme : « C’est bien ça pour vous ? », Jennifer répond « Non ». Le professeur d’ajouter : « Vous allez changer ? M. Bélard ? », Laurent ne comprend pas le reproche : « Quoi ? ». Quentin traduit malicieusement ce que vient de dire le professeur « Est-ce que tu vas arrêter de grossir ? », Nathan ajoute : « C’est pas bon pour la santé ». Les élèves commencent à s’inquiéter : « Monsieur, on va devenir obèse ? » s’interroge Jennifer. Cette séance prend donc une tournure anxiogène pour les élèves et très moralisatrice par rapport à leurs comportements alimentaires jugés « mauvais » par le professeur, il parle de « malbouffe » et du modèle américain, pays où selon lui, presque tous les enfants sont obèses. Il utilise la peur comme moyen pour faire réagir les élèves. Or, comme l’ont relevé plusieurs auteurs, « en évoquant la seule responsabilité de l'élève (alors que beaucoup d'autres facteurs

jouent), l'éducation pour la santé risque fort de provoquer un sentiment de culpabilité21 ». M. Boum n’hésite pas à s’adresser à un élève en particulier, ce qui augmente l’effet culpabilisant « M. Axel, vous mangez équilibré ? ». L’équilibre alimentaire devient une

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Marie-Claude Romano, « Une dynamique nationale pour la formation des acteurs: mise en perspective historique », op. cit.

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norme qu’il faut impérativement respecter sous peine de devenir obèse. L’enseignant utilise des termes très dévalorisants pour qualifier les pratiques alimentaires des élèves, qui cherchent alors à se justifier :

M. Boum : Ça veut dire que vous mangez n’importe quoi ! Soraya : On fait pas attention c’est tout, on oublie.

(Collège Malraux, carnet d’observations, cours de mathématiques, 17/06/11) Sur le grignotage, M. Boum tient un tout autre discours que M. Moulines :

M. Boum : C’est normal qu’il y ait autant qui mangent ? [qui grignotent] Plusieurs élèves : Non !

Nathan : Non c’est pas bien.

(Collège Malraux, carnet d’observations, cours de mathématiques, 17/06/11) Au lieu de déculpabiliser les élèves et d’avouer des habitudes proches des leurs, M. Boum déclare qu’il n’est pas « normal » de grignoter. Les élèves se plient à sa vision des choses et dévaluent leurs propres pratiques.

M. Boum choisit d’employer un discours très normatif et stigmatisant pour les élèves, puisqu’il considère que leurs pratiques alimentaires sont « mauvaises ». Peut-être est-ce le fait de voir les élèves grignoter des bonbons pendant son cours (cf chapitre 5) qui lui donne cette image négative des pratiques alimentaires de ses élèves. Cet enseignant a un rapport conflictuel avec les élèves, ces derniers ne l’apprécient guère et il est souvent très dur avec eux. Par exemple, en rendant la copie d’une élève, il lui dit : « Si vous voulez je vous dis en un mot, c’est mauvais. Le travail que vous avez fait avec mademoiselle ». Ainsi, animer une séance d’éducation alimentaire est l’occasion pour lui d’affirmer sa domination et de dévaloriser (les pratiques de) ses élèves. Cette séance est donc finalement très éloignée de la conception actuelle de l’éducation à la santé qui considère que les élèves doivent être écoutés, et qu’il faut partir de leur propre vécu pour les amener à réfléchir sur leurs pratiques, sans les juger.

Les discours des enseignants du collège favorisé sont donc bien davantage centrés sur le plaisir de manger et la déculpabilisation de pratiques alimentaires souvent associées à l’adolescence ou à l’enfance, alors que ceux du collège plus défavorisé sont plus normatifs et sont liés à une représentation négative des comportements alimentaires des élèves et même de leur famille. Ce contraste dans les discours est lié à une distance sociale plus ou moins

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importante entre les enseignants, appartenant le plus souvent aux classes moyennes, et les élèves, appartenant aux classes populaires à Malraux, et pour la plupart aux classes moyennes à Renoir.

2.4 Un discours des enseignants influencé par la distance sociale avec

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