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Une méthodologie qualitative sur un objet difficile d’accès

Le cadre analytique et théorique préalablement construit nous mène à opter pour une mé- thodologie qualitative pour pouvoir observer l’ensemble des variables et indicateurs exposés, en particulier concernant les cadres cognitifs des acteurs, et mener une étude approfondie d’un cas précis. La collecte des données a reposé sur deux méthodes complémentaires mobilisées au fil de ce travail de recherche de manière concomitante et non successive, en raison de leur

enrichissement mutuel dans une perspective de triangulation des sources : une analyse docu- mentaire et la réalisation d’entretiens.

De prime abord, cette thèse s’appuie sur une analyse documentaire195. Premièrement, après avoir observé les dispositions légales prévues par le droit primaire de l’UE, c’est-à-dire les traités, nous avons passé en revue le droit secondaire. Il comprend notamment les bases légales successives d’Europol. Ces dernières déterminent le degré d’autonomie formelle de l’agence et nous étudions par conséquent avec précision le contenu des dispositions légales en gardant en tête la distinction entre les facettes opérationnelle et organisationnelle. Nous nous intéressons également au processus décisionnel même. Nous nous concentrons sur l’initiative, les motifs apportés en préambule pour le texte dans son ensemble et pour les articles indivi- duels, traduisant pour partie les représentations, mais aussi sur les étapes successives de discus- sion de ce texte. Cette démarche suppose d’observer les négociations à l’œuvre dans les groupes de travail du Conseil et au niveau politique, les possibles communications de la Commission européenne et résolutions du Parlement européen, ainsi que les résultats des trilogues à partir du traité de Lisbonne. De la sorte, nous pouvons observer les éventuelles luttes institutionnelles et convergences, les motifs invoqués pour accepter ou rejeter les modifications de l’autonomie formelle d’Europol ainsi que les ressources distinctes des acteurs selon le résultat final.

De plus, par le biais notamment de la base de données EUR-lex qui recense les publica- tions au journal officiel (JO) de l’UE, nous avons identifié par les mots-clés « Europol » et « coopération policière » les déclarations du Conseil européen, décisions du Conseil, commu- nications de la Commission européenne et résolutions du Parlement européen à même de nous intéresser. L’étude de leur contenu nous a apporté des éléments factuels sur la trajectoire d’Eu- ropol et a renvoyé à d’autres documents non publiés au JO. Ces textes ont également révélé certaines informations essentielles sur l’interprétation de la réalité des acteurs nationaux et eu- ropéens, sur leur perception de l’environnement sécuritaire et européen et sur les solutions pré- conisées et donc sur les évolutions possibles de l’autonomie réelle d’Europol. La recherche de rapports parlementaires au niveau national a également été menée à cette fin. Néanmoins, elle n’a pas toujours été fructueuse, parfois en raison de l’absence de publications, parfois du fait de nos compétences linguistiques limitées.

195 En dépit de nos demandes à chaque entretien, les personnes interrogées n’ont pas voulu nous donner accès à

Un troisième ensemble de documents traités est centré sur Europol. Les rapports annuels de l’agence ont été une mine précieuse d’informations. En témoignent les données factuelles sur l’organisation de l’agence et ses ressources, mais aussi sur ses activités (opérations réali- sées, indicateurs quantitatifs sur son utilisation, outils et services développés etc.). Le format et la présentation de ces rapports ont également été révélateurs de la volonté des leaders de mo- deler la réputation d’Europol, des facettes de l’identité mises en avant. La principale difficulté que nous avons rencontrée dans l’étude de ces rapports a été la modification très régulière de leur format. Si ce changement est révélateur de certaines pratiques, il a également rendu l’accès difficile à certaines informations qui pouvaient être disponibles une année, mais plus l’année suivante. De plus, les programmes de travail annuels et pluriannuels adoptés par le conseil d’administration reflètent les orientations et priorités opérationnelles de l’agence et dans ce sens une partie de son identité. Enfin, nous avons également prêté attention aux évaluations straté- giques d’Europol, disponibles en libre accès, sur la criminalité de manière générale ou sur cer- taines formes spécifiques de crime. Nous avons en effet considéré que ces documents tradui- saient la perception dominante parmi le personnel de l’agence des menaces et des solutions en termes opérationnels. En outre, nous avons tenté de repérer les possibles références à ces docu- ments dans le processus décisionnel européen afin de saisir l’importance accordée aux diagnos- tics réalisés par l’agence.

L’étude de ces documents a constitué une étape préalable avant la réalisation des entre- tiens, nous permettant alors d’identifier certains acteurs, individus et organisations, et de com- mencer à repérer leur logique d’action196. Toutefois, nous avons effectué des allers-retours entre

les entretiens et la littérature « grise » afin de confirmer également certains éléments empi- riques, révélés par les personnes interrogées.

Les résultats empiriques de cette thèse se fondent sur 45 entretiens effectués auprès de 46 personnes entre avril 2015 et juin 2017197. Nous avons opté pour des entretiens semi-directifs qui offrent une certaine liberté de parole aux interlocuteurs, tout en permettant d’apporter des réponses claires aux interrogations centrales de ce travail de thèse198.

196 A. Smith, Le gouvernement de l’Union européenne, op. cit., p. 74‑75. 197 La liste des entretiens est présentée dans l’annexe 1 de cette thèse.

198 Pour la réalisation de nos entretiens, plusieurs ouvrages ont été utiles, en particulier D. Della Porta et M. Keat-

ing (eds.), Approaches and Methodologies in the Social Sciences: A Pluralist Perspective, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2008 ; A. Blanchet, A. Gotman et F. de Singly, L’entretien, Paris, Armand Colin, 2014.

Nous n’avons pas débuté immédiatement notre travail de terrain face au coût d’entrée relativement important en termes de maîtrise du processus décisionnel européen ainsi que d’élé- ments plus factuels et techniques relatifs à Europol. Ce dernier point s’est révélé d’autant plus nécessaire qu’un usage important des acronymes est effectué par les personnes rencontrées, qui ont recours de plus généralement aux acronymes anglais qu’elles ont l’habitude de mobiliser dans leurs échanges quotidiens. Cette stratégie semble s’être révélée payante puisque plusieurs acteurs nous ont testée en nous posant des questions sur nos connaissances de la coopération policière et d’Europol. Disposer de ces informations nous a permis de rassurer nos interlocu- teurs sur le fait qu’ils ne perdaient pas leur temps, tout en nous permettant d’aborder directe- ment les points qui nous semblaient les plus essentiels.

Notre terrain s’est d’abord dirigé vers les policiers français au sein des services de police dédiés à la coopération européenne et internationale. Ces personnes ont par la suite pu nous présenter au bureau de liaison (BDL) français d’Europol qui nous a mise en contact avec plu- sieurs autres BDL. Ces derniers ont ensuite pu nous introduire à la fois auprès de policiers de leur État et de personnes travaillant pour Europol stricto sensu. Nous avons eu l’opportunité de discuter avec le personnel œuvrant dans les services opérationnels de l’agence, mais aussi plus organisationnels (services légaux, protection des données, secrétariat du conseil d’administra- tion, direction). Nous avons également eu la chance de rencontrer plusieurs membres des di- rections passées d’Europol et des structures précurseurs de l’agence, l’équipe de projet (EPE) et l’Unité Drogues Europol (UDE). En parallèle, nous avons pu échanger avec des personnes travaillant ou ayant travaillé pour les institutions européennes, la Direction Générale (DG) Home de la Commission européenne et la DG JAI du secrétariat général du Conseil et du Con- seil européen.

Nous avons rencontré nos interlocuteurs dans une diversité de lieux, que ce soit dans leur bureau, dans des lieux publics et cafés, voire même à leur domicile pour certains d’entre eux, à Paris, Bruxelles, La Haye, Wiesbaden199. Si nous avons cherché à rencontrer physiquement les personnes autant que possible pour faciliter les interactions, nous avons également dû réaliser certains entretiens par téléphone ou par visio-conférence en raison de l’éloignement géogra- phique de plusieurs de nos interlocuteurs ou de leur difficulté à dégager du temps suffisant pour

199 Nous tenons ici à remercier sincèrement l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale pour les bourses

organiser un rendez-vous. En outre, l’un des entretiens a davantage pris la forme d’un question- naire du fait de problèmes de santé de la personne, qui a également accepté d’échanger par mail avec nous sur les différents points que nous souhaitions approfondir.

Certains de ces entretiens ont réuni deux personnes, conformément à ce qui était prévu, ou de manière imprévue. Cette situation s’est produite lorsque l’interlocuteur principal nous proposait spontanément d’inviter une autre personne qui lui semblait compétente pour répondre à nos questions ou lorsqu’une deuxième personne était saisie au vol lors de son passage dans un bureau. Ces entretiens se sont généralement révélés intéressants puisqu’une forme de dia- logue s’est instaurée entre les personnes interrogées dans une optique de confirmation, mais aussi d’infirmation des propos tenus.

Pour faciliter la prise de parole de nos interlocuteurs, d’autant plus concernant des ques- tions perçues comme confidentielles, nous leur avons proposé l’anonymat. Cette dimension s’est révélée encore plus essentielle en raison du caractère récent d’Europol et du nombre res- treint d’acteurs ayant occupé certains postes et qui pourraient être facilement identifiées. De la sorte, nous sommes dans l’impossibilité de révéler trop d’informations relatives au statut et à la trajectoire socio-professionnelle des acteurs concernés lorsque nous exploitons les entretiens afin d’éviter que les personnes ne soient reconnues. Cette proposition a généralement rassuré nos interlocuteurs qui ont accepté alors, à part pour de très rares exceptions, que nous enregis- trions nos entretiens si cela restait pour notre usage personnel et n’était pas divulgué. Une seule personne nous a demandé de lui envoyer la retranscription de l’entretien pour nous demander de retirer certains éléments qu’elle avait pu donner, craignant que ses positions personnelles ne soient prises pour celles de l’institution ou que ses propos soient mal interprétés. La possibilité d’enregistrer les discussions a grandement facilité notre capacité d’interaction avec les per- sonnes en face de nous, nous permettant de nous détacher de la prise de notes, d’autant plus quand les entretiens se déroulaient en anglais – ce qui a été le cas d’une grande partie d’entre eux.

Nous avons également cherché à mettre en confiance les acteurs interrogés par le format adopté de nos questions. À cette fin, nous avons choisi de toujours débuter l’entretien en de- mandant à la personne interrogée quelle avait été sa trajectoire socio-professionnelle et les choix de carrière réalisés. Cette première question a généralement permis de mettre à l’aise notre interlocuteur en l’interrogeant sur un sujet qu’il maîtrisait et en nous permettant de collecter des

données davantage micro. Nous n’avons pas élaboré de grille d’entretien standard en nous adap- tant à chaque fois à l’interlocuteur rencontré, mais en fixant des grandes lignes directrices quant aux facettes de l’autonomie d’Europol sur lesquelles allaient porter les questions. Nous avons également généralement conclu les entretiens par une question relativement ouverte relative à la vision possible de l’avenir d’Europol par nos interlocuteurs. Les personnes interrogées ont véritablement joué le jeu des entretiens et peu ont adopté un discours institutionnel et très offi- ciel. La grande majorité s’est relativement libre de répondre à nos questions, si ce n’est pour des problèms de confidentialité des négociations ou de sensibilité des enjeux de sécurité inté- rieure. Les acteurs qui nous ont reçue ont accueilli favorablement notre démarche et ont accepté de nous consacrer du temps autant que possible. Les entretiens ont rarement duré moins d’une heure, certains ont duré même plusieurs heures et divers acteurs ont été rencontrés à deux re- prises pour pouvoir poursuivre l’entretien. Nos interlocuteurs se sont montrés intéressés par notre recherche, nous demandant pour un certain nombre d’entre eux l’envoi de notre thèse une fois terminée. Ils se sont révélés donc tout à fait disposés à nous aider, notamment en nous indiquant des personnes intéressantes à rencontrer, ce qui a permis un effet « boule de neige » très salvateur dans notre enquête.

En effet, une difficulté majeure de ce terrain de thèse a été la forte opacité entourant les organigrammes des services de police et d’Europol. Par conséquent, cela nous a poussée à pas- ser par des secrétariats, ce qui n’a pas toujours débouché sur des résultats, ou à mobiliser cer- taines personnes-clés qui ont réussi par leur réseau personnel à nous débloquer des rendez-vous. Ce dernier point s’est révélé particulièrement essentiel dans la prise de contact avec les acteurs ayant occupé dans le passé des fonctions en lien avec la coopération policière et Europol, élé- ments indispensables du fait de la perspective de long terme adoptée dans cette thèse. L’accès aux acteurs est demeuré particulièrement difficile dans les services de police des autres États membres, ce qui a mené à une forme de surreprésentation des policiers français dans notre échantillon d’entretiens. Cependant, nous ne pensons pas que cela a induit un biais dans notre travail. Cette asymétrie dans les réponses données a été compensée par les questions systéma- tiques posées aux policiers travaillant au sein d’Europol ou de certaines institutions euro- péennes sur leur expérience nationale, en plus de leur travail à La Haye ou à Bruxelles.

Une difficulté additionnelle est liée à la temporalité de cette thèse effectuée durant une période de forte activité des individus et organisations en lien avec la sécurité intérieure. Si ce

contexte s’est révélé particulièrement intéressant du point de vue académique, face à ces évè- nements, les services compétents de police, d’Europol et des institutions européennes ont été très occupés, certains rendez-vous ont alors été annulés ou reportés face à l’urgence. Cette si- tuation a été particulièrement problématique concernant les représentants de la Commission européenne puisque malgré la prise de plusieurs rendez-vous avec différentes personnes, nous n’avons finalement pu en rencontrer qu’une seule. Nos demandes répétées de rencontre avec des députés européens de la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires inté- rieures (LIBE) en charge de la coopération policière sont également malheureusement restées lettre morte. Ce biais particulier a été autant que possible compensé par l’étude des rapports parlementaires et questions posées par les eurodéputés membres de cette commission.

La réalisation de ces entretiens nous a alors permis de réunir un ensemble d’informations factuelles, mais surtout relatives aux trajectoires individuelles des acteurs, aux cadres cognitifs et culturels, aux stratégies et ressources déployées, aux contraintes informelles, pratiques et routines de travail, au sens donné à leurs actions, à titre individuel mais surtout organisationnel, soit « l’État au concret ou en action »200. Les entretiens se sont révélés être un matériau parti- culièrement riche, offrant un accès à des données sinon difficiles à collecter et nous permettant également d’identifier et de hiérarchiser les enjeux d’analyse de l’autonomie d’Europol. Tou- tefois, nous sommes consciente des biais possibles des entretiens selon la nature des questions posées et l’interaction produite au cours de la discussion. Pour dépasser cela, nous avons cher- ché à croiser les entretiens en utilisant le contenu d’autres discussions pour confronter les ac- teurs de manière indirecte afin d’enrichir les échanges, de confirmer ou d’infirmer certains élé- ments. De plus, nous avons également cherché à recouper les informations données en entretien avec celles de la littérature « grise » pour observer des traductions plus formelles des éléments évoqués lors des discussions. Les entretiens ont donc été utilisés à la fois à des fins exploratoires et de confirmation201.