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À partir du cadre analytique ainsi construit de l’autonomie et renouvelé par l’insufflation d’une approche sociologique et cognitive, nous proposons quatre hypothèses que nous testons dans la suite de cette thèse. Celles-ci sont complémentaires et constituent des explications a priori de l’autonomisation d’Europol des années 1990 à 2018. Elles correspondent à quatre dynamiques que nous identifions en mesure d’alimenter la trajectoire institutionnelle de cette agence en tenant compte de la complexité de l’environnement de cette agence : le rôle des leaders (1), l’européa- nisation des policiers nationaux (2), la visibilité des enjeux de sécurité intérieure (3), les transfor- mations du système institutionnel européen (4).

H1 : plus l’agence est dotée de leaders aux ressources élevées, plus son autonomie sera renforcée.

Le rôle des leaders est mis en avant par de nombreux travaux de sociologie des organi- sations et dans les recherches sur l’autonomie des agences. Comme développé supra, cette lit- térature souligne les capacités d’action de ces acteurs dans la mise en œuvre des bases légales des agences, par leurs activités internes et externes. Nous postulons donc que les leaders ont pu contribuer à l’autonomisation d’Europol en modelant sa réputation auprès des divers publics. Pour autant, cette dynamique doit être opérationnalisée en démontrant que l’autonomie d’une agence pourrait être affectée par les variations du poids et des ressources des leaders. Cette perspective est peu traitée par la plupart des recherches sur cette question qui supposent que les premiers leaders jouent un rôle déterminant dans l’autonomie de l’agence, tandis que les sui- vants seraient surtout en charge de « l’institutionnalisation du mythe »191 de l’agence. Cette forme de linéarité tend à être fondée sur une confusion entre les postes de directeur et les qua- lités de leader qui supposent des ressources particulières. Celles-ci ne sont ainsi pas uniquement fondées sur la base légale de l’agence, mais nous postulons qu’elles dépendent également des trajectoires socio-professionnelles et des savoirs maîtrisés à titre individuel par ces acteurs, qu’ils soient techniques ou relationnels. À cette fin, cette thèse se concentre sur les carrières

191 E. C. Hargrove, Prisoners of the Myth: The Leadership of the Tennessee Valley Authority, 1933-1990, Prince-

ton, Princeton University Press, 1994, p. 281 cité dans M. Groenleer, The Autonomy of European Union Agencies,

des leaders pour déterminer leurs ressources individuelles et sur leurs pratiques au sein de l’agence et sur leurs interactions avec les différents publics. Nous supposons dès lors que cette corrélation entre leaders et autonomie doit être testée de manière plus rigoureuse en déterminant les différentes temporalités de la trajectoire institutionnelle d’une agence, ses phases d’accélé- ration ou de ralentissement. Notre hypothèse serait donc vérifiée si les ressources cumulées des leaders mènent à des périodes de décuplement de l’autonomie d’une agence. À l’inverse, les années où ces acteurs disposent de capacités d’action bien plus limitées devraient mener à un manque d’innovations et une décélération, voire une crise de l’autonomie.

H2 : plus les policiers nationaux sont européanisés, plus ils participent à l’autonomisation d’Europol.

En s’appuyant plutôt sur la sociologie de la police, la deuxième hypothèse de cette thèse a trait aux policiers des États membres, détenteurs d’une expertise technique dans ce secteur d’action publique. Ces acteurs sont à même d’intervenir sur deux facettes complémentaires de l’autonomie d’Europol.

Premièrement, les policiers nationaux peuvent contribuer au modelage de l’autonomie formelle d’Europol lorsqu’ils participent aux groupes de travail du Conseil et au processus dé- cisionnel au fondement des bases légales de l’agence. Dès lors, nous considérons que l’impor- tant degré d’« ajustements institutionnels, stratégiques et normatifs induits par la construction européenne »192 de ces acteurs favorise le renforcement des capacités d’action d’Europol. De

la sorte, l’européanisation individuelle de ces policiers nationaux les amènerait à développer de nouvelles représentations sociales, à acquérir des savoir-faire, ressources et pratiques spéci- fiques, à construire de nouveaux intérêts en lien avec le développement de la coopération euro- péenne et d’Europol. Dans ce sens, ils se montreraient plus réceptifs à la plus-value d’une agence européenne qu’ils pourraient chercher à consolider. Cette sous-hypothèse serait confir- mée si les bases légales successives d’Europol tendent à consolider son autonomie et si ces représentants nationaux n’ont pas fait preuve de résistance à cette dimension, voire l’ont initiée. Pour tester cette hypothèse, nous proposons d’analyser d’une part les trajectoires socio-profes-

192 B. Palier et Y. Surel, L’Europe en action : l’européanisation dans une perspective comparée, Paris, L'Harmat-

sionnelles des représentants nationaux. D’autre part, outre les conséquences précises des dis- positions formelles sur l’autonomie d’Europol, nous étudions les négociations de celles-ci, les discours et pratiques portés par ces policiers supposément européanisés, leurs interactions qui devraient a priori converger sur cette question.

Deuxièmement, les policiers nationaux participent à la détermination de l’autonomie ré- elle de l’agence en mettant en œuvre les bases légales de l’agence. En raison du soft law domi- nant dans ce secteur d’action publique européenne, les policiers sont libres d’envoyer ou non leurs informations et choisissent de solliciter ou pas les services de l’agence. Or, cette absence de contrainte nous conduit à supposer que ces policiers doivent percevoir Europol comme ap- portant une plus-value à leurs enquêtes pour procéder à un tel choix a priori contraire à leurs pratiques préexistantes d’échanges bilatéraux d’informations. Nous pensons donc que l’auto- nomisation de l’agence est déterminée par leur perception du caractère unique et spécifique de ses outputs. À cet égard, nous proposons une relation d’interdépendance entre réputation et européanisation dans la mesure où cette représentation de l’agence implique des adaptations à l’Europe de ces acteurs, pouvant être renforcées si cet échelon est pensé positivement. Pour tester cette seconde sous-hypothèse, nous observons les dynamiques de socialisation et d’ap- prentissage de l’Europe par les policiers nationaux (par les formations, par les échanges entre pairs etc.) qui devraient conduire à une hausse de leur utilisation d’Europol dans une tempora- lité proche. Pour cela, nous nous intéressons aux perceptions et routines de travail des policiers nationaux, en particulier en relation avec la coopération policière et avec Europol et notamment par le biais d’indicateurs quantitatifs.

H3 : plus les enjeux de sécurité intérieure construits comme transfrontaliers sont saillants, plus l’autonomie d’Europol est marquée.

Une source additionnelle d’autonomisation d’Europol supposée dans cette thèse est liée au rôle des professionnels de la politique nationaux que nous étudions au prisme de la sociologie politique de l’UE et de la littérature sur l’action publique. Nous pensons que ces acteurs initient et soutiennent le renforcement des capacités d’action opérationnelles de l’agence lorsque des pro- blèmes sécuritaires sont très visibles et sont décrits comme transfrontaliers. Cette hypothèse est fondée sur la nature régalienne du secteur d’activités d’Europol qui rendrait a priori contre-intui- tive toute autonomisation d’une agence européenne. Or, un facteur explicatif de cette dynamique

à nos yeux est la très forte visibilité des enjeux de sécurité intérieure, au cœur des préoccupations des citoyens européens, et devenus un enjeu électoral. La fonction de ces décideurs politiques est de traiter ces problèmes d’action publique et d’apporter des réponses à même de rassurer l’opi- nion publique. Nous supposons que l’une d’entre elles est Europol lorsque ces menaces sécuri- taires sont construites comme dépassant les frontières nationales, suscitant une forte incertitude et la quête de diagnostics. Cette hypothèse serait vérifiée si, d’une part, des variations de l’insti- tutionnalisation de l’agence sont perceptibles entre les différentes formes de criminalité dont elle est en charge en fonction de leur visibilité. D’autre part, la confirmation de cette hypothèse im- pliquerait qu’en temps de crise de la sécurité intérieure, l’agence bénéficie de moyens d’action croissants et est sollicitée pour apporter des solutions, adoptées sans peu de débats entre les déci- deurs politiques. À ce titre, nous distinguons les discours politiques ponctuels, déconnectés de la réputation substantive de l’agence, et l’institutionnalisation d’Europol. Cette dernière supposerait une durabilité de ces transformations, éventuellement formalisées dans une base légale et pouvant favoriser l’allégement des contrôles exercés. Pour ce faire nous nous intéressons aux initiatives politiques et aux temporalités de la trajectoire institutionnelle de cette agence.

H4. Plus la coopération policière est l’objet de dérogations intergouvernementales, plus l’autonomie d’Europol est favorisée.

Cette quatrième hypothèse tend à insérer l’agence dans son environnement institutionnel. Europol a été créé comme une organisation intergouvernementale dans le même temps où la coo- pération policière était intégrée par le traité de Maastricht selon ces mêmes modalités intergou- vernementales. Or, les transformations de la législation primaire de l’UE par le biais du traité d’Amsterdam193 et de Lisbonne194 ont réduit les dérogations appliquées à ce secteur d’action pu-

blique et les bases légales d’Europol ont dû être adaptées pour devenir conformes à ce droit eu- ropéen. En témoignent sa mutation en une agence de l’UE en 2009 puis la rapprochement de sa gouvernance vers celle de la plupart des autres agences en 2016. Cette dynamique nous paraît restreindre l’autonomie organisationnelle formelle d’Europol dans la mesure où, en devenant une agence de l’UE un plus grand nombre de dispositifs de contrôle sont exercés à son encontre (ju- diciaire, démocratique etc.) par plus d’acteurs et dont les représentations, pratiques et intérêts sont

193 JO C 340 du 10 novembre 1997, p. 1-307. 194 JO C 306 du 17 décembre 2007, p. 1-271.

diversifiés. C’est en particulier le cas des acteurs parlementaires dont les positions sont géné- ralement décrites par la littérature comme libérales. De manière plus précise, les parlementaires européens, devenus co-législateurs en 2010 et participant à la gouvernance de l’agence de ma- nière croissante, pourraient restreindre toutes les facettes de l’autonomie. À ce titre, ils pourraient s’opposer à l’autonomisation opérationnelle réelle et formelle de l’agence au nom des droits et libertés fondamentaux des citoyens et exercer activement leurs possibilités de contrôle sur Euro- pol, en plus d’exiger l’inclusion de mécanismes supplémentaires dans les bases légales de l’agence. Afin de vérifier cette sous-hypothèse, nous analysons la participation du Parlement eu- ropéen à la production des bases légales d’Europol. Nous visons ainsi à déterminer les éventuelles frictions du processus décisionnel et les résistances des eurodéputés aux potentielles tentatives de supranationalisation opérationnelle et organisationnelle de l’agence. En outre, nous étudions la mise en œuvre de ces textes et les pratiques du Parlement européen en matière de contrôle d’Eu- ropol qui devraient dans ce sens être maximisées.

De plus, en devenant une agence de l’UE dans un domaine régalien, l’autonomie voire l’existence d’Europol pourraient être affectées par les critiques croissantes des citoyens européens à l’encontre de l’UE au nom de la souveraineté nationale. En d’autres termes, il paraîtrait a priori plus acceptable aux yeux de ces derniers que les enjeux relatifs à la police soient traités de manière intergouvernementale et dans le respect des marges de manœuvre nationales. Pour tester cette dernière sous-hypothèse, nous nous intéressons aux évolutions du soutien de l’opinion publique à Europol et à la coopération policière, et à la porosité de la trajectoire institutionnelle à ces contestations de l’UE. Dans les cas où ces registres de protestation tendraient à s’accroître, nous devrions observer une remise en cause des capacités d’action de l’agence.