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La spécialisation croissante d’une poignée de policiers européens

Section 1. L’institutionnalisation progressive de la coopération policière internationale

B. Les « clubs » européens, de nouveaux espaces de socialisation

B. 1. La spécialisation croissante d’une poignée de policiers européens

À partir des années 1970, un certain nombre de policiers européens se positionnent en tant que spécialistes de la coopération policière. Or, comme le rappelle Antoine Mégie qui s’in- téresse à ce processus du côté des magistrats, cette dynamique « ne doit pas être considérée comme un phénomène magique et naturel de l’européanisation, mais au contraire comme le résultat d’investissements individuels »300. Nous tâchons dès lors de comprendre quelles sont

les modalités d’entrée dans cette facette spécifique de l’activité de police et comment un nombre réduit de policiers nationaux a réussi à acquérir certains savoirs spécifiques, valorisés dans l’accomplissement des missions liées. Le coût d’entrée principal en la matière dans les années 1970 semble être la compétence linguistique. Sur ce point, force est de constater que tous les acteurs n’ont pas accédé de la même manière à ce secteur d’activité policière.

La capacité à évoluer dans l’environnement policier en anglais provient peu souvent des formations policières qui, dans les années 1970, n’impliquaient que très rarement des cours de langues. Cette compétence professionnelle peut être liée à des ressources personnelles, comme une double-culture ou des études à l’étranger301, ou des expériences préalables. En témoigne ainsi un ancien représentant de l’Allemagne à Interpol et ensuite dans les négociations Schen- gen : « Je suis arrivé au ministère de l’Intérieur qui recherchait quelqu’un qui parlait des langues étrangères et je parlais plus ou moins bien anglais et français […] alors ils m’ont offert deux ans à Paris et comme dans ma carrière précédente j’avais été un avocat à la chambre de com- merce franco-allemande que je connaissais bien Paris, j’ai pris le boulot »302. Cette compétence

linguistique est généralement plus diffuse parmi les policiers travaillant dans les services de coopération internationale et européenne quand ils existent dans les États ou ceux évoluant dans certaines zones frontalières303. C’est par exemple le cas d’Emmanuele Marotta, directeur de la police aux frontières italienne, devenu ensuite directeur de la division des affaires internatio- nales de la direction centrale des services antidrogues et qui en cette qualité a participé à Inter- pol, au groupe Pompidou, à Trevi, à Schengen etc.304

300 A. Mégie, « Vers la construction d’une expertise européenne en matière de coopération pénale ? Spécialisation

et légitimation des professionnels de la coopération judiciaire », Droit et société, 2010, 74, 1, p. 133.

301 Ibid., p. 140.

302 Entretien avec un ancien membre de la direction d’Europol, mai 2017.

303 A. Mégie, « Vers la construction d’une expertise européenne en matière de coopération pénale ? », art. cit., p. 138. 304 P. Williams et D. Vlassis (eds.), Combating Transnational Crime: Concepts, Activities, and Responses,

Le polyglottisme peut également être une compétence que maîtrisent certains policiers selon la nature de leurs activités305. À ce titre, les agents spécialisés dans les services antiterro- risme et antidrogues tendent à traiter plus fréquemment d’affaires internationales et d’échanges avec des homologues étrangers. Ces deux formes de criminalité sont pensées comme spécifi- quement transfrontalières et sont au cœur de la coopération policière existante, comme évoqué supra306. D’ailleurs, Didier Bigo a noté le multi positionnement de policiers entre les clubs créés respectivement sur cette question, mais aussi la circulation de ces acteurs entre les services antidrogues et anti-terroristes de leur État d’origine. Celle-ci tient moins à leur connaissance sectorielle qu’à leurs compétences linguistiques et leurs connaissances de la coopération poli- cière pensée comme centrale dans ces deux formes de crime307. Cette dynamique aurait favorisé le transfert de « modes de raisonnements, des techniques organisationnelles, des technologies spécifiques à un mode d’action »308.

Le faible nombre de policiers disposant d’une connaissance suffisante de l’anglais et/ou d’autres langues européennes dans les services nationaux dans les années 1970 et 1980 tend à restreindre le nombre de participants aux structures de coopération internationale309. Par exemple, une personne interrogée sur sa carrière et sur son investissement dans la coopération policière nous a confié être devenue l’un des premiers officiers de liaison franco-italien dans la lutte contre la mafia, moins en raison de son expérience, que de sa double-culture : « J’ai tou- jours fait le choix d’une carrière très opérationnelle. En plus de ça, l'Italie était aussi le pays de mon père et l'idée de montrer que j'étais capable aussi de le faire là où il était né lui et pas là où j'étais moi m'intéressait aussi et je trouvais ça très honorifique que d'être choisi pour aller à

305 A. Mégie, « Vers la construction d’une expertise européenne en matière de coopération pénale ? », art. cit., p. 139. 306 D. Bigo, Polices en réseaux, op. cit. ; J. Friedrichs, Fighting Terrorism and Drugs, op. cit.

307 D. Bigo, Polices en réseaux, op. cit., p. 98. Pour prendre un exemple, l’un des acteurs rencontrés dans le cadre

des entretiens réalisés pour cette thèse a travaillé initialement au sein de l’office fédéral de police criminelle alle- mand (le Bundeskriminalamt) sur les enjeux de coopération internationale en matière de lutte contre le terrorisme. Il a ensuite obtenu un poste toujours dans la coopération internationale mais en matière de lutte contre le trafic de drogues, avant de devenir responsable de la coopération policière internationale de manière plus générale (entre- tien avec un ancien membre de la direction d’Europol, janvier 2016).

308 D. Bigo, Polices en réseaux, op. cit., p. 98.

309 N. Gerspacher, « The History of International Police Cooperation », art. cit., p. 179. Dans ce sens, Alex Türk,

un sénateur français dans un rapport adressé au Sénat sur la coopération policière européenne indique en 1998, soit 30 ans après le début des clubs européens que « les policières maîtrisent très mal les langues étrangères L'épreuve de langue n'est obligatoire que depuis très peu de temps au concours de recrutement des commissaires. Nombre d'entre eux n'ont ainsi jamais pratiqué de langue étrangère […] L'anglais figure dans les épreuves de sortie de l'école avec un coefficient plus faible que les autres épreuves. La formation initiale aux langues est donc encore peu développée […] Les possibilités de formation permanente existent donc mais celle-ci est laissée à l'initiative individuelle et reste insuffisante, les personnels y recourant peu » (A. Türk, « Quand les policiers succèdent aux diplomates » à la Commission des lois du Sénat, 1998).

Rome, qu'on fasse appel à moi plutôt qu'à un autre, je travaillais dans une brigade territoriale, je n'avais absolument aucune accointance ni aucune connaissance, c'était pour moi un grand honneur »310. Ces acteurs doivent en plus faire le choix de rester dans le secteur de la coopéra- tion policière internationale et européenne, sans en tirer nécessairement une importante valori- sation en termes de carrière du fait de la faible structuration des services de police sur ces ques- tions à cette époque311.

Par conséquent, à l’instar de ce qu’Antoine Mégie a observé pour les magistrats312, ce

nombre réduit de policiers tend à circuler entre les différentes enceintes de coopération où ils jouent le rôle de représentant national et d’intermédiaire entre le niveau européen/international et national. Ce sont également plus ou moins toujours les mêmes policiers qui se rencontrent au fil des formations à l’étranger, des colloques et conférences internationaux de police313. Cette

mobilité d’un nombre restreint de policiers nourrit un fort entre-soi puisque ces acteurs déve- loppent de la sorte une expertise de la coopération policière. Celle-ci n’est pas liée à leur for- mation policière initiale et repose sur un certain nombre de savoirs techniques, comme des connaissances sur la criminalité internationale, mais aussi l’apprentissage du fonctionnement des polices des autres États et des structures existantes de coopération. À ce titre, ces acteurs tendent à développer une forme de « savoir transnational » comme une expertise qui « n’est pas produite et ne se constitue pas dans des cadres nationaux »314 dans la mesure où elle est struc- turée par des flux et échanges qui dépassent les frontières des États. Ces savoirs acquis sont aussi plus diplomatiques, à l’instar de la capacité de représentation de leur service ou de leur État et de négociation315. Ces savoirs, non maîtrisés par les acteurs demeurés dans le jeu natio- nal, font d’eux des spécialistes de ces enjeux, de plus en plus difficilement contournables, ce qui limite encore le nombre de participants aux clubs316.

Ce savoir spécialisé et technique a été de plus en plus reconnu par les professionnels de la politique confrontés à une importante incertitude face aux conséquences de la mondialisation et

310 Entretien avec un officier de police de la division des relations internationales (DRI) de la direction centrale de

la police judiciaire (DCPJ) octobre 2015.

311 Nous détaillons dans le chapitre suivant cette question.

312 A. Mégie, « Vers la construction d’une expertise européenne en matière de coopération pénale ? », art. cit. 313 D. Bigo, Polices en réseaux, op. cit., p. 80.

314 L. Stampnitzky, « Experts, États et théorie des champs. Sociologie de l’expertise en matière de terrorisme »,

Critique internationale, 2013, 59, 2, p. 90.

315 A. Mégie, « Vers la construction d’une expertise européenne en matière de coopération pénale ? », art. cit., p. 146. 316 N. Gerspacher, « The History of International Police Cooperation », art. cit., p. 179.

des transformations de l’environnement macro sur la sécurité317. La reprise de leurs rapports ou

la place centrale occupée par ces acteurs dans le processus décisionnel, comme dans le cas de Trevi, en sont des illustrations318. La maîtrise et la valorisation de l’expertise de ces acteurs con- firment pour partie l’existence d’une communauté épistémique. Cette dernière n’englobe pas à nos yeux tous les acteurs policiers présents dans les différentes enceintes de coopération policière. Nous la restreignons aux policiers mentionnés précédemment, ayant participé de manière régu- lière et sur un plus long terme à ces structures et ayant de la sorte progressivement acquis une expertise relative à la coopération policière et à la criminalité internationale.