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La voie communautaire comme l’un des scénarios possibles

Section 2. La préparation du TUE, une fenêtre d’opportunité

A. Le lancement d’une réflexion dans un contexte de libre circulation

A. 1. La voie communautaire comme l’un des scénarios possibles

L’UE constitue l’un des niveaux d’action publique des États européens qui ne doit pas masquer les coopérations existantes plus larges, comme le Conseil de l’Europe, ou plus res- treintes à un nombre limité d’États. Il est intéressant de constater que ce sont ces deux échelons de forum de communauté de politique publique qui ont tout d’abord tendu à réutiliser et insti- tutionnaliser les idées produites par le forum des professionnels de la coopération policière369. Nous nous intéressons en particulier au niveau intergouvernemental avec l’accord Schengen, issu d’une discussion entre des États membres, hors du cadre communautaire. Nous postulons que la mise en place d’un espace de libre circulation, d’abord pensée pour des enjeux écono- miques, a conduit à une réactivation des diagnostics portés par les membres de la communauté épistémique qui ont su faire prévaloir leur expertise technique dans une période de forte incer- titude370 (§1). Nous pensons dès lors qu’une dynamique très similaire serait visible au niveau communautaire à la suite de la formulation de l’idée d’une liberté de circulation entre les États membres de l’UE avec l’AUE, pouvant re-déclencher la logique normative dominante de la communauté épistémique (§2).

A.1. §1. Les transformations préalables de la coopération policière

Avant le niveau communautaire ou strictement intergouvernemental, le Conseil de l’Europe s’est positionné sur les enjeux de sécurité intérieure et de coopération policière et ce relativement tôt. Dès 1957, un comité européen pour les problèmes criminels et rassemblant des hauts fonc- tionnaires issus des ministères de l’Intérieur et de la Justice a été créé en son sein afin de produire des recommandations. Cet activisme a perduré dans les années 1960 et 1970, en intégrant notam- ment le groupe Pompidou évoqué supra371. Cependant, l’émergence des clubs de coopération policière européenne dans les années 1970, puis l’investissement de la Communauté européenne

369 È. Fouilleux, « Entre production et institutionnalisation des idées », art. cit., p. 279.

370 P. M. Haas, « Introduction », art. cit. ; A. R. Zito, « Epistemic Communities, Collective Entrepreneurship and

European Integration », art. cit.

sur cette question dans les années 1980 ont créé des arènes concurrentes et perçues comme plus pertinentes que le Conseil de l’Europe pour traiter de ces questions. Ceux-ci sont plus restreints géographiquement ainsi qu’humainement et professionnellement à des acteurs qui partagent des représentations, pratiques et discours372. Didier Bigo démontre sur ce point que les acteurs qui peuplaient les structures dédiées du Conseil de l’Europe ont alors été répartis entre les enceintes communautaires et les structures de leur État d’origine dédiées à la coopération européenne. Une forme de recentrement a en outre été opérée par le Conseil de l’Europe qui s’est éloigné des enjeux de sécurité intérieure pour se concentrer sur les questions annexes de droits de l’homme, de protection des données. Ce repositionnement a accordé à cette organisation un rôle de critique des mesures ensuite adoptées dans le cadre des structures communautaires, soutenant potentiel- lement les revendications de certaines organisations non gouvernementales, comme State- watch373.

Une évolution bien plus importante a été celle de la mise en place de l’espace Schengen. Ce dernier est créé par un accord conclu le 14 juin 1985 entre le Luxembourg, la Belgique, les Pays-Bas, la République fédérale d’Allemagne (RFA) et la France. Il prévoit de supprimer pro- gressivement les contrôles aux frontières intérieures de ces États. Cet accord réunit l’espace de libre circulation déjà existant entre les États du Benelux et celui entre la France et la RFA, lié à l’accord de Sarrebruck du 13 juillet 1984. À l’instar de ces deux accords, la nouvelle solution d’action publique que représente Schengen a été pensée dans le forum politique par les minis- tères des Transports ou leur équivalent mobilisés autour d’un pragmatisme économique. Ce dernier est fondé sur la perception de problèmes posés par les frontières aux activités écono- miques et est cristallisé par les grèves des douaniers et des camionneurs de 1984374.

L’accord Schengen de 1985 se double d’une convention d’application de l’accord de Schengen (CAAS)375. Cette dernière prévoit une diversité de mesures « compensatoires »376 à

372 D. Bigo, Polices en réseaux, op. cit., p. 79. 373 Ibid., p. 80.

374 Ibid., p. 114.

375 Pour une analyse de ce texte, voir entre autres M. Anderson, M. den Boer et European Consortium for Political

Research (eds.), Policing across National Boundaries, op. cit. ; H. Aden, « Convergence of Policing Policies and Transnational Policing in Europe », European Journal of Crime, Criminal Law and Criminal Justice, 2001, 9, 2, p. 99‑112 ; L. Block, From Politics to Policing: The Rationality Gap in EU Council Policy-Making, La Haye, Eleven International Publishing, (collection « Het Grone Gras »), 2011, p. 61 ; V. Guiraudon, « European Integra- tion and Migration Policy », art. cit., p. 254.

376 D. Bigo, Polices en réseaux, op. cit. ; M. Den Boer, « Crime et immigration dans l’Union européenne », art.

la liberté de circulation et relatives à la coopération policière, aux visas, aux demandes d’asile, au droit des étrangers etc.377. En attestent la création d’un droit transfrontalier d’observation selon l’article 40 et de poursuite selon l’article 41, la mise en place de fonctionnaires de liaison selon l’article 7 et surtout l’établissement du système d’information Schengen (SIS) dans le titre IV378. La CAAS a ainsi été négociée par les ministères de l’Intérieur et de la Justice des États signataires, et les membres des clubs des années 1970 ont représenté la majorité des re- présentants nationaux au sein des sous-groupes de travail dédiés379. Dès lors, la création de ces dispositions formelles reflète la logique normative portée par les membres de la communauté épistémique participant au processus décisionnel quant à la tension inéluctable entre sécurité et mobilité humaine380. Par la reconnaissance de leur expertise technique et dans un flou généra- lisé quant aux conséquences de la suppression des contrôles aux frontières intérieures entre cinq États, ces acteurs ont réussi à affirmer leur propre diagnostic. Cette dynamique fait écho à leur mobilisation précédente pour les accords de libre circulation à plus petite échelle mentionnés supra. La solution ici pensée s’inscrit donc dans la continuité des solutions d’action publique préexistantes et mène à une forme de « banalisation » 381 de leur récit de politique publique, à

377 Un tel changement de perspective entre le pragmatisme économique fondateur de l’accord Schengen et la vo-

lonté de renforcer la sécurité intérieure dans le nouvel espace créé prévue par la CAAS a mené certains chercheurs à considérer qu’il s’agissait de deux accords clairement distincts – un Schengen I et un Schengen II – nuançant l’idée d’une simple « convention d’application » (cf. D. Bigo, Polices en réseaux, op. cit., p. 119).

378 Convention d’application de l’accord de Schengen du 19 juin 1990, JO L 239 du 22 septembre 2000, p. 16-62.

Le SIS est une base de données alimentée par les autorités nationales et regroupant principalement les biens et personnes faisant l’objet d’une enquête dans les États membres (personne disparue, véhicule volé, personne re- cherchée etc.), ainsi que les étrangers interdits d’entrée dans les États signataires pour des raisons de menace à l’ordre public ou à la sécurité nationale. Le SIS est composé d’un site central (C-SIS), dont la France est respon- sable avec des locaux à Strasbourg, qui regroupe l’ensemble des données, et d’un site par État membre (N-SIS) qui est une copie de l’ensemble ou d’une partie de la base de données. Initialement, le SIS ne permettait aux policiers sur le terrain que de contrôler si une personne ou un bien était recensé dans le SIS et quelle était la procédure à appliquer. Les informations complémentaires étaient alors données par les bureaux SIRENE (pour Supplément d’Information Requis pour l’Entrée Nationale) créés dans chaque État signataire. Ces bureaux SI- RENE sont un point de contact unique pour les agences des États signataires afin de communiquer les informations qui n’apparaissent pas dans le SIS. Le contrôle de la protection des données est assuré par une autorité de contrôle nationale désignée par chaque État signataire et une autorité de contrôle commune.

379 D. Bigo, Polices en réseaux, op. cit., p. 119‑127.

380 N. Walker, « The Pattern of Transnational Policing », art. cit. ; M. Deflem, Policing World Society, op. cit., M.

Anderson, Policing the World, op. cit. ; D. Bigo, Polices en réseaux, op. cit. ; N. Gerspacher, « The History of International Police Cooperation », art. cit ; J. Sheptycki, In Search of Transnational Policing, op. cit. ; M. Ander- son (ed.), Policing the European Union, op. cit.

son absence de remise en cause. Cette acceptation a été d’autant plus facile de la part des pro- fessionnels de la politique qu’ils devaient répondre à la pression de l’opinion publique à la suite de l’avènement de la sécurité intérieure comme un véritable enjeu électoral382.

Toutefois, la place centrale des membres de la communauté épistémique au sein des arènes de négociation n’a pas effacé toutes les tensions entre les délégations des États partici- pants. Si celles-ci ont accepté le diagnostic, elles ont dû le traduire en instruments d’action publique à même de cristalliser des structures de controverse sur les conceptions distinctes de ces domaines régaliens. Par conséquent, les discussions pour la CAAS se sont avérées beaucoup plus difficiles et longues que celles pour l’accord de Schengen puisque la CAAS n’a été signée que le 19 juin 1990383. En outre, elle n’est entrée en vigueur que le 26 mars 1995 dans les cinq États signataires de l’accord Schengen, rejoints alors par le Portugal et l’Espagne. Ce décalage temporel a été lié à des difficultés techniques de création du SIS, ainsi que des débats internes à chaque État membre, en particulier relatifs à la souveraineté nationale, à l’instar de la France384. En dépit de ce retard et des difficultés posées par les négociations, la CAAS reflète le consensus croissant entre les États européens sur la nécessité de renforcer la coopération policière, d’autant plus dans un contexte de libre circulation, construit comme menant à un « déficit de sécurité »385.

A.1. §2. Une mutation majeure liée à l’Acte unique européen

La voie intergouvernementale de Schengen a été présentée par certains travaux comme la seule possibilité de concrétisation de la coopération policière à cette époque. L’espace Schen- gen a ainsi été décrit comme un « laboratoire »386 ou un « prototype »387 de la coopération po-

licière. En d’autres termes, il aurait représenté une solution d’intérim avant la concrétisation

382 M. Anderson (ed.), Policing the European Union, op. cit., p. 14 ; D. Bigo, Polices en réseaux, op. cit. ; L.

Mucchielli, Violences et insécurité: fantasmes et réalités dans le débat français, Paris, La Découverte, 2007 ; L. Mucchielli et P. Robert (eds.), Crime et sécurité: l’état des savoirs, Paris, Découverte, 2002 ; J. de Maillard, « Les politiques de sécurité » dans O. Borraz et V. Guiraudon (eds.), Politiques publiques, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2010, p. 57.

383 D. Bigo, Polices en réseaux, op. cit., p. 119.

384 J.-S. Louette, « Les États du Benelux et la France face aux accords de Schengen », Courrier hebdomadaire du

CRISP, 1998, 1586-1587, 1, p. 1‑52.

385 D. Bigo, Polices en réseaux, op. cit., p. 119.

386 J. Monar, « The Dynamics of Justice and Home Affairs », art. cit. 387 M. Elvins, Anti-Drugs Policies of the European Union, op. cit., p. 84.

d’un espace de libre circulation et d’une coopération à l’échelle communautaire. Toute intégra- tion communautaire des domaines régaliens attachés à la police et à la justice semble peu évi- dente dans les années 1970. En témoigne le rejet de la proposition du Président de la République française, Valéry Giscard d’Estaing, de créer un « espace judiciaire européen ». Proposée lors du Conseil européen de Bruxelles des 5 et 6 décembre 1977, cette idée vise à mettre fin aux difficultés rencontrées en matière de coopération judiciaire et liées aux frontières nationales. Bien que non concrétisée, cette impulsion a contribué à lancer la réflexion sur le développement de mécanismes de coopération au niveau de la Communauté européenne et pas seulement du Conseil de l’Europe388.

L’AUE, signé le 17 février 1986 par neuf États membres, suivis par le Danemark, l’Italie et la Grèce le 28 février 1986, prévoit à son article 7a la mise en place avant la fin de l’année 1992 d’un « espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée »389. L’objectif de ce texte est de relancer la construction européenne en amendant le traité de Rome de 1957. Cette disposition renvoie surtout à des dimensions économiques et politiques afin de mettre en place un marché intérieur unique390. Néanmoins, pour préparer l’espace de libre circulation avant 1992, l’activité des clubs de coopération policière européenne, fondés dans les années 1970, est relancée et ceux- ci sont grandement restructurés pour s’adapter à leur nouvel objet. C’est en particulier le cas du groupe de Trevi, évoqué supra, dont les décisions prises par les ministres restent préparées par le niveau opérationnel. Les réunions de Trevi se sont multipliées dans la deuxième moitié des années 1980 puisqu’elles ont eu lieu tous les six mois au maximum. Les compétences de Trevi ont été élargies et sa structure a été renforcée et institutionnalisée391. En plus de la pluralité des

clubs de coopération policière déjà existants, de nouveaux ont été créés, comme le groupe ad

388 A. Mégie, Eurojust et le mandat d’arrêt européen, op. cit., p. 65.

389 Acte unique européen du 17 et 28 février 1986, JO L 169 du 29 juin 1987, p. 1-29.

390 C. Wihtol de Wenden et J. Dravigny, « Soixante ans après le traité de Rome : regards sur la liberté de circulation

en Europe », Migrations Société, 2019, N° 175, 1, p. 17‑29.

391 Dans ce sens, en avril 1989, est créé un nouveau groupe de travail au sein de Trevi, Trevi 92, en charge de la

réflexion sur les conséquences pour la police et la sécurité de la création du Marché unique européen et sur les mesures compensatoires nécessaires. Un représentant de la Commission européenne est même invité dès 1991 aux réunions de Trevi 92. Il est également intéressant de noter que le groupe Trevi III qui porte sur les procédures de sécurité pour les voyages aériens est transformé en 1985. Il se focalise à partir de cette date sur la criminalité et le trafic de drogues. De surcroît, des fonctionnaires de liaison Trevi ont été mandatés dès 1988 dans divers États européens ou États tiers pour faciliter les échanges d’informations, de techniques policières, de pratiques (T. Bu- nyan (ed.), « Trevi, Europol and the European State », art. cit.).

hoc immigration en 1986392. Cet activisme facilite l’adoption des logiques causales de ces ac-

teurs dans le processus décisionnel communautaire.

Dès lors, bien que non mentionnée par l’AUE, la coopération policière au niveau commu- nautaire a été impulsée par la mise en place d’un espace de libre circulation. En attestent les conclusions du Conseil européen de Rhodes des 2 et 3 décembre 1988 : « Le Conseil européen est conscient que, concernant la libre circulation des personnes, la réalisation des objectifs com- munautaires, et en particulier l'espace sans frontières internes, est liée aux progrès de la coopéra- tion intergouvernementale dans la lutte contre le terrorisme, la criminalité internationale, la drogue et les trafics de toute nature »393. Cette orientation se révèle conforme à l’association dis- cursive préalablement effectuée sur les forums intergouvernementaux de communauté de poli- tique publique et confirme la « naturalisation »394 de leurs discours. Cet impératif d’éviter tout « déficit de sécurité »395 est encore moins contestable en raison du sentiment d’urgence généralisé pour que la date butoir du 31 décembre 1992 soit respectée. Face à ce court délai, les gouverne- ments nationaux ont exercé une forte pression sur leurs administrations respectives, évacuant les possibles débats relatifs aux libertés publiques ou aux enjeux de souveraineté, comme l’explique Didier Bigo : « Le temps n’est pas à la philosophie mais au pragmatisme, à la technique »396. Si

les logiques normatives dominantes de la communauté épistémique apparaissent dans le forum de communauté de politique publique, ce dernier leur accorde également un rôle central dans la préparation des instruments d’action publique. De surcroît, ce Conseil européen propose la créa- tion d’un groupe de coordinateurs sur la libre circulation des personnes, composé d’un repré- sentant par État membre397 et de la Commission européenne398. Cette structure atteste de la

reconnaissance de l’expertise de la communauté épistémique dont le rôle dans le processus décisionnel est institutionnalisé à la fin des années 1980.

392 Il est constitué de différents sous-groupes composés entre autres de hauts fonctionnaires des ministères de

l’Intérieur, de la Justice et/ou de l’Immigration, des membres des services en charge de contrôler les frontières, des spécialistes de la police technique et scientifique et venant des 12 États membres européens (D. Bigo, Polices

en réseaux, op. cit., p. 165).

393 Conclusions de la présidence du Conseil européen de Rhodes des 2 et 3 décembre 1998. 394 A. Smith, Le gouvernement de l’Union européenne, op. cit., p. 68.

395 D. Bigo, Polices en réseaux, op. cit., p. 119. 396 Ibid., p. 149.

397 Cette nomination a donné lieu à des luttes bureaucratiques intenses au sein des services de police des États

(Ibid., p. 169).

398 Document de Palma sur la libre circulation des personnes, rapport au Conseil européen du groupe des coordi-