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La portée explicative limitée du modèle principal-agent

Section 1. Un objet de recherche au croisement de plusieurs littératures

B. La portée explicative limitée du modèle principal-agent

Le modèle P-A s’inscrit dans la démarche de normalisation des études de l’UE que nous adoptons et est prépondérant dans les études sur les agences. Nous ne pouvons donc faire l’im- passe sur une présentation brève (1) et sur ses adaptations pour les agences de l’UE (2) afin d’expliquer pourquoi nous nous en éloignons dans la suite de cette thèse.

B. 1. Le modèle principal-agent dominant les études sur les agences

Les agences peuvent être définies de manière générale comme des « autorités ou corps administratifs opérant en-dehors de l’administration centrale »49. Objets d’une littérature proli- fique, en particulier aux États-Unis, deux interrogations principales ont été posées par les cher- cheurs sur ces questions : pourquoi une agence est créée et comment interagit-elle avec son environnement ? Les travaux répondant à cette question ont été dominés par le modèle P-A. Élaboré à partir des théories de l’économie industrielle, il repose sur une approche rationaliste selon laquelle les acteurs essayent de maximiser leur profit et agissent selon un calcul en termes de coûts et de bénéfices50. De ce fait, ce modèle vise à saisir les enjeux et difficultés se posant

48 Ibid. ; S. Jacquot et C. Woll, « Action publique européenne : les acteurs stratégiques face à l’Europe », Politique

européenne, 2008, 25, 2, p. 161‑192 ; A. Smith, Le gouvernement de l’Union européenne, op. cit.

49 A. Kreher, « Agencies in the European Community - A Step Towards Administrative Integration in Europe »,

Journal of European Public Policy, 1997, 4, 2, p. 225.

50 Pour une présentation de ce modèle, cf. par exemple M. A. Pollack, « Delegation, Agency, and Agenda Setting

in the European Community », International Organization, 1997, 51, 1, p. 99‑134 ; H. Kassim et A. Menon, « The Principal-Agent Approach and the Study of the European Union: Promise Unfulfilled? », Journal of European

Public Policy, 2003, 10, 1, p. 121‑139 ; M. Egeberg, M. Martens et J. Trondal, « Building Executive Power at the European Level: On the Role of European Union Agencies » dans E. M. Busuioc, M. Groenleer et J. Trondal (eds.),

The Agency Phenomenon in the European Union: Emergence, Institutionalisation and EveryDay Decision-Mak- ing, Manchester : New York, Manchester University Press, 2012, p. 29 ; R. Dehousse, « The Politics of Delegation

in the European Union », Les cahiers européens de Sciences Po, 2013, 4. Un état de la littérature récent sur cette question est réalisé dans T. Delreux et J. Adriaensen, « Introduction. Use and Limitations of the Principal–Agent Model in Studying the European Union » dans Tom Delreux et Johan Adriaensen (eds.), The Principal-Agent

dans toute relation de contrat. Il a par la suite été adopté par les chercheurs américains s’inté- ressant aux relations entre les agences administratives et le Congrès.

Dans ce modèle, la création d’une agence est liée à un processus de délégation, ou de transfert, de pouvoirs du principal vers un agent qui les exerce sous la responsabilité du pre- mier51. La mise en place d’une agence est déterminée par les préférences d’un principal, con- fronté à des besoins presque objectifs, techniques, scientifiques et de régulation des sociétés modernes. Selon cette logique fonctionnaliste, une agence est créée pour résoudre des pro- blèmes d’action collective et sa nature est définie par la fonction qu’elle doit remplir. Par con- séquent, sa base légale, l’équivalent d’un contrat, est rédigée de façon à ce qu’elle exécute son mandat de manière conforme aux préférences de son principal. En effet, le problème essentiel de ce processus de délégation identifié par ces travaux P-A est la poursuite inéluctable par l’agent de ses propres préférences, potentiellement distinctes de celles de son principal, grâce à l’asymétrie d’information en sa faveur. Afin d’éviter ce bureaucratic drif coûteux pour lui, le principal doit trouver un juste équilibre dans les mécanismes de contrôle sur l’agence prévus par la base légale et mis en œuvre, tout en permettant à l’agence d’exercer ses activités.

B. 2. L’adaptation du modèle principal-agent aux agences de l’UE

La prolifération d’agences de l’UE, définies comme des « entités juridiques créés dans le but d’exécuter des tâches spécifiques dans le cadre de la législation de l’Union européenne »52,

a suscité des questionnements similaires à ceux existant pour les agences domestiques. Pour y répondre, de nombreux travaux ont repris le modèle P-A, pensé comme éclairant les compor- tements des agents et des principaux, en particulier dans un système institutionnel complexe

51 A. Ott, E. Vos et F. Coman-Kund, « EU Agencies and their International Mandate: A New Category of Global

Actors? », CLEER Working Papers, 2013, 7, p. 19. Plus précisément, la délégation peut être conçue comme une décision autoritaire, formalisée comme une question de droit public qui transfère l’autorité de prise de décision des organes représentatifs établis (élus directement ou nommés par les politiques élus) à une institution publique non majoritaire, financée par des fonds publics et remplissant une fonction publique, mais relativement indépen- dante des politiques élus (D. Curtin, « Delegation to EU Non-Majoritarian Agencies and Emerging Practices of Public Accountability » dans Damien Geradin, Rodolphe Muñoz et Nicolas Petit (eds.), Regulation through Agencies

in the EU: A New Paradigm of European Governance, Cheltenham ; Northhampton, Edward Elgar, 2005, p. 92).

comme celui de l’UE53. Nonobstant, ces chercheurs ont proposé plusieurs adaptations de ces

interactions entre le principal et l’agent pour tenir compte de la spécificité des agences de l’UE. La première différence entre les niveaux domestique et européen est liée à la nature du processus de délégation. Dans le cas des agences décentralisées de l’UE54, celui-ci est opéré de manière verticale dans la mesure où les pouvoirs qui leur ont été délégués appartenaient aux États membres55. Une adaptation des facteurs principaux expliquant ce processus de délégation a dès lors été perceptible dans les travaux sur les agences de l’UE qui en ont retenu quatre principaux56 : l’offre d’une expertise spécifique pour renforcer l’efficacité de la prise de déci- sion européenne ; le recentrage de la Commission européenne sur ses tâches politiques et stra- tégiques et non plus sur la production de connaissances techniques ; la diminution des coûts de transaction entre les États membres, en permettant un échange politique efficace et en assurant

53 Entre autres, M. A. Pollack, « Delegation, Agency, and Agenda Setting in the European Community », art. cit. ;

J. Tallberg, « The Anatomy of Autonomy: An Institutional Account of Variation in Supranational Influence »,

Journal of Common Market Studies, 2000, 38, 5, p. 843‑864 ; H. Kassim et A. Menon, « The Principal-Agent Approach and the Study of the European Union », art. cit., p. 126 ; R. Dehousse, « Delegation of Powers in the European Union: The Need for a Multi-Principals Model », West European Politics, 2008, 31, 4, p. 789‑805 ; T. Delreux et J. Adriaensen, « Introduction », art. cit.

54 Une différenciation est généralement opérée entre les agences exécutives et les agences décentralisées de l’UE.

Les premières sont créées par le même cadre légal (le règlement communautaire 58/2003 Règlement 58/2003 du Conseil du 19 décembre 2002 portant statut des agences exécutives chargées de certaines tâches relatives à la gestion de programmes communautaires, JO L 11 du 16 janvier 2003, p. 1-9), seraient chargées de gérer les pro- grammes communautaires, de remplir des tâches purement techniques, ne disposeraient pas de pouvoirs discré- tionnaires et auraient un mandat et une durée de vie limités. À ce titre, elles feraient davantage office de sous- traitants du service public européen, plus particulièrement de la Commission européenne qu’elles soutiennent et qui joue un rôle clé dans leur création ou organisation (D. Geradin et N. Petit, « The Development of Agencies at EU and National Levels: Conceptual Analysis and Proposals for Reform », Jean Monnet Working Paper, 01/04, 2004, p. 45). De ce fait, ces agences sont situées à Bruxelles ou Luxembourg, où sont localisés les services de la Commission. Les sièges des agences décentralisées, par contre, sont répartis dans toute l’Europe. Celles-ci sont chargées de tâches techniques, scientifiques, d’encadrement pour soutenir l’élaboration et la mise en œuvre des politiques communautaires et la coopération entre l’Union et les autorités nationales. Cependant, ces agences sont très variées du point de vue de leur domaine d’action, de leur base légale, de leur taille, de leur composition, de leur fonctionnement et aucune définition ne peut véritablement les englober dans leur totalité. Par conséquent, d’autres essais de classification ont été menés par la Commission européenne, (communication de la Commission européenne « L'encadrement des agences européennes de régulation », COM (2002) 718 final du 11 décembre 2002, p. 4 ; communication de la Commission européenne « Projet d’accord interinstitutionnel sur le cadre opéra- toire des agences européennes de régulation » COM (2005) 59 final du 25 février 2005, p. 4-5 ; communication de la Commission « Agences européennes – orientations pour l’avenir », COM (2008) 135 final du 11 mars 2008, p. 7) et par certains chercheurs (P. Craig, EU Administrative Law, deuxième édition, Oxford ; New York, Oxford University Press, 2006, p. 154‑160 ; S. Andoura et P. Timmerman, « Governance of the EU: The Reform Debate on European Agencies Reignited », EPIN Working Paper 19, Centre for European Policy Studies, Bruxelles, 2008).

55 R. Dehousse, « Delegation of Powers in the European Union », art. cit., p. 793.

56 D’autres facteurs sont parfois avancés dans les travaux fonctionnalistes, mais sont des formes de déclinaison de

ces quatre processus comme la volonté de donner plus de visibilité, de présence concrète auprès des citoyens européens à l’UE avec la répartition des sièges des agences décentralisées dans les différents États membres ; ou encore la possibilité de montrer l’action européenne de manière plus nette en cas de crise avec une place essentielle accordée à la contingence dans la dynamique de création des agences.

la crédibilité d’une décision du fait de l’indépendance politique de ces agences ; la possibilité des professionnels de la politique de rejeter la responsabilité des décisions impopulaires ou risquées sur ces entités57.

En outre, à la différence du modèle P-A appliqué au niveau national, les agences de l’UE disposeraient de multiples principaux58. Par conséquent, certains travaux ont montré que la complexité du système politique et institutionnel européen devait être prise en compte dans la création d’agences de l’UE. Dans ce sens, la délégation de pouvoirs à une agence est perçue comme le résultat d’un compromis institutionnel entre les préférences des plusieurs principaux politiques : les États membres par l’intermédiaire du Conseil, la Commission et le Parlement européen doivent s’accorder pour créer un nouveau corps en fonction de leurs intérêts et préfé- rences propres59. Ainsi, selon R. Daniel Kelemen, les agences « traduisent et répercutent les tensions inhérentes au système général de l’Union »60. Cette nature multi-principaux implique

également que les chercheurs mobilisant le modèle P-A identifient, outre le bureaucratic drift et des contrôles mis en place pour s’assurer que les préférences des agents ne s’éloignent pas de celles de leur principal, les risques de political drift d’un agent. Dans le cas des agences de l’UE, les contrôles viseraient donc également à éviter qu’un principal prenne le dessus sur les autres et affirme ses propres préférences au détriment de celles des autres61.

57 M. Fiorina, « Legislative Choice of Regulatory Forms: Legal Process or Administrative Process? », Public

Choice, 1982, 39, 1, p. 33-66 ; G. Majone, « The New European Agencies: Regulation by Information », Journal of European Public Policy, 1997, 4, 2, p. 262‑27 ; G. Majone et M. Everson, « Institutional Reform: Independent Agencies, Oversight, Coordination and Procedural Control » dans O. De Schutter, Notis Lebessis et J. Pater- son (eds.), Governance in the European Union, « Cahiers » of the Forward Studies Unit, Luxembourg, Office for Official Publications of the European Communities, 2001 ; S. Krapohl, « Credible Commitment in non-Independ- ent Regulatory Agencies: A Comparative Analysis of the European Agencies for Pharmaceuticals and Food- stuffs », European Law Journal, 2004, 10, 5, p. 518‑538 ; P. Magnette, « The Politics of Regulation in the European Union », dans D. Geradin, R. Muñoz et N. Petit (eds.), Regulation through Agencies in the EU: A New Paradigm

of European Governance, Cheltenham ; Northhampton, Edward Elgar, 2005, p. 3‑22. ; S. Andoura et P. Timmer- man, « Governance of the EU », art. cit. ; A. Schout, « Changing the EU’s Institutional Landscape? The Added Value of an Agency » dans E. M. Busuioc, M. Groenleer et J. Trondal (eds.), The Agency Phenomenon in the European

Union, op. cit., p. 63‑83 ; T. Bach, « Administrative Autonomy of Public Organizations », art. cit., p. 9.

58 R. Dehousse, « Delegation of Powers in the European Union », art. cit.

59 E. Chiti, « Existe-t-il un modèle d’agence de l’Union européenne ? » dans J. Molinier (ed.), Les agences de

l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2011, p. 58.

60 R. D. Kelemen, « The Politics of « Eurocratic » Structure and the New European Agencies », West European

Politics, 2002, 25, 4, p. 93‑118 ; S. Krapohl, « Credible Commitment in Non-Independent Regulatory Agencies », art. cit. ; R. Dehousse, « Delegation of Powers in the European Union », art. cit. ; H. Jorry, « Une agence originale de l’Union : l’agence FRONTEX » dans J. Molinier (ed.), Les agences de l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2011, p. 171-202 ; A. Musa, « Reforming the European Union Agency Governance: More Control, Greater Accountability », Croatian and Comparative Public Administration, 2014, 14, 2, p. 317‑353.

En dépit des efforts louables des travaux précédents pour adapter le modèle P-A à l’UE, plusieurs chercheurs, notamment ceux mobilisant le concept d’autonomie, ont démontré sa portée explicative limitée quant aux évolutions des agences qui demeurent désincarnées.