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Comprendre la création d’une agence

Section 1. Un objet de recherche au croisement de plusieurs littératures

D. Un amendement sociologique et cognitif des travaux sur l’autonomie

D. 1. Comprendre la création d’une agence

Une approche sociologique a à nos yeux une portée explicative supérieure aux logiques fonctionnalistes encore trop importantes dans les travaux sur l’autonomie des agences, que ce soit dans le processus de création d’une agence (§1) ou dans celui de rédaction de sa base légale (§2).

104 Ibid., p. 66.

105 De nombreux auteurs analysent le changement de l’action publique à partir des transformations des représen-

tations sociales qui peuvent être de ce fait plus ou moins abrupts ou graduels selon les auteurs, tandis que les approches valorisant les intérêts ou les héritages institutionnels ont généralement du mal à expliquer le change- ment. Pour une présentation plus générale, voir K. A. Thelen, « Comment les institutions évoluent : perspectives de l’analyse comparative historique », L’Année de la régulation, 2003, 7, p. 13‑43 ; B. Palier et Y. Surel, « L’ex- plication du changement dans l’analyse des politiques publiques : identification, causes et mécanismes » dans B. Palier et Y. Surel (eds.), Quand les politiques changent : temporalités et niveaux de l’action publique, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 11‑53 ; W. Genieys et P. Hassenteufel, « Comprendre le changement dans les politiques publiques ? L’approche programmatique », HAL, 2012.

D.1. §1. Un nouveau diagnostic d’action publique

Le processus de création d’une agence est expliqué par la plupart des recherches sur l’autonomie des agences de l’UE via une combinaison de facteurs106. Deux sont plus ou moins

repris du modèle P-A : les pressions fonctionnelles liées à des problèmes politiques d’action collective et la quête d’équilibre entre les institutions de l’UE. Un troisième peut être rattaché à une dimension plus cognitive quant à la diffusion de nouvelles représentations sur les agences. Celles-ci seraient liées au diagnostic porté par certains acteurs qui défendraient une vision des agences comme source d’efficacité et de légitimité107. Cette représentation s’inscrit dans une mutation plus large du passage à la fin des années 1980 d’un État interventionniste, producteur de biens et services, à un État régulateur, dont les décisions sont légitimées par des corps pro- fessionnels, non politiques, spécialisés108. Selon ces chercheurs, la solution de la mise en place d’une agence peut donc être resituée dans les cadres cognitifs dominants des années 1980 en matière de politique publique, marquant la première vague d’agenciarisation109 au sein des États européens. À partir des années 1990, la diffusion croissante de l’expérience acquise et des re- présentations de l’État renforce la prolifération d’agences au niveau national, mais aussi au niveau européen, de plus en plus perçu comme assurant des fonctions de régulation et devant garantir une administration efficace110. Ce développement accéléré d’agences, décrit comme un

« appétit illimité » de l’UE111, a mené plusieurs commentateurs à présenter la mise en place d’agences comme le « nouveau paradigme de la gouvernance européenne »112 ou le « prochain

mode de croissance de l’Union »113.

Toutefois, ces trois variables peuvent être discutées. Toutes les agences de l’UE ne peu- vent être conçues comme résultant d’une délégation, d’un équilibre entre les trois institutions européennes ou liées à la diffusion plus générale de l’agenciarisation. C’est en particulier le cas

106 M. Groenleer, The Autonomy of European Union Agencies, op. cit., p. 44‑47.

107 M. Egeberg, M. Martens et J. Trondal, « Building Executive Power at the European Level », art. cit., p. 30. 108 G. Majone (ed.), Regulating Europe, Londres ; New York, Routledge, 1996 ; G. Majone, « From the Positive

to the Regulatory State: Causes and Consequences of Changes in the Mode of Governance », Journal of Public

Policy, 1997, 17, 2, p. 139‑167.

109 Celle-ci peut être définie comme le processus spécifique de création et de multiplication des agences (T. Bach

et J. Fleischer, « The Parliamentary Accountability of European Union and National Agencies » dans E. M. Busuioc, M. Groenleer et J. Trondal (eds.), The Agency Phenomenon in the European Union: Emergence, Institu-

tionalisation and Everyday Decision-Making, Manchester; New York, Manchester University Press, 2012, p. 155).

110 A. Musa, « Reforming the European Union Agency Governance », art. cit., p. 323‑344.

111 D. Geradin et N. Petit, « The Development of Agencies at EU and National Levels », art. cit., p. 4. 112 D. Geradin, R. Muñoz et N. Petit (eds.), Regulation through Agencies in the EU, op. cit.

113 M. Shapiro, « The Problems of Independent Agencies in the United States and the European Union », Journal

des agences JAI qui vont à l’encontre de l’idée de délégation. En effet, les fonctions qu’elles exercent n’existent pas au préalable. Aucun des États membres n’est en charge des fonctions de coordination et de facilitation de la coopération opérationnelle qui sont confiées dans le do- maine de la police à Europol, de la justice en matière pénale à Eurojust, de la gestion des fron- tières à Frontex etc.114. De plus, l’absence de pouvoir contraignant de ces agences sur les auto- rités nationales et les difficultés initiales de ces agences à réaliser leurs missions viennent nuan- cer l’idée d’un engagement crédible des États membres dans l’intégration européenne115. De

surcroît, il semble compliqué de penser l’existence de pressions fonctionnelles, de surcroît gé- néralement difficilement identifiables. Celles-ci n’existent pas spontanément116 et n’apparais- sent pas du jour au lendemain puisque les problèmes mis en lumière ou du moins une partie d’entre eux sont généralement déjà traités par des structures préexistantes117. Ce constat est en-

core plus marqué concernant les agences JAI qui œuvrent dans des domaines proches : la créa- tion d’Europol par une convention de 1995, sept ans avant la décision de 2002 fondatrice d’Eu- rojust, signifie-t-elle que le problème de la lutte contre la criminalité du point de vue policier était plus urgent que celui dans une perspective judiciaire ? En outre, la structure plus « lé- gère »118 des agences JAI et leur gouvernance spécifique, accordant des prérogatives supé- rieures aux États membres au détriment des institutions européennes119, se conforme plus dif-

ficilement à l’idée d’un équilibre entre le Conseil, la Commission et le Parlement européen. Cette situation est encore plus marquée dans le cas d’Europol, première structure de coopération JAI, d’abord créé comme une organisation intergouvernementale et non comme une agence de l’UE. Cela tend à infirmer également la diffusion des nouveaux modes de gouvernance de l’UE comme variable explicative de la création de cette agence.

114 J. Pollak et P. Slominski, « Experimentalist but not Accountable Governance? The Role of Frontex in Managing

the EU’s External Borders », West European Politics, 2009, 32, 5, p. 905 ; J. J. Rijpma, « Hybrid Agencification in the Area of Freedom, Security and Justice and its Inherent Tensions: The Case of Frontex » dans E. M. Busuioc, M. Groenleer et J. Trondal (eds.), The Agency Phenomenon in the European Union: Emergence, Institutionalisa-

tion and Everyday Decision-Making, Manchester : New York, Manchester University Press, 2012, p. 98.

115 J. J. Rijpma, « Hybrid Agencification in the Area of Freedom, Security and Justice and its Inherent Tensions »,

art. cit., p. 92.

116 S. Borrás, C. Koutalakis et F. Wendler, « European Agencies and Input Legitimacy: EFSA, EMeA and EPO in

the Post‑Delegation Phase », Journal of European Integration, 2007, 29, 5, p. 585.

117 S. Krapohl, « Credible Commitment in Non-Independent Regulatory Agencies », art. cit., p. 527.

118 J. J. Rijpma, « Justice and Home Affairs Agencies: Governing the Area of Freedom Security and Justice after

Lisbon », cinquième conférence ECPR sur les politiques de l'UE, Porto, 2010, p. 2.

119 J. J. Rijpma, « Hybrid Agencification in the Area of Freedom, Security and Justice and its Inherent Tensions »,

Une façon pour certains chercheurs de contourner ce problème, sans remettre en cause leurs variables explicatives, a été d’isoler les agences JAI par rapport à leurs homologues en réfutant leur appellation d’agences et en les pensant comme des « organismes transnationaux […] des projections des États membres et des instances de coopération bottom-up […] des mé- canismes d’association des organismes nationaux, dont la coopération, bien qu’elle soit struc- turée et orientée, conserve un fondement essentiellement volontaire »120. Cette solution com- mode tend cependant à occulter le rôle de ces agences JAI dans la conception et la mise en œuvre de la politique communautaire en offrant une assistance technique et informationnelle121.

D’autres chercheurs sur l’autonomie des agences se sont en revanche grandement intéressés à Europol, mais sans appliquer réellement leurs variables explicatives et en se contentant d’une approche descriptive peu éclairante sur sa création122.

Ainsi, nous défendons l’idée que l’analyse de la création des agences et ici d’Europol doit être menée de manière beaucoup plus compréhensive, ce qui demeure difficile dans un travail comparatif à grande échelle dont l’objectif est la montée en généralité. À cette fin, il nous paraît nécessaire d’identifier plus précisément quels acteurs parviennent à faire adopter leur diagnos- tic de création d’une agence, avec quelles ressources, face à quelles résistances. De la sorte, nous pourrons comprendre pourquoi les enceintes de coopération policière en viennent à dé- fendre l’idée d’une structure telle qu’Europol, par quels moyens d’action et comment ce projet est repris et traduit par Helmut Kohl qui en fait la proposition formelle lors de la CIG de 1991. Cette perspective est d’autant plus nécessaire qu’elle permettra également de comprendre les négociations de la base légale de l’agence créée.

D.1. §2. Un processus décisionnel complexe à éclairer

À l’instar de nos remarques précédentes sur la création d’une agence, les auteurs tra- vaillant sur l’autonomie des agences accordent finalement peu d’attention aux dynamiques de

120 E. Chiti, « Existe-t-il un modèle d’agence de l’Union européenne ? », art. cit., p. 58.

121 G. Majone, « The New European Agencies », art. cit., p. 264. Europol, Eurojust et Frontex publient ainsi régu-

lièrement des rapports qui sont placés au cœur du processus décisionnel européen, comme la stratégie européenne de lutte contre la criminalité. Nous détaillons ces éléments pour Europol dans les chapitres suivants.

122 M. Groenleer, The Autonomy of European Union Agencies, op. cit. ; E. M. Busuioc et M. Groenleer, « Beyond

Design: The Evolution of Europol and Eurojust », Perspectives on European Politics and Society, 2013, 14, 3, p. 285‑304 ; E. M. Busuioc, D. Curtin et M. Groenleer, « Living Europol: Between Autonomy and Accountability », cinquième conférence ECPR sur les politiques de l'UE, Porto, 2010.

rédaction de la base légale, une fois qu’un accord politique a été trouvé sur sa création. Ceux- ci postulent ainsi que le degré d’autonomie formelle accordé à une agence résulte des facteurs de sa création et ils semblent supposer de la sorte une forme de calcul mécanique et fonction- naliste123. Nous pensons au contraire que la base légale de l’agence reflète des luttes entre des acteurs, dotés de ressources déséquilibrées, pour imposer leur représentation de ce que doit faire l’agence et de comment elle doit être gouvernée. Plus précisément, nous émettons l’hypothèse que deux ensembles de dynamiques sont enchevêtrées lors de ces négociations : les discussions sur les enjeux opérationnels de l’autonomie et celles relatives à des dimensions organisation- nelles. Celles-ci pourraient être appréhendées comme des formes de sous-jeux institutionnels mettant en scène, si ce n’est des acteurs différents, du moins des structures de controverse et des ressources distinctes. La notion de « forum » de Bruno Jobert est ici particulièrement heu- ristique dans la mesure où elle permet de mettre en lumière la pluralité des scènes sur lesquelles se déroule l’action publique, chaque forum étant doté d’acteurs, de règles, de temporalités et dynamiques propres124. À ce titre, selon Ève Fouilleux, « les forums permettent de rendre in- telligible l’hétérogénéité des idées existantes autour d’une politique publique et la pluralité des systèmes de représentation et d’action dans lesquels ces idées s’inscrivent »125. En s’appuyant sur les travaux de Bruno Jobert, cette chercheuse en vient à dégager des forums de « production d’idées » et le « forum des communautés de politique publique » comme un lieu de « réutilisa- tion, d’institutionnalisation des idées à travers leur transformation en instruments de politique publique »126. Nous postulons ici que les différentes dimensions des négociations de la base

légale d’une agence peuvent valoriser à chaque fois un forum particulier « producteur de repré- sentations, d’« idées » sur la politique, qui peuvent être interprétées par référence à l’identité, aux intérêts des acteurs qui l’habitent et aux rapports de force qui les opposent, ainsi que, plus fondamentalement au type de règles du jeu qui le régissent »127.

D’une part, il s’agit des discussions sur le degré d’autonomie opérationnelle formelle d’une agence. Celles-ci déterminent la marge de manœuvre accordée à l’agence sur son terrain d’activités et dans ses activités quotidiennes en lien avec la mission qui lui est confiée. Plusieurs

123 M. Groenleer, The Autonomy of European Union Agencies, op. cit., p. 111.

124 B. Jobert, « Le retour du politique » dans B. Jobert (ed) Le tournant néolibéral en Europe, Paris, L’Harmattan,

1994, p. 9‑20.

125 È. Fouilleux, « Entre production et institutionnalisation des idées », art. cit., p. 279. 126 Ibid.

indicateurs du degré de cette forme d’autonomie peuvent être retenus : l’étendue de son mandat, de ses objectifs et de ses tâches, ainsi que les dispositions relatives à la prise de décision en lien avec ces enjeux opérationnels (par exemple, le programme de travail)128. Nous postulons que les débats sur ces discussions renvoient directement au diagnostic fondateur de l’agence, au problème identifié par certains acteurs et nécessitant la création d’une structure pour les prendre en charge. De ce fait, les structures de controverse nous semblent a priori dominées par le secteur d’action publique concerné, ici le forum des professionnels de la sécurité129.

D’autre part, les négociations de la base légale d’une agence sont également consacrées à la détermination du degré et des modalités de l’autonomie organisationnelle de jure dans quatre dimensions traduites par des indicateurs différents : managériale – prérogatives, compo- sition et relations prévues de l’agence avec le conseil d’administration – ; politique – interactions formelles entre l’agence et le Parlement européen, la Commission et le Conseil – ; (quasi-)judi- ciaire – juridiction des cours de justice et organes de contrôle similaires des activités de l’agence ; financière – source du financement de l’agence, gestion des ressources et relations avec les organes financiers130. Il est donc question premièrement de définir si l’agence se voit accorder plus ou moins d’autonomie organisationnelle sur ces quatre dimensions selon le choix opéré entre les mécanismes de contrôle et/ou de redevabilité auxquels elle est soumise. Par exemple, les relations entre une agence et telle institution prévoient-elles des possibilités de sanction ou l’agence doit-elle uniquement expliquer ses choix ? Il est deuxièmement nécessaire de saisir par rapport à quels acteurs l’agence est redevable ou quels acteurs la contrôlent. Cette perspective peut ici induire une dimension plus comparative, en particulier en analysant les capacités d’action éventuellement distinctes des institutions intergouvernementales par rapport aux institutions supranationales.

Nous supposons que les idées produites par le forum politique, dont les membres sont responsables face à leur électorat et surtout concentrés sur « la conquête et/ou la conservation

128 Nous reprenons ici les indicateurs de l’autonomie politique distingués par Martijn Groenleer (Ibid., p. 70‑72). 129 Ce forum des professionnels d’un secteur composé d’acteurs de la société civile n’est initialement pas intégré

par Bruno Jobert, mais par Ève Fouilleux lorsqu’elle reprend ce modèle pour l’appliquer à une politique sectorielle spécifique (cf. L. Boussaguet, « Forums » dans L. Boussaguet, S. Jacquot et P. Ravinet (eds.), Dictionnaire des

politiques publiques, quatrième édition, Paris, Presses de Sciences Po (collection « Références. Gouvernances »),

2014, p. 283‑289.

130 Nous combinons les indicateurs de l’autonomie formelle mis en exergue par M. Groenleer (The Autonomy of

European Union Agencies, op. cit., p. 70‑72.) et ceux de E. M. Busuioc, D. Curtin et M. Groenleer (« Agency Growth between Autonomy and Accountability », art. cit., p. 852).

du pouvoir »131, pourraient jouer un rôle plus important ici. De ce fait, les structures de contro-

verse à l’œuvre sont ici plus larges que celles concernant les enjeux opérationnels, notamment dans un secteur d’action publique régalien comme la sécurité intérieure. Les discussions sur ces dimensions organisationnelles, en particulier sur les acteurs auxquels sont confiées des préro- gatives d’action, nous paraissent davantage à même de mobiliser dans le cas des agences de l’UE des enjeux plus politiques et institutionnels en lien avec l’intégration européenne et la souveraineté nationale. À ce titre, il s’avère essentiel de réinsérer les discussions sur les bases légales d’Europol dans le processus de construction européenne et par rapport à la législation primaire existante. Ces négociations sont de ce fait encadrées par les traités européens qui pré- voient des dispositions macro, mais dont l’application et la traduction peuvent cristalliser des visions distinctes des parties prenantes au processus décisionnel. Celles-ci porteraient sur la marge d’action qui doit être laissée à une agence de l’UE et sur sa nature plus ou moins inter- gouvernementale ou supranationale suivant les acteurs participant aux mécanismes de contrôle et/ou de redevabilité. De la sorte, l’intergouvernementalisme et le néofonctionnalisme sont dans le cadre de cette thèse surtout rattachés aux perceptions, positions et aux discours des acteurs influençant le processus décisionnel, plutôt que mobilisés en tant que variables explicatives indépendantes.