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Les pistes stimulantes des travaux sur l’autonomie des agences de l’UE

Section 1. Un objet de recherche au croisement de plusieurs littératures

C. Les pistes stimulantes des travaux sur l’autonomie des agences de l’UE

Bien qu’elles en aient parfois conservé le vocabulaire et l’idée de préférences62, les re-

cherches sur l’autonomie ont apporté des nuances importantes au modèle P-A, voire ont remis en question certains de ses postulats. S’inscrivant également dans une perspective de normali- sation des études sur l’UE, ces travaux définissent l’autonomie comme la capacité d’un acteur de gérer ses propres affaires, de disposer d’une certaine marge de manœuvre dans ses actions et décisions63. À cette fin, il ne devrait pas être lié par les acteurs qui normalement disposent de l’autorité pour le contraindre et qui peuvent avoir des représentations pourtant initialement distinctes64. Autrement dit, selon Patrick S. Roberts, « l’autonomie est simplement la capacité d’une agence à mettre en œuvre ses propres idées »65, ce qui peut impliquer une transformation

des idées, des agendas, des pratiques de ses publics66.

L’autonomie se distingue de l’indépendance qui est l’idée d’une absence de limites et est le risque posé de bureaucratic drift dans le modèle P-A. Or, les recherches sur l’autonomie démontrent qu’il n’existe pas d’agences réellement indépendantes, mais seulement des agences dotées d’un degré plus ou moins élevé d’autonomie sur un continuum67. De ce fait, l’autonomie

d’une agence n’exclut pas le fait qu’elle ait à rendre des comptes pour indiquer qu’elle a bien rempli ses obligations formelles et respecté les frontières spécifiées par son mandat68. C’est ce

62 C’est pourquoi pour présenter ces travaux, nous faisons le choix de conserver les appellations de principal et

d’agent qui sont abandonnées dans la suite de cette thèse.

63 D. P. Carpenter, The Forging of Bureaucratic Autonomy, op. cit., p. 14 ; M. Groenleer, The Autonomy of Euro-

pean Union Agencies, op. cit., p. 29 ; E. M. Busuioc, D. Curtin et M. Groenleer, « Agency Growth between Auto-

nomy and Accountability », art. cit., p. 850 ; T. Bach, « Administrative Autonomy of Public Organizations », art. cit., p. 2.

64 D. P. Carpenter, The Forging of Bureaucratic Autonomy, op. cit., p. 14.

65 P. S. Roberts, « FEMA and the Prospects for Reputation-Based Autonomy », Studies in American Political

Development, 2006, 20, 1, p. 80.

66 G. A. Krause, « The Institutional Dynamics of Policy Administration: Bureaucratic Influence over Securities

Regulation », American Journal of Political Science, 1996, 40, 4, p. 1083.

67 M. Groenleer, The Autonomy of European Union Agencies, op. cit., p. 30 ; S. Van Thiel, « Comparing Agencies

across Countries » dans K. Verhoest et al. (eds.), Government Agencies, Londres, Palgrave Macmillan, 2012, p. 18‑26 ; T. Bach, « Administrative Autonomy of Public Organizations », art. cit., p. 4.

68 E. M. Busuioc et M. Groenleer, « Wielders of Supranational Power: The Administrative Behavior of the Heads

qui est appelé la redevabilité69 comme « relation entre un acteur et un forum, dans laquelle

l’acteur a l’obligation d’expliquer et de justifier sa conduite, le forum peut poser des questions et émettre un jugement, et l’acteur peut devoir faire face aux conséquences »70. La redevabilité

doit être distinguée du contrôle qui est, lui, potentiellement contraire à l’idée d’autonomie de l’agence. Le contrôle suppose de ce fait des mécanismes intrusifs et directs, qu’ils soient exer- cés ex ante (notamment définis dans la base légale, comme les moyens et procédures des agences pour remplir leur mission), ex post (soit des incitations positives ou négatives données à l’agence pour qu’elle reste au service des décideurs politiques) et/ou de manière continue pour orienter les décisions et comportements des agences71.

En redéfinissant les termes et contours des relations entre le principal et l’agent, ces cher- cheurs ont donc proposé une manière de dépasser la tension irréductible entre ces deux groupes d’acteurs au cœur du modèle P-A, structuré autour du dilemme entre indépendance et contrôle. Le concept d’autonomie permet au contraire d’intégrer des mécanismes de redevabilité. L’auto- nomie est ainsi la garantie d’une plus grande efficacité de l’agence qui peut accomplir ses tâches sans interférence politique, tout en restant redevable et transparente démocratiquement. Ces chercheurs précisent même que la redevabilité va de pair avec l’autonomie opérationnelle : plus une agence est autonome dans ses activités quotidiennes, plus le besoin qu’elle soit redevable devient pressant, et moins une agence est autonome, moins cette redevabilité est nécessaire et peut même devenir un poids pour l’agence72. Il n’existe donc pas de jeu à somme nulle entre

autonomie et redevabilité, mais bien entre autonomie et contrôle d’une agence. En d’autres termes, une agence peut donc disposer d’une forte autonomie tout en étant redevable. En re- vanche, à partir du moment où des contrôles sont exercés, cette agence ne peut plus être pensée comme en capacité d’affirmer ses propres idées.

Ce concept d’autonomie permet dès lors de comprendre plus précisément les comporte- ments des agents. S’ils ne sont pas seulement les « créatures »73 de ceux qui les ont mis en

Agency Phenomenon in the European Union: Emergence, Institutionalisation and Everyday Decision-Making,

Manchester : New York, Manchester University Press, 2012, p. 131.

69 Le terme de redevabilité est la traduction la plus proche possible du concept anglais d’« accountability » qui

implique l’idée de rendre des comptes à quelqu’un.

70 M. Bovens, « Analysing and Assessing Accountability: A Conceptual Framework », European Law Journal,

2007, 13, 4, p. 452.

71 E. M. Busuioc et M. Groenleer, « Wielders of Supranational Power », art. cit., p. 131.

72 E. M. Busuioc, D. Curtin et M. Groenleer, « Agency Growth between Autonomy and Accountability », art. cit.,

p. 852.

place, les agents ne cherchent pas nécessairement à s’éloigner et à s’opposer à leurs principaux, à être indépendants, c’est-à-dire complètement libres, sans aucune restriction ni limites comme le suppose l’idée de bureaucratic drift. Ils aspirent surtout à être autonomes. De ce fait, un agent ne serait pas nécessairement en quête d’une extension indéfinie de son budget, de son personnel ou de sa charge de travail, mais plutôt d’une plus grande marge de manœuvre, quitte à ce que ce soit sur des moyens restreints74. En effet, l’agent aurait conscience que les autorités poli- tiques disposent de moyens d’action à son encontre, même par le biais de mécanismes de rede- vabilité. De la sorte, si un agent veut ne pas être contraint par les demandes de ses principaux, il doit généralement en anticiper les besoins et attentes, et souvent opter pour des stratégies de partenariat voire de cooptation avec eux75.

Cet accent sur les pratiques est au cœur de la distinction émise par les chercheurs travail- lant sur l’autonomie entre sa facette formelle et réelle. La première – aussi appelée de jure – est liée aux dispositions de la base légale de l’agence. Le degré d’autonomie formelle dépend dès lors des choix effectués durant la rédaction de ce texte. La seconde – aussi appelée de facto – ne se limite pas en revanche à la transposition de cette base légale et constitue le puzzle empi- rique des recherches sur l’autonomie. Ces dernières ont noté dans ce sens qu’une importante autonomie de facto peut être tirée à partir d’un texte vague et imprécis, tandis qu’un important degré d’autonomie formelle ne se traduit pas nécessairement dans sa mise en application76. Ces

auteurs cherchent dès lors à comprendre pourquoi et s’appuient pour cela sur la distinction classique de l’analyse de l’action publique entre un texte et sa mise en œuvre77. Celle-ci permet

notamment de mieux restituer les évolutions d’une agence et leur portée en considérant que toutes les dispositions légales ne sont pas mises en œuvre ou qu’elles peuvent être transformées dans leur utilisation. Ces travaux démontrent alors que le degré d’autonomie réelle d’une

74 M. Groenleer, The Autonomy of European Union Agencies, op. cit., p. 30. 75 T. Bach, « Administrative Autonomy of Public Organizations », art. cit., p. 8.

76 D. P. Carpenter, The Forging of Bureaucratic Autonomy, op. cit., p. 28 ; J. Tallberg, « Delegation to Suprana-

tional Institutions: Why, How, and with What Consequences? », West European Politics, 2002, 25, 1, p. 32‑40 ; M. Thatcher et A. Stone Sweet, « Theory and Practice of Delegation to Non-Majoritarian Institutions », West

European Politics, 2002, 25, 1, p. 17‑18 ; P. Selznick, Leadership in Administration: A Sociological Interpreta-

tion, quatrième édition, Berkeley, California, University of California Press, 2007, p. 12 ; T. Bach, « Administra-

tive Autonomy of Public Organizations », art. cit., p. 12 ; M. Groenleer, The Autonomy of European Union Agen-

cies, op. cit., p. 17.

77 Pour une présentation plus précise de cette littérature, cf. P. Hassenteufel, Sociologie politique : l’action pu-

blique, Paris, Armand Colin, 2011, p. 93‑114 ; A. Mégie, « Mise en œuvre » dans L. Boussaguet, S. Jacquot et P. Ravinet (eds.), Dictionnaire des politiques publiques, quatrième édition, Paris, Presses de Sciences Po (collec- tion « Références. Gouvernances »), 2014, p. 343‑350.

agence dépend de son degré d’institutionnalisation. Ce dernier peut être défini comme le pro- cessus durant lequel une agence se dote d’une stabilité, de valeurs et d’une identité et d’une légitimité propres et distinctes des autres organisations au sein de son environnement. De la sorte, en étant institutionnalisée, une organisation devient durable et sait faire preuve de rési- lience face aux changements, la rendant difficile à modifier ou à remplacer78. Elle peut dans ce sens disposer d’une forte autonomie réelle, dépassant éventuellement celle prévue par sa base légale. Au contraire, si une agence ne parvient pas à acquérir une identité et à être perçue comme légitime par son environnement, elle disposera d’une autonomie réelle limitée même si ses dis- positions formelles prévoient le contraire.

Ces travaux sur l’autonomie offrent donc de nombreuses pistes intéressantes, mais pei- nent à expliquer pleinement les pratiques des membres de l’agence et de son environnement. En effet, en adoptant une approche institutionnaliste et dans leur objectif généralement compa- ratiste, ces travaux ne valorisent pas la pluralité d’acteurs impliqués dans l’étude d’une agence. Ils mettent insuffamment en lumière les tensions entre leurs représentations non seulement de l’agence, mais de l’environnement plus large, ainsi que leurs ressources potentiellement asy- métriques.