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Le combat du CSA pour la protection des mineurs est en effet entravé par une guerre beaucoup plus cruciale pour les stations, celle de la concurrence entre les principales stations pour capter la cible adolescente.

Audiences faramineuses et surenchère de contenus

Très vite après l’autorisation de la publicité sur les radios et celle de constituer des réseaux en 1984, nombre des radios associatives, qui avaient été à l’origine de la libération des ondes, se retrouvent en difficulté, tandis que quelques unes, comme NRJ, construisent des réseaux nationaux249. Fun est elle-même issue de ce réseau. Skyrock est une station indépendante mais dont le développement s’inscrit aussi dans une logique commerciale. Son PDG fait partie de

« l’ascension des entrepreneurs »250.

248 Décision de la 17ème chambre du Tribunal correctionnel de Paris du 5 février 1996 condamnant le directeur de Skyrock à 150 000 Francs d’amende pour non-respect de la sanction du CSA.

249 Annick Cojean « 1977-1987:La génération des radios FM » Le Monde 14.05.87.

250 A.Cojean article précité.

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A partir des années 1990, la concurrence se resserre pour certains réseaux, NRJ, Fun, Skyrock, autour des cibles adolescentes et préadolescentes. Dès 1992, l’écoute des radios par les préadolescents est considérable : selon une étude de la régie GEM251, l’écoute de la radio est plus répandue chez les 11-14 ans (92%) que les adultes (76%). La première radio en audience cumulée sur les 11-14 ans est alors NRJ (30,8%) suivie par Skyrock (18,7%) et Fun (15%), devant RTL (14,5%) et loin devant les autres stations.

Lovin’ fun diffusée entre 19h30 et 22h à partir de fin août 1993 rencontre rapidement un grand succès : 250 000 auditeurs en moyenne, 40 lettres par jour adressées aux animateurs entre 3 000 et 10 000 appels téléphoniques chaque soir252. La station a gagné la première place sur la tranche 19h30-22h, juste devant Skyrock. En décembre, Benoit Sillard, directeur général de Fun radio parle de « succès phénoménal » de l’émission. En janvier 1993, la tranche horaire a doublé son audience par rapport à avril 1992253. Longtemps le phénomène de radios adressées aux jeunes avec des contenus axés sur la sexualité a été spécifiquement français. Le sous-équipement relatif des chambres d’enfants et d’adolescents en téléviseurs, par rapport à la Grande Bretagne et l’Allemagne, est peut-être une des explications de l’attractivité particulière de la radio pour le public des préadolescents et des adolescents en France254.

Cette bataille d’audience se traduit par une surenchère des contenus. C’est ainsi que la séquence de « L’érectomètre », mise en cause par le CSA en 1992 et finalement supprimée par Skyrock, avait été lancée pour concurrencer la séquence d’Arthur sur Fun intitulée « l’orgasmotron ». Après avoir dénoncé les séquences trash de Fun radio, le PDG de Skyrock, voyant que le CSA devait reculer sur ses demandes auprès de Fun, fait à nouveau de la surenchère en recrutant comme animatrice une actrice qui a tourné dans des films pornographiques, Tabatha Cash, en 1994.

La difficulté de la régulation dans un paysage très concurrentiel, et axé sur les adolescents, est que l’indignation du CSA, loin d’entraîner la réprobation publique, a eu tendance à doper l’audience des émissions contestées. « Le CSA a rendu un formidable service à Fun et on peut même dire qu’il sponsorise l’émission Lovin’ Fun » déclare Jean Paul Baudecroux, PDG de NRJ255.

En réalité, ce sont à plusieurs reprises les stations qui ont utilisé leur public dans un bras de force avec l’autorité de régulation, en criant à la censure. Au lieu d’obtempérer, elles ont compris qu’il y avait un soutien potentiel dans l’opinion publique. Elles ont alors développé une stratégie dans laquelle le scandale, soulevé par l’instance de régulation, preuve a posteriori d’une transgression des normes morales, pouvait lui-même devenir le signe d’une liberté menacée, et donc un support de marketing. Telle a été la tactique de NRJ en 1984, de Fun radio en 1994, de Skyrock en 1995.

En 1994, Fun radio lançait une pétition recueillant « 400 000 signatures » selon le Nouvel observateur256. En 1995, Skyrock, suspendue pour une journée par le CSA, donnait l’antenne à ses auditeurs. En 2001, la station lançait un appel à pétition contre la décision du CSA.

251 publiée dans Inforadio avril 1992.

252 Ariane Chemin « FM, l’amour cru », Le Monde 30 novembre 6 décembre 1992.

253 La lettre de l’audiovisuel et des médias 11 janvier 1993.

254 Voir Chapitre 2 3.de la difficulté d’assurer la protection des enfants et des adolescents face aux

« risques ».

255 Odile Benhyahia –Kouider « Derrière l’affaire Lovin’ Fun, la guerre des radios » Libération le 10 mars 1994.

256 Sylvie Véran « Difool et Doc maquisards du sexe », Le Nouvel Observateur 10 mars 1994.

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« «Si le CSA ne retire pas sa sanction, nous pourrions demander à nos auditeurs de s'exprimer avec leurs moyens, c'est-à-dire descendre dans la rue», lâchait Pierre Bellanger, le président de Skyrock, lors d'une conférence de presse [le 21juin 2001] »257.

« En pleine guerre des radios, la censure du CSA a permis à Skyrock de se redonner une légitimité. Plus de 1 million d’auditeurs ont pétitionné contre la décision des « Sages » »258. La radio s’offre même une page de publicité dans Libération pour publier quelques uns de ces messages de soutien : « le CSA maintient sa mise en demeure. Avec vous, Skyrock continue le combat pour la liberté. »

Avec le temps il semble que cette stratégie s’essouffle, le parfum de scandale devenant de plus en plus éventé voire frelaté. C’est ainsi qu’en 2006 la pétition lancée par Skyrock a rencontré bien moins de soutiens associatifs et publics.

Les limites commerciales du trash

Le commerce des émissions « trash » peut cependant poser quelques problèmes financiers.

Certains réseaux, comme NRJ, ne tiennent pas à apparaître publiquement comme diffusant des émissions « trash ». NRJ a en effet des recettes publicitaires plus importantes, les sanctions du CSA peuvent nuire à son image notamment auprès de ses annonceurs. Ainsi en novembre 2003, quand le CSA sanctionne NRJ pour les propos tenus dans l’émission de Maurad Sans interdit, la station licencie l’animateur, allant au-delà des demandes de l’instance. « En supprimant cette émission, nous avons montré que nous ne voulions pas transiger avec nos valeurs. Nous ne souhaitons pas participer au marketing de la provocation » déclare Marc Pallain au Monde259. Mais en remplaçant l’émission parlée par de la musique, la station subit une baisse d’audience, et propose à nouveau une émission de libre antenne260.

La rentabilité commerciale du « trash » est en effet affaire d’équilibre. Malgré son audience, Skyrock est moins rentable que NRJ de 25% selon TNS média261. Ce qui explique partiellement pourquoi en 2005 la radio était en vente depuis un an sans trouver de repreneur. Mais elle rattrappe ces moindres gains en radio par sa stratégie de développement sur Internet, avec une plateforme (www.skyrock.com) qui revendiquait en 2007 20 millions d’utilisateurs et 12,4 millions de blogs actifs. Son PDG annonçait que le chiffre d’affaire du site serait bien supérieur aux 15 millions € annoncés pour la station et que la plateforme était valorisée à 300 millions €262.

Le succès et la rentabilité commerciale des émissions plus modérées voire citoyennes ne sont pas pour autant assurés. C’est ainsi que Le Mouv’ qui a proposé des émissions plus cadrées avec Emilie et les filles du Mouv. a toujours eu une audience faible. Apparue en 2004, l’émission a disparu en juin 2008. Pour se démarquer de l’image de Skyrock, Fun lançait en avril 2004 une émission sur des sujets de société (hors sexualité) avec Loubna Méliane, militante de SOS racisme et comme fondatrice de l’association Ni putes, ni soumises. Mais l’expérience prend fin en 2006.

257 « Skyrock contre- attaque » Stratégies Magazine n°1198.

258 E.Beretta « Skyrock la radio des « bad boys » » Le Point 31 août 2001.

259 Le Monde 18 mars 2004.

260 Le Monde 16 janvier 2004.

261 Challenge 29 septembre 2005.

262 Reuters 11 décembre 2007.

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Le décryptage de la provocation des contenus radiophoniques jeunes comme stratégie commerciale est relativement récent263. Les journalistes, notamment, sont longtemps restés prudents, prenant plutôt le parti des stations. A partir des années 2000, de plus en plus de journalistes s’intéressent à la logique financière et marketing de ces radios. Télérama publie un dossier sur le rap mettant en évidence que la contestation de la société dans les paroles des chansons était parfaitement compatible avec une culture du marché et du profit : « La loi du fric »264. Dans Le Point, E. Beretta confirme que le choix du rap effectué en 1996 par Laurent Bouneau pour Skyrock lui assure alors (avant la crise des CD et le développement du téléchargement) un impact majeur sur les « portefeuilles », puisque « 24% de ses auditeurs achètent plus de 10 albums par an [soit] plus de 900 millions de francs dépensés » 265. Il semblerait en effet qu’ « un chouchou de Skryock [puisse] même passer avec plusieurs extraits de son album jusqu’à cent fois dans la semaine ! »266 Télérama commence à s’interroger sur l’évolution des radios : « des radios libres aux radios fric »267, dénonce « l’uniformité » et la

« médiocrité » des programmes, mais c’est encore pour faire raconter à Pierre Bellanger son

« épopée » sur la FM avant cette période. Se contentant de mettre en avant sa déclaration selon laquelle « la révolution doit être rentable ». En 2003, Le Parisien reconnaît que «chaque soir à partir de 21 h, ils sont près de 3 millions de jeunes rivés à leur poste de radio. Branchés sur Skyrock, NRJ ou Fun ils participent à des émissions de libre antenne où ils parlent surtout de sexualité et avec des mots très crus »268. Certains journalistes critiquent la Recommandation du CSA de février 2004 pour son flou, d’autres évoquent même un risque d’ « affecter la rentabilité économique d’une station comme Skyrock »269. Les enjeux sociaux du trash ne sont pas encore complètement perçus.

Tout en commençant à en défaire les noeuds, les journalistes sont encore pris dans l’idéologie d’une liberté d’expression sans limite. Un des premiers, Jean Claude Raspiengeas dans La Croix dénonce « NRJ, le tout-marketing » : « sur fond de (fausse) rébellion, les auditeurs sont invités à se soumettre aux marques, à se couler dans le moule d’un consumérisme sans conscience […]

c’est la prime aux réflexes primaires. Ici on ne pense pas, on matraque. 270» Jean-Claude Guillebaud voit lui aussi dans la dérive commerciale « l’obscénité véritable » :

« Quant à la verdeur limite des propos (soyons nets : « tu préfères enculer ou être enculé ? ») il est tout compte fait assez réjouissant qu’elle paraisse encore choquante alentour. Pourquoi ? Parce que c’est le meilleur hommage rendu au pouvoir- encore- subversif du langage ». Guillebaud critique donc les « moralisateurs » qui « ont en commun avec les éjaculateurs précoces de conclure trop vite. » Selon lui, « il est sot de présenter ces stations pour ados comme des foyers d’agitation anarchiste, menaçant l’ordre public et minant sournoisement la solidité de la République. Inconséquent d’y déceler je ne sais quelle rumeur de révolte adolescente […] Du matin au soir, en réalité, on y célèbre au contraire les délices de la consommation » […] « Là est toute l’obscénité

263 Jean Jacques Cheval « Dispositifs radiophoniques pour un public convoité » Mediamorphoses 2004 n°10

264 Enquête Thierry Leclère Télérama 2 février 2000.

265 Beretta E. « Skyrock la radio des « bad boys » » Le Point, 31 août 2001.

266 Enquête Thierry Leclère Télérama 2 février 2000 p 23.

267 Dossier du 30 mai 2001.

268 Le Parisien 25 février 2003.

269 Didier Si Ammour CB News 7 juillet 2003.

270 La Croix, 20 novembre 2002.

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ontologique de l’affaire. Dans cette ruse de la raison marchande, planquée sous la fausse révolution du zizi »271

Michel Meyer, journaliste, directeur général adjoint de Radio France, va plus loin, déclarant que

« la radio poubelle affaiblit la démocratie »272. Pourtant, il prend soin d’éviter de prendre position sur les questions de protection des mineurs : « certaines émissions jouent une réelle fonction sociale. Ne jouons pas les pères-la-pudeur en les condamnant au nom de la pornographie, etc. le vrai débat est ailleurs. Il faut juste distinguer ce qui est utile de ce qui est destructeur pour la démocratie. »273

Dans une démocratie fondée sur l’égalité entre les hommes et les femmes, le fait de banaliser auprès des préadolescents la pornographie et sa vision dégradée et marchande de la sexualité, de même que le fait de récompenser des auditeurs pour avoir insulté un anonyme ou un copain pourrait précisément être vu comme un danger pour la transmission des valeurs essentielles de la démocratie. Il est frappant de constater que Jean Claude Guillebaud, qui a pourtant analysé de façon fine le paradoxe idéologique de la libération sexuelle dans La Tyrannie du plaisir274, ne réussit pas à faire se rejoindre les deux combats : celui pour une protection des mineurs, massivement présents devant ces antennes dès l’âge de 10 ans, et celui pour la transmission de l’idéal démocratique.

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Les radios jeunes et en particulier Fun radio et Skyrock ont choisi à des moments clés du développement de certains types de programme de s’opposer aux préconisations de l’instance de régulation en matière de protection des mineurs. Ces acteurs ont contesté par divers moyens la légitimité du CSA dans ce domaine. Ils ont réussi dans un premier temps à exercer une pression forte sur le public des adolescents auprès desquels ils sont un diffuseur privilégié et de confiance.

Vis-à-vis de ces médias, les instances politiques n’ont généralement pas soutenu l’instance de régulation, contribuant même à la décrédibiliser, par peur de « se couper » des jeunes. En conséquence de ces contestations, s’est développé sur les radios jeunes un ton très provocateur et agressif, entretenu par la vive concurrence entre les stations. Elles diffusent ainsi un mode de socialisation et d’introduction des jeunes dans la sphère publique qui ne peut que dévaloriser leur image et accroître la fracture générationnelle, dans une société vieillissante qui incline à la jeunophobie. La crise de légitimité du CSA dans la régulation de médias qui sont consommés directement par les jeunes de plus en plus tôt, la plupart du temps sans accompagnement parental est particulièrement problématique.

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271 Supplément Télé du Nouvel Observateur, 13 mars 2003.

272 Dans son ouvrage Paroles d’auditeurs. Un rebeu n’peut pas mater une meuf de chéri, op. cit.

273 Télérama 1er octobre 2003, propos recueillis par Anne Marie Gustave.

274 Guillebaud J. Cl. La tyrannie du plaisir Paris : Seuil 1996.

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Conclusion

Le cadre juridique de la protection des mineurs dans les médias s’est considérablement assoupli depuis une trentaine d’années. Même si l’Etat a conservé un rôle important dans le contrôle des médias en particulier des médias traditionnels (radio, télévision, cinéma). Il accorde une place plus grande à la négociation avec les acteurs et sollicite de leur part de plus en plus d’autorégulation.

Les mesures de protection de l’enfance et de l’adolescence se sont progressivement détachées des considérations politiques ou morales qui les caractérisaient encore dans les années 1960-70, elles sont davantage inspirées par les connaissances pratiques et théoriques disponibles en matière de développement de l’enfant. En ce sens, elles se sont dépolitisées et technicisées. Mais l’ampleur des modifications du cœur du modèle de « censure » reste voilée par le maintien de procédures anachroniques comme la tutelle du Ministère de la Culture. Le pouvoir politique reste cependant un acteur déterminant dans la construction du cadre de la régulation.

Les professionnels des médias ont développé des formes particulières de résistance aux exigences de la protection des mineurs, tout en reconnaissant généralement la légitimité de son objet. Son respect est en effet pour eux une obligation juridique et ils sont associés à sa mise en place concrète (décisions de classification pour les chaînes de télévision, comme pour les professionnels du cinéma). Leur opposition se manifeste donc plus souvent par un brouillage communicationnel ou par une mise en retrait que par une contestation directe, sauf dans le cas des radios jeunes.

La fixation de limites précises (tranche d’âge, horaires de diffusion) par une instance administrative ou juridictionnelle a pu en revanche déclencher de vives polémiques au cours des vingt dernières années (particulièrement pour le cinéma ou les radios jeunes) en s’appuyant, de façon décalée, sur l’épouvantail de la « censure ». Nous avons vu que ces polémiques étaient plus importantes et plus ouvertes quand des films de cinéma ou des émissions de radios jeunes sont en jeu. Le cinéma s’appuie régulièrement sur sa légitimité esthétique et artistique, tout autant que sur l’importance de son secteur économique, les radios sur la relation fusionnelle qu’elles entretiennent avec leur public adolescent et les espaces de parole qu’elles lui proposent. Dans les deux cas, ce sont des médias qui ont les jeunes en cœur de cible, alors que la télévision vise un public plus familial. Les contraintes liées à la protection des mineurs représentent pour eux des enjeux plus significatifs financièrement, et sont donc perçues comme plus menaçantes, puisqu’elles risqueraient de priver ces industries d’une partie de leur public et de leur chiffre d’affaire. L’opinion publique se retrouve alors prise en tenaille entre la dénonciation de la « censure » étatique et la montée des contenus violents, crus ou hypersexualisés. La régulation en sort affaiblie et l’opinion inquiète.

D’autres secteurs que nous allons également considérer dans cette recherche, comme les jeux vidéo et les téléphones mobiles, n’ont pas été évoqués dans l’analyse des stratégies d’opposition.

Nous nous contenterons pour le moment de constater que le niveau de leur régulation par des instances étatiques est faible, et qu’il s’agit pour le moment, comme pour Internet, de médias pour lesquels prévaut l’autorégulation.

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