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Le marché : une autorité concurrente du politique aux caractéristiques non démocratiques

les programmes signalisés -10

3. De la difficulté d’assurer la protection des enfants et les adolescents face aux risques face aux risques

3.2 Le marché et la gadgétisation de la transgression

3.2.3 Le marché : une autorité concurrente du politique aux caractéristiques non démocratiques

La prédominance de l’économie dans notre société superpose au politique une autorité venue du domaine privé. Au sens étymologique, l’économie est la loi de la maison. Mais elle a envahi le domaine public. Le fonctionnement de l’autorité du marché est très différent de celui du politique et diffuse des valeurs qui peuvent lui être opposées. Le Marché favorise par définition, ce qui

« marche », c’est-à-dire ce qui s’achète et se vend, ce qui crée du profit, il donne notoriété à toute activité rentable. La réussite sur le marché est devenue signe de réussite tout court. Dans un régime démocratique, la réussite économique fait concurrence à la réussite politique, en tant que forme de popularité.

Le marché fonctionne en décalage par rapport aux caractéristiques de l’autorité politique démocratique. Non égalitaire, il peut déboucher sur la constitution d’oligopoles. C’est ainsi que TF1 conserve avec 32 % de part de marché, plus de 50% du marché publicitaire. Toutes les

270 La Bulgarie a protesté et demandé le retrait du module qui les représente. Le vice premier ministre tchèque, M. Vondra, a dû présenter ses excuses officielles, mais n’a pas voulu le démonter : « 20 ans après la chute du mur, il n’y a pas de place pour la censure en Europe ».Ricard P. « L’art, poil à gratter de l’Europe » Le Monde, 12/01/09. L’artiste a conçu l’œuvre comme un canular et a piégé la présidence tchèque en faisant croire que la commande avait été réalisée par 27 artistes des 27 pays, en créant de faux sites et de fausses identités. Il a décidé de la démonter le 11 mai 2009, avant la fin de la présidence tchèque pour protester contre l’arrivée de communistes dans le gouvernement tchèque.

271 Il se déclare proche de Mondrian et de Rothko, et ose dire qu’il n’aime pas Andy Warhol.

272 Il cite notamment l’utilisation de la violence dans les films de Tarentino.

273Galland O. Les jeunes Français ont-ils raison d’avoir peur ? Eléments de réponse op. cit.

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voix ne se valent pas : celle de la ménagère de moins de 50 ans est prépondérante, elle compte davantage sur les chaînes généralistes que celle des plus de 65 ans, notamment.

La rationalité du Marché n’est pas forcément celle de l’intérêt général274. Le marché est en effet indifférent aux contenus échangés. Il peut diffuser des contenus irrationnels, ainsi les services téléphoniques de voyance peuvent-ils proliférer sur les écrans publicitaires français. Cette indifférence lui donne un caractère potentiellement « révolutionnaire », comme on l’a vu avec la valorisation de contenus transgressifs sur le marché de l’art contemporain. Il peut aussi bien promouvoir des contenus réactionnaires, en favorisant des stéréotypes. Les deux caractères peuvent aussi être réunis, notamment dans des formes d’humour « politiquement incorrect ».

La démocratie permet cependant de contester le fonctionnement du marché, par le droit : soit en modifiant la réglementation d’un secteur soit en mettant en cause la responsabilité d’une entreprise. Or une des caractéristiques du nouvel esprit du capitalisme marché, favorise l’effacement des places du pouvoir pour mieux les protéger. La notion démocratique de transparence s’y retrouve inversée, vidée de son sens.

Pour éviter les formes de contestation frontale, qui donnent lieu depuis deux siècles à un rapport de force qui a permis l’élaboration d’un droit du travail. Le pouvoir dans les entreprises du « nouvel esprit du capitalisme » cherche à rendre ses décisions « transparentes », édulcorées de toute forme apparente de domination. L’absence qui caractérise la place du pouvoir est obtenue essentiellement de deux façons : par l’intériorisation des décisions par ceux qui les subissent et par le report de la responsabilité des décisions sur d’autres.

L’une des formes classiques de ce report consiste à faire reposer sur la « demande », entendue au sens économique du terme, c'est-à-dire sur les consommateurs, la responsabilité des choix de production. On applique régulièrement ce principe à l’offre de programmes violents. Les opérateurs justifient cette offre comme une réponse à la demande du public qui, malgré ce qu’il pourrait en dire, serait majoritairement attiré par la violence.

Cette analyse ne supporte pas l’examen des audiences275. En 2008, les 10 films qui ont atteint le plus d’entrées en salle en France sont tous des films pour tous publics, dont 4 dessins animés destinés au jeune public276. Les cinq programmes qui ont obtenu le plus d’audience sur les chaînes historiques à la télévision ne sont pas non plus les plus violents : sur TF1 ce sont des programmes de foot, de variété, et une comédie ; sur France 3 le feuilleton tous publics Plus belle la vie arrive largement en tête. Sur M6 4 programmes relèvent du foot. Certes, quelques programmes signalisés sont aussi sur le podium : une série policière, NCIS, s’intercale (cinq fois) en 3ème position, de même que la série FBI unité spéciale (six fois) troisième meilleure audience de France

274 C’est ce qu’a montré Keynes, sans en déduire que le marché était antidémocratique mais en proposant sa régulation.

275 Voir aussi les écrans de la violence p 129 et suivantes, nous en faisions la démonstration pour les années 1994-1995. La démonstration faite ici est plus concise et procède seulement par exemples. Il faudrait cependant une analyse plus fine pour voir si des changements ne sont pas apparus dans le sens d’un renforcement du « goût » pour la violence, entretenu par les médias généralistes en France sur ces 15 dernières années.

276 Les dix films étaient : Bienvenue chez les ch’tis, Asterix aux jeux olympiques, Madagascar 2 : la grande évasion ; Indiana Jones et le royaume du crâne de cristal ; Quantum of solace ; Wall-E ; Kung Fu Panda ; le monde de Narnia 2 le prince Caspian ;Hancock ; Le Chevalier noir .

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2. Des analyses plus systématiques aux Etats-Unis parviennent à des résultats similaires. Les films classés tous publics sont, de façon générale, plus rentables que les films classés R277.

La production de programmes violents s’avère cependant financièrement intéressante. Elle attire en effet une part non négligeable du public, sans être majoritaire. Le paradigme du marché et de la simple adaptation à la demande doit cependant être révisé. L’objectif des empires financiers qui se partagent les médias lorsqu’ils produisent des programmes est aussi de minimiser leur risque économique et d’accroître la prévisibilité des recettes278.

La réduction du risque peut passer par un travail de formatage des productions, en exploitant les stéréotypes qui assurent un succès plus facile, mais aussi des goûts du public. La façon dont ces goûts sont façonnés a été éclairée à de nombreuses reprises notamment par G. Gerbner, J. Potter et par les rapports de la Federal Trade Commission279. Les deux principales techniques consistent à entretenir le goût pour les représentations de violence dès le plus jeune âge et à respecter la plupart du temps, dans les block-busters américains, un script particulier.

L’entretien du goût de la violence se fait dès le plus jeune âge par des dessins animés ou des films pour enfants qui recourent fréquemment à la violence et par la publicité en direction des jeunes pour des produits qui utilisent la violence, même si ces produits ne leur sont officiellement pas destinés280. Enfin, on constate que le script des programmes violents évite généralement les surprises. L’habitude se prend donc de prendre plaisir avec un scénario qui recourt à la violence, d’une façon qui rassure le spectateur, en le plaçant du bon côté. Plus le spectateur est habitué à regarder la télévision, plus il est familier de ces codes et plus il sait que, quelles que soient la crudité des formes de violence, la fin sera positive pour les « good guys » qui triomphent par plus de violence et détruisent les « bad guys »281. Ainsi les goûts du public sont-ils réinterprétés et, pour une part, canalisés vers les programmes qui contiennent de la violence. En ce sens, la neutralité du marché (côté offre) relève de la fiction.

On peut en déduire que le fonctionnement du marché conduit à des formes de censure de la création d’autant plus préjudiciables qu’elles ne sont pas présentées ni clairement perçues comme telles. Telle est l’analyse de George Gerbner :

« L’achat d’une heure de programme « d’action » à des producteurs américains revient moins cher qu la production d’une minute de programme national. Le produit violent standard n’est pas l’expression de la liberté de création, mais un symptôme de la censure

277 W.James Potter, The 11 myths of media violence, Thousand Oaks: Sage Publications 2002, en particulier

“Myth 6 The media are only responding to market desires” p 117 sq.

278 B. Bagdikian montre dans The Media Monopoly que si en 1983 les mass médias américains étaient dominés par 50 sociétés, 17 ans après, leur nombre a été divisé par 8, puisqu’elles ne sont plus que 6. Il nous semble que l’expression empire peut correspondre à cette taille de marché : General Electric, Viacom, Disney, Bertelsman, Time Warner, Murdoch’s News Corp, cité par J. Potter The 11 myths of media violence op.cit. p 125.

279 Gerbner G.Highlights of the television vilence profile n°16, 1994, dans lequel G. Gerbner compare l’accoutumance à la violence et l’accoutumance au tabac; Federal Trade Commission Marketing violent entertainment to children: a review of self regulation and industry practices in the motion picture, music recording and electronic game industries, 2002.

280 Cf rapport de la FTC précité.

281 Comme le rappelle encore James Potter (The 11 myths of media violence op.cit. p 126), ce script est toujours le même et réussit pourtant en France à passer pour une « réflexion » sur la violence, en témoigne les critiques du film History of violence de David Cronenberg 2004. Il plait à cause de la fin, et de la

« justification » de la violence du « good guy » par la noirceur du « bad guy », J. Potter cite à ce propos Dolf Zillmann « The psychology of appeal of portrayal of violence » in J.H.Goldstein Why we watch : the attractiveness of violent entertainment New York Oxford University Press 1998.

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exercée par le marché. Les créateurs et les scénaristes sont soumis à cette loi, et ces productions sont ensuite imposées aux enfants à travers le monde. Les pays qui acceptent ce commerce nuisent à leurs enfants et à l’avenir de leurs démocraties.[…] il faut bien voir que la censure de facto imposée par les stratégies de marketing étouffe la diversité de création comme le ferait une censure officielle »282

L’évidement de la place de l’autorité se fait aussi en organisant son absence et en la remplaçant par une « story ». L’efficacité de la fiction dans la formulation de l’autorité a été mise en évidence récemment par Christian Salmon. Il cite notamment un film de Lars von Triers, Le Direktor (2007), qui montre le directeur d’une entreprise faire appel à un acteur pour jouer son rôle lors d’un licenciement283. Cela lui semble une métaphore juste de la façon dont les cadres s’abritent derrière des discours anonymes sur l’efficacité de la gestion en se présentant eux-mêmes comme des passagers temporaires de l’entreprise. R. Sennett insiste sur le rôle des consultants dans la définition des plans de licenciements. Il cite plusieurs exemples de recours à des consultants pour procéder à la réorganisation de la BBC dans les années 1990 284 ou pour redresser l’économie polonaise dans les mêmes années. Selon lui, le recours à des consultants permet à la fois de faire passer un message de détermination de la direction, et de se protéger en leur faisant assumer la responsabilité de la décision. R. Sennett qualifie ce type de management flexible d’« institution MP3 ». Sa direction peut changer d’un jour à l’autre au gré des décisions des actionnaires et se brancher sur une nouvelle entreprise. Il souligne que ce type de gouvernance s’appuie sur

« l’autodiscipline », corrélée notamment à la croyance dans l’efficacité gestionnaire. De ce fait, ce genre d’organisation n’a pas vraiment besoin d’autorité pour fonctionner. Le sociologue américain critique en revanche son coût social : il produit beaucoup de stress et d’anxiété du côté des salariés qui n’ont pas face à eux de responsables à qui ils puissent faire confiance et dont ils puissent obtenir de la reconnaissance.

En 2007, lorsque le CIEM a posé la question de la nocivité de chaînes pour les bébés, il s’est retrouvé devant ce genre d’entreprise : lors d’un des rares débats publics, la direction de la chaîne Babyfirst basée en Californie n’était représentée que par un consultant censé lancer la chaîne en Europe. Il justifiait son produit par une « story »285. Le débat démocratique devient très difficile avec une entreprise qui ne considère pas comme important de répondre directement de ses produits, alors même qu’ils concernent une « cible » particulièrement vulnérable et précieuse286. Pour échapper à la concurrence et préserver leurs profits, les entreprises post-fordistes développent aussi des stratégies de différenciation de produit. C’est ainsi que les groupes audiovisuels développent depuis les années 1990 des chaînes destinées aux différents segments de la population : des chaînes de sport pour les hommes, de fiction pour les femmes, des chaînes pour enfants, des chaînes pour adolescents et des chaînes pour les retraités, des chaînes

282 Entretien de G. Gerbner G. avec J. Lazar « La télévision américaine et la violence », Le Débat, N° 94 mars-avril 1997.

283 Salmon Chr. Storytelling p 83

284 Sennett R. La culture du nouveau capitalisme (p 51) s’appuie notamment sur la recherche de Georgina Born Uncertain choice, London, Secker and Warburg 2004. Les jeunes consultants du cabinet McKinsey ne connaissaient rien aux métiers de la BBC. Quant à la Pologne conseillée par Jeffrey Sachs, Richard Sennett considère qu’elle « essaie toujours de se remettre de l’expérience », p 53.

285 Celle d’une soirée passée par le créateur de la chaîne avec des amis dont le bébé pleurait, émission Science publique sur France Culture du 7 mars 2008 dans laquelle la chaîne Baby First était représentée par Arié Guez.

286 Le CSA a cependant réussi à dialoguer avec un responsable de la chaîne.

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différentes pour les filles et pour les garçons, des chaînes pour les jeunes issus des minorités visibles et des chaînes pour les homosexuels. Cette logique de segmentation a détruit l’espace public qu’offrait les chaînes généralistes, comme l’a dénoncé D.Wolton287. Elle s’oppose aussi au projet démocratique d’égalité des conditions et de non-discrimination en consolidant des communautés refermées sur elles-mêmes. Comme l’annonçait Bernard Miège, la logique de développement des entreprises médiatiques porte à l’apparition de marchés « fragmentés, professionnels et privatifs à coûts d’accès ou d’usage croissants », et à « l’accentuation de la ségrégation informationnelle et culturelle » qui est contraire sinon à la démocratie en tant que telle du moins à l’existence d’un espace public commun de débat qui lui est nécessaire288. Cette proposition est ici balayée à grands traits, elle mériterait plus de nuances, ne serait-ce que parce que l’émergence de ces espaces fragmentés structure aussi l’appartenance à des collectifs qui peuvent ressurgir dans le débat démocratique, mais ils auront tendance à le modifier dans le sens d’un « individualisme communautaire »289.