• Aucun résultat trouvé

les programmes signalisés -10

3. De la difficulté d’assurer la protection des enfants et les adolescents face aux risques face aux risques

3.1 La crise des autorités censées protéger et éduquer les enfants

3.1.2 La modernité : une crise structurelle de l’autorité

Les crises de régulation ou de transmission sont pour une part structurelles et induites par le rapport des Modernes à la rationalité, qui procède par contestation des autorités traditionnelles.

Elles sont accélérées par les mutations sociales de la seconde modernité et l’inflation de l’individualisme sous l’influence notamment du néolibéralisme.

La situation fragile et critique de l'autorité politique, parentale, et professorale dans la société d'aujourd'hui n’a rien d’un problème nouveau, même s’il reste vécu avec acuité.

C’est une des caractéristiques de l’autorité moderne analysée avec lucidité par Hannah Arendt dès les années 1960 dans La crise de la culture, et en particulier dans les articles « Qu’est-ce que l’autorité », et « La crise de l’éducation »235. Arendt rappelle que la civilisation romaine plaçait cette notion au centre de son système politique. Mais les Modernes ne peuvent plus l’imaginer.

L’autorité du Sénat romain reposait sur la reconnaissance d’une valeur supérieure à sa parole. On ne pouvait aller contre elle, parce qu’elle était « augmentée » (mot de la même racine que le mot autorité) de l’aura des « Majores » (littéralement : ceux qui sont plus grands), c’est-à-dire des

« Anciens », des fondateurs. Cette notion nous est devenue étrangère. Elle renvoie à un ordre politique, qui reposait sur des fondations stables, celles de la tradition, de l’autorité, de la religion, élaborées par les Romains, théorisées par les Grecs (Platon, Aristote), réinvesties par l’église chrétienne. Arendt rappelle comment l’émergence du monde moderne, avec les Lumières, s’accompagne d’une crise de l’autorité qui est aussi une crise des fondements du politique. Elle analyse d’ailleurs les révolutions (notamment la Révolution française) comme une volonté de réparer ces fondements, de refonder le politique, déjà en crise.

La crise du politique est selon elle principalement liée à l’avènement de la Souveraineté, avant la Révolution, et du troc qui se fait à ce moment, selon elle, de la Liberté contre la Sécurité, avec sa dimension économique de sécurité des échanges, de sécurité de la vie. Pour Arendt, l’autorité ne subsiste donc plus aujourd’hui qu’à l’état de trace, de réminiscence ; la liberté et la politique en sont donc nécessairement affaiblies.

« L’autorité reposait sur une fondation dans le passé qui lui tenait lieu de constante pierre angulaire, donnait au monde la permanence et le caractère durable dont les être humains ont besoin précisément parce qu’ils sont les mortels -les êtres les plus fragiles et les plus futiles qu’on connaisse. Sa perte équivaut à la perte des assises du monde, qui, en effet, depuis lors, a commencé à se déplacer, de changer et de se transformer avec une rapidité sans cesse croissante […]. Mais la perte de la permanence et de la solidité du monde -qui, politiquement, est identique à la perte de l’autorité- n’entraîne pas, du moins pas

233 Blais M-C Gauchet M. Ottavi D., Pour une philosophie politique de l’éducation. Six questions d’aujourd’hui, Paris : Bayard, 2002.

234 Gauchet M. La démocratie d’une crise à l’autre, Paris : C. Defaut, 2007.

235 Arendt H. La crise de la culture Paris, Gallimard 2004 (1ère éd. française 1972).

174

nécessairement, la perte de la capacité humaine de construire, préserver et prendre à cœur un monde qui puisse nous survivre et demeurer un lieu vivable pour ceux qui viennent après nous.236 »

L’autorité moderne repose paradoxalement sur les ferments mêmes de sa contestation. Son premier paradoxe réside dans sa vocation égalitaire. Les droits fondamentaux des individus sont égaux, comme le proclame la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Toute distinction doit être fondée sur le mérite, c’est à dire sur des différences évaluées et sanctionnées par le Droit, qui tire sa légitimité politique du Vote populaire. L’autorité du roi a été transférée au peuple souverain en qui toute légitimité trouve sa source. Le principe majoritaire fonde à la fois la démocratie et la société de masse, anonyme et individualisée décrite par Tocqueville. La remise en cause du patriarcat par l’égalité entre les hommes et les femmes et l’avènement des droits de l'enfant, dans le prolongement de la logique des droits de l’homme, sont venus bouleverser plus récemment l’autorité traditionnelle résiduelle dans la hiérarchie familiale.

Egalitaire, l’autorité moderne est également rationnelle. Dans un essai célèbre, Kant définit précisément les Lumières comme « la contestation de l’autorité » à partir de l’intelligence individuelle237. A partir de cette nouvelle ère, il n’y a plus d’autorité sans preuve raisonnée, plus de décision légitime sans confirmation scientifique. Fonder la légitimité sur l’ordre de la raison voire de la science, c’est en effet la fonder sur un discours falsifiable, évolutif, soumis à la contestation.

Dans la démocratie moderne l’autorité est mise en cause en permanence. Ce droit à contester y est organisé : dans le cadre du débat parlementaire, par le jeu de l’équilibre des pouvoirs, dans le débat scientifique. Le rôle premier des médias consiste dans leur rôle de « chien de garde » de la démocratie238. La crise est donc à la fois structurelle et fonctionnelle.

La crise de l’autorité s’est démultipliée depuis les années 1970. L’ethnologue Margaret Mead explique la modification de l’autorité essentiellement par le changement social et technologique.

Elle souligne la puissance des transformations au cours des années d’après guerre liées aux innovations techniques : bombe nucléaire, développement des transports aériens, expédition sur la lune, envoi de satellites autour de la terre239.Elle aboutit à une analyse bien plus radicale que celle de Arendt. Elle voit dans la diffusion d’un lien social horizontal, voire inversé, la marque de la modernité et de son unicité dans l’histoire des hommes. Dans les sociétés qu’elle qualifie de

« primitives », l’autorité des Anciens prévaut sur la volonté des jeunes, parce que ce sont des sociétés sans changement, les valeurs et les techniques se transmettent verticalement. Dans les sociétés à fort changement social, au contraire, sociétés qu’elle appelle « cofiguratives », les enfants apprennent de leurs pairs. Quand le changement s’accélère, dans les sociétés qu’elle appelle « préfiguratives », les plus Anciens apprennent des plus jeunes. Rédigeant cette théorie avec en toile de fond les mouvements de révolte étudiants des années 1960, M. Mead considère que les jeunes du monde entier sont unis par des valeurs communes et le rejet des valeurs anciennes. Le changement social induit un « Generation gap » qui fait des plus âgés des immigrants, « we the immigrants of the older generation », « immigrants in time », entrant dans une

236 Arendt H. « Qu’est-ce que l’autorité ? », Crise de la culture op. cit. p 126, c’est moi qui souligne.

237 Kant E. Qu’est-ce que les lumières ? 1784

238 Frau-Meigs D. Médiamorphoses américaines Paris : Economica 2001.

239 Mead M. Culture and Commitment. The New Relationships Between the Generations in the 1970s. New York : Anchor BooksNatural Museum of Natural History, 1978.

175

ère nouvelle, comme dans un pays étranger. Le statut de l’autorité parentale en serait profondément affecté. Dans ce modèle, les plus âgés sont disqualifiés pour construire l’avenir :

« the elders […] bound to the past, could provide no models for the future »240.

Près de 40 ans plus tard, ce modèle d’analyse pose plusieurs problèmes. On ne peut pas dire que nous vivions en France dans une société « préfigurative ». Certains sociologues, comme Louis Chauvel, détectent certes une violente fracture générationnelle. Mais celle-ci provient surtout d’une situation de minorisation des jeunes, à la fois sur le plan juridique puisqu’ils subissent des statuts de l’emploi plus précaires et sur le plan économique, du fait de niveau de salaires moindres. La société française vieillit et est promise à un vieillissement plus fort encore. Le poids électoral des plus de 60 ans reflète aussi leur poids dans la société : depuis 1985, la part des moins de 20 ans continue de baisser241, alors que celle des plus de 60 ans ne cesse de s’accroître242. Le décalage numérique entre les plus de 30 ans et les 40-60 ans devrait dans les années qui viennent accroître encore ces déséquilibres.

La transmission est en crise. Les sociologues de la culture et des médias constatent des phénomènes de socialisation inversée : socialisation horizontale, entre pairs, caractéristique de la société « co-figurative » selon M. Mead, au détriment de la transmission verticale des goûts culturels243. Ils observent la construction de cultures séparées : une culture jeune distincte de la culture des adultes, au point que les jeunes seraient devenus rétifs à recevoir de leurs parents, ou de leurs enseignants, une culture « classique », différente de la culture majoritaire dans leur tranche d’âge. D.Pasquier y voit une forme de « tyrannie de la majorité » et des valeurs du groupe de pairs, expression qu’elle reprend à Arendt. Elle signerait la fin de la prééminence de l’autorité parentale dans l’éducation.

L’émergence d’une culture jeune séparée de la culture des adultes finirait, du fait de son étanchéité, par poser elle-même problème dans la transmission intergénérationnelle (S.Octobre 2009). O. Galland y voit un obstacle à l’intégration sociale des jeunes. Il diagnostique une « faible intégration de la jeunesse » à la fois sur le plan culturel et sur le plan politique244. Il analyse la prépondérance de la culture jeune dans les références culturelles des jeunes comme un « repli sur soi » et juge sérieusement les conséquences du « divorce » entre culture jeune et culture scolaire.

« Au total l’évolution de la culture adolescente semble montrer des signes qu’on pourrait interpréter comme une forme de « repli identitaire » la culture de classe d’âge en prenant une importance grandissante contribue à la fois à réunir et à diviser, réunir les jeunes entre eux, mais les diviser également parfois de manière plus radicale […] car le legs culturel issu du passé est de moins en moins partagé »245.

Certes ce constat est tempéré par un partage de valeurs fondamentales entre les générations, notamment celle de la tolérance et de la liberté individuelle des mœurs en matière sexuelle notamment. Ces valeurs de l’individualisme permettent aussi de se côtoyer et de se supporter sans partager les mêmes modes de vie. Mais cette crise de la transmission affecte aussi la représentation politique et induit des formes de retrait et de radicalisation dans les zones urbaines

240 Mead M. Culture and Commitment. The New Relationships Between the Generations in the 1970s op.

cit. p 70-71.

241 24,6% au 1er janvier 2008 soit -4,6 points, source INSEE.

242 21,8%, soit +3,8 points.

243 D. Pasquier Les cultures lycéennes, La tyrannie de la majorité. Op.cit.

244 Galland O. Les jeunes Français ont-ils raison d’avoir peur ? Eléments de réponse op.cit. p 33.

245 Galland O. Les jeunes Français ont-ils raison d’avoir peur ? Eléments de réponse op. cit. p 45.

176

ségréguées246, qui y fait des jeunes une « génération sacrifiée », « profondément coupée du reste de la société »247.

Les changements techniques et sociétaux entretiennent cette crise de la transmission. Les nouvelles technologies bousculent les anciennes générations dans leurs habitudes, les font douter d’elles-mêmes, les placent en situation, ou dans un sentiment d’infériorité face aux « natives » de l’Internet et des TICE, les générations nées avec elles. Paradoxalement, la proximité des jeunes avec les technologies et le changement, au lieu de leur donner un avantage a tendance à les pousser à la rupture.

Mais ces changements et la déstabilisation qu’ils induisent dans la transmission intergénérationnelle ne peuvent être analysés en dehors de l’écho que le marché leur donne. Il modifie les valeurs sociales en générant ses propres avatars et en réorganisant leurs circuits de diffusion. Or, dans les analyses des apories de la transmission, le rôle du marché et des médias dans la production ou l’entretien de cette coupure générationnelle passe souvent hors champ.