• Aucun résultat trouvé

« SOCIETE DU RISQUE »

2. Les médias dans « la société du risque »

2.2. Le rôle des médias dans la « société du risque »

Beck évoque sans s’attarder le rôle de la télévision dans « la société du risque », du moins dans l’ouvrage éponyme. Pourtant, la présence des médias s’impose dans ce modèle. Leur mode de diffusion par onde, leur capacité d’invasion de toutes les sphères tant publiques que privées, en font une des industries emblématiques de la production de risque. Le concept sociologique de

« société du risque » repris à Beck nous semble aujourd’hui un des plus pertinents pour comprendre les enjeux des médias vis-à-vis des jeunes.

Nous montrerons rapidement en quoi les médias peuvent être impliqués dans la « société du risque » avant de donner quelques exemples précis des risques sociaux produits par les médias.

2.2.1 L’industrie médiatique productrice de « risque social »

On propose de retenir de la notion de production sociale de « risque » par l’industrie dans la modernité tardive présentée par U. Beck trois caractéristiques principales :

1) l’Intégration de l’industrie et du risque dans la Nature ; 2) la globalisation de la diffusion des risques ;

3) le lien entre le risque et le rythme exponentiel de la croissance du développement économique.

Or ces trois caractéristiques peuvent être mises en évidence dans le fonctionnement médiatique, en prolongeant l’analyse de U. Beck.

1) Le branchement des équipements médiatiques sur le corps humain n’est pas un phénomène entièrement nouveau, même s’il s’accélère avec les nouvelles générations humaines et médiatiques. Cette intégration se manifeste d’abord par l’importance des prothèses médiatiques, en particulier auprès des jeunes et s’accélère avec la miniaturisation. Malgré la diversité des situations sociales, les jeunes de 12 à 18 ans font partie des populations les plus équipées en téléphone portable, en console de jeu25. Dans la panoplie jeune, le port du mp3 (ou du I-Phone) est devenu en quelques années l’accessoire indispensable. L’oreillette fait figure de cordon ombilical reliant en permanence, fut-ce dans les cours de collège (voire avant), les jeunes à leur univers musical de référence, tout en les coupant de leur réalité proche, ou du moins en faisant écran aux autorités qui les entourent directement. Le branchement des médias sur le corps-même des adolescents scelle à la fois leur importance en terme d’image sociale et de dépendance affective.

Mais il ne s’agit là que de la forme la plus visible de l’intégration des médias à l’être humain, elle ne peut servir que de métaphore.

Les médias font partie de la condition de l’individu de la modernité tardive, en ce qu’ils s’inscrivent dans le travail de construction de son identité sociale. Les individus ne s’accomplissent plus en dehors de la réflexivité permise par les nouveaux médias qui articulent à la fois une réception de masse et individualisée et une production de masse et individualisée. La présentation de soi est

25 Octobre S. « Pratiques culturelles chez les jeunes et institutions de transmission : un choc des cultures ? » janvier 2009 Culture prospective téléchargeable sur le site www.culture.gouv.fr/deps

122

devenue l’exercice obligé de l’intégration sociale. La fréquentation des nouveaux médias, à travers les blogs ou les réseaux sociaux, prépare les jeunes à ces nouvelles normes sociales. Mais elle se fait encore plus tôt, avec l’irruption de l’image fixe ou animée dans les familles dès la naissance. La numérisation des images en a accéléré le processus, en démocratisant l’accès à la photographie et à la caméra, dans les années 1990, celle-ci étant en germe depuis les années 1970.

Comme le dit le philosophe Jean Baudrillard en 1981, dans Simulacres et simulation, les médias - il pense alors à la télévision - doivent être pensés « sur le mode de l’ADN », comme s’il s’agissait d’une modification du code génétique, rendant le média « diffracté dans le réel » et donc indissociable de lui.

La distinction entre réalité et fiction qui, selon de nombreux experts, serait acquise vers 8 ans et serait susceptible de protéger les individus du pouvoir des images, est en fait beaucoup plus problématique qu’il n’y paraît. La métaphore du « miroir » que les médias tendraient à la société, dont ils ne seraient que le reflet, ne tient pas compte de leur présence de plain pied dans la construction de la réalité sociale. Analysant une des premières émissions de télé-vérité, « les Loud », diffusée en 1971 à la télévision américaine, J. Baudrillard souligne la façon dont, dans ce qu’il appelle la société « hyperréaliste », « le réel se confond avec le modèle ». Avec les Loud, une famille américaine ordinaire suivie par les caméras 24 h sur 24 dans sa vie quotidienne, « vous ne regardez plus la TV, c’est la TV qui vous regarde (vivre) », « la distinction du passif et de l’actif est abolie », et le lieu du pouvoir devient impossible à localiser, le média et le message confondus26.

2) La seconde caractéristique de la « société du risque» est la globalisation de la diffusion des risques. Présents dans toutes les strates de la vie sociale, ils se diffusent tant dans l’intimité de la vie quotidienne, comme le rappelle l’exemple des Loud, que dans la médiatisation de la vie publique. Depuis l’installation de la radio puis de la télévision au cœur de la vie du foyer, les médias irradient la vie familiale, ordonnent ses rythmes et ses rituels27. La télévision est un des équipements les plus banalisés dans les foyers français et ce depuis les années 1980. Le projet de réorganisation sociale autour de la transmission de l’information par les médias démarre dès le lancement de la société de l’information, à la fin des années 1970. En 1976, le président de la République demandait à Simon Nora et Alain Minc un rapport sur L’informatisation de la société. Il pressentait que ce serait un « facteur de transformation de l’organisation économique et sociale et du mode de vie ». Il souhaitait que la société française puisse « promouvoir » l’informatique et la

« maîtriser » pour la « mettre au service de la démocratie et du développement humain ». C’est dans le même souffle, qu’en 2000, le Conseil européen, réuni à Lisbonne, articulait une stratégie de développement autour de la « société de la connaissance et de l’innovation », axée principalement sur l’éducation et la formation et devant favoriser dynamisme, emploi et cohésion sociale dans les pays de l’Union. La banalisation de l’accès à Internet depuis près de 10 ans en France, renforce la dimension mondiale de cette pénétration des médias électronique dans la vie sociale en donnant un accès direct aux sources d’information du monde entier.

26 Baudrillard J. Simulacres et simulation, Paris : Galilée 1991, p 51.

27 Dayan D. Katz E. La télévision cérémonielle, Paris : PUF, 1996.

123

3) Enfin, troisième caractéristique qui découle naturellement de la seconde, le développement économique est depuis plus de vingt ans axé autour de la diffusion des nouvelles technologies médiatiques censée permettre le retour d’une croissance forte en enclenchant un nouveau cycle d’innovation, au sens de Schumpeter.

Les médias sont donc impliqués dans la « production sociale de risque », au sens où l’entend Beck, à la fois par leur nature technologique et par les contenus qu’ils diffusent. Notre approche, axée sur la régulation des contenus, sera centrée sur leur implication du fait des contenus, laissant de côté des questions tout aussi cruciales que sont les risques en termes de santé induits par la technologie par onde utilisée par les médias, en particulier pour les plus jeunes (perturbation des cellules du cerveau, perturbation des rythmes du sommeil, impact sur la puberté etc.).

Du fait des contenus qu’ils diffusent, les médias ne sont pas par hasard impliqués dans la production industrielle de risque social. Ils le sont d’abord via la publicité, au titre de la médiation qu’ils assurent auprès des consommateurs pour les autres industries. Le lien consubstantiel des médias commerciaux avec la publicité est en effet une des premières formes de leur implication dans la production de risque. Les travaux de recherche en sciences de l’information ont tendance à se focaliser sur l’impact de la publicité sur les médias, mais la publicité inscrit aussi les médias sur une autre scène, celle de la production économique28.

Par le biais de la publicité, les médias constituent un des nœuds du fonctionnement du marché des biens et services. Car la publicité n’est pas un épiphénomène, un pis aller, mais un des moteurs de la logique industrielle. Or ce sont les médias qui permettent de développer les marchés les plus concurrentiels. Pour ce faire, ils offrent un espace permettant de mettre en scène, donc de donner du « sens » et de faire exister la différenciation de produit, principe stratégique pour les entreprises dans une situation de haute concurrence. A ce titre, les médias contribuent à véhiculer les risques propres à ces autres secteurs industriels.

Les quatre premiers secteurs économiques concernés par les investissements publicitaires dans les médias sont : la distribution (2851M€), le secteur automobile-transport (2239M€), les télécommunications (2064M€), l’alimentation (1934 M€)29. Les médias et les nouvelles technologies sont à eux seuls le secteur le plus important si l’on ajoute aux investissements du secteur des télécommunications, les secteurs « information-médias » (1257M€), « informatique-bureautique » (341M€), et « audiovisuel-photo-cinéma » (258M€)30. Le secteur de l’alimentation est également plus important si l’on y ajoute celui de la boisson (673M€) : il passe alors devant le secteur automobile-transport. Parmi les cinq premiers annonceurs plurimédias, deux concernent le secteur automobile (Renault ,Peugeot), deux les télécommunications (SFR et Orange), un la

28 Voir notamment Eveno P. « Médias et publicité : une association équivoque mais indispensable » Le temps des médias 2004/1 n°2 pp 17-27. Patrick Eveno y développe la thèse d’une double dépendance entre les médias et la publicité. Derrière le poids du consommateur dans le financement en dernière instance des médias et de la publicité, il insiste sur la dimension économique globale de la publicité et sur le fait que « les médias font vivre la publicité ». Mais le caractère primordial de la publicité (donc des médias) pour

l’industrie reste dans l’ellipse.

29 Chiffres 2007 Union des Annonceurs, UDA 2008. Ces statistiques concernent l’ensemble des médias : presse, radio, télévision, internet, publicité extérieure, cinéma.

30 Ils sont présentés séparément dans les statistiques de l’UDA.

124

distribution (Leclerc)31.Cela montre bien la dimension publicitaire, ou si l’on veut auto-référencée, de la logique médiatique. Dans le même temps, on voit combien la médiatisation des médias joue un rôle crucial pour le fonctionnement de l’économie dans son ensemble.

Le cœur de l’économie, la croissance du Produit Intérieur Brut mondial repose sur la consommation des ménages et aujourd’hui sur l’hyperconsommation des pays occidentaux. De là le rôle crucial des « ménagères de moins de cinquante ans» visées par la publicité, qui font les courses de la famille. C’est, comme le disent les économistes keynésiens, la perspective d’une

« demande effective », c'est-à-dire la probabilité d’écouler leurs produits, qui engage les entreprises à investir et à produire, décision dont dépend la croissance du PIB et l’emploi. La publicité, entendue au sens large, quels que soient ses canaux et ses modes de diffusion, publicité, parrainage, placement de produit, information promotionnelle, est donc le maillon clé du système, l’un des moteurs qui fait désirer et acheter les ménages.

Or, l’hyperconsommation produit du risque, par définition. Elle fait perdre au public, réduit au statut de consommateur, les repères traditionnels acquis dans la durée et par la transmission intergénérationnelle. L’objectif de la publicité est de faire flamber la consommation, donc de court-circuiter les prudences traditionnelles. Elle est donc également directement liée à la production des risques industriels intégrés dans notre environnement quotidien. Par exemple, la publicité a permis la promotion du tabac, produit cancérigène, en en faisant un des fétiches des stars hollywoodiennes. Comme l’a constaté l’OMS, elle est aussi impliquée dans le développement de l’épidémie d’obésité, causée notamment par l’alimentation industrielle ou rapide, popularisée dans les messages publicitaires, mais aussi dans les séries ou dessins animés pour les jeunes32. La place primordiale de la publicité pour les secteurs de l’alimentation et de la grande distribution dans les médias met en évidence cette connexion objective.

À la télévision, la publicité joue également un rôle phare dans la construction de la grille des programmes et peut avoir des répercussions sur le choix des programmes, sur leur contenu comme sur leur horaire de diffusion33. C’est dire que la séparation entre la publicité et les programmes, si importante qu’elle puisse être pour permettre au téléspectateur d’analyser et de différencier la nature des messages, est aussi en partie brouillée par d’autres dispositifs de construction des programmes.

31 Même source.

32 Diet, nutrition and the prevention of chronic diseases. Report of a Joint WHO/FAO Expert Consultation.Geneva, World Health Organization, 2003, WHO Technical Report Series, n°916;

Hastings G et al. Review of research on the effects of food promotion to children. Glasgow: University of Strathclyde, Centre for Social Marketing, 2003. Disponible sur le site :

http://www.foodstandards.gov.uk/news/pressreleases/foodtochildren; 26 Sept. 2003 ; Kaiser Family Foundation The role of Media in Childhood Obesity, Issue Brief , fév. 2004

33 Voir notamment les observations de E.Baton Hervé sur les redondances de présence de produits dans les émissions de téléréalité, « La publicité : une communication protéiforme » Réalités familiales n°78, 2006 ; Sapéna N. L’enfant Jackpot Paris : Flammarion 2005 ; Desbordes J.Ph. Mon enfant n’est pas un cœur de cible : télévision, marketing et aliénation Arles Actes Sud, 2007.

125

Une part de ces risques est reconnue et intégrée par la profession qui revendique sa responsabilité sociale et cherche à y répondre par une autorégulation, avec des textes assez nombreux et des dispositions assez fines, même si un débat existe sur leur caractère suffisant34.

2.2.2 Des modalités d’usage qui accroissent les risques

Les risques inhérents aux médias ou diffusés par eux sont d’autant plus incisifs que le développement de la consommation des médias de masses et des technologies numériques s’accompagne d’une individualisation des pratiques.

Comme toutes les techniques, les médias sont des instruments du changement social et leur impact sur les modes de vie est accéléré par l’intensité de leur fréquentation. Au cœur de la communication interindividuelle, Ils opèrent une « double médiation » à la fois technique et sociale, analysée par Josiane Jouët, en tant que technologies et instruments de sociabilité. 35 J.Jouët insiste sur le double mouvement qui imprime les pratiques de communication en provenance à la fois de la technique, qui impose certains procédés de communication, et du social, qui vient remodeler la conception des services de communication.

L’individualisation des usages que renforcent les nouveaux médias, ordinateur, téléphone portable, jeu video, est souvent analysée comme une sortie de risque, dans la mesure où elle permet l’interactivité et donc la sortie de la passivité, tant reprochée à la posture du consommateur de télévision36. L’autonomisation des usages médiatiques est pourtant, dans le même temps, une des conditions de développement de la propagation de nouveaux risques, puisqu’elle prive l’enfant de l’accompagnement familial et l’expose d’une autre façon, en sollicitant encore davantage son implication. La personnalisation des équipements affaiblit les capacités de la médiation parentale et requiert une détermination plus grande encore des parents.

2.2.3 Des valeurs d’usage qui paralysent la critique

L’ensemble de ces risques deviennent cependant d’autant moins « visibles » pour reprendre le critère de Beck, et laissent la critique d’autant plus démunie, pour reprendre la problématique de L.

Boltanski et E. Chiapello, que ces techniques et modes de communication sont associés aux valeurs de modernité et de progrès.

Au-delà des procédés, J.Jouët a montré comment la technicisation qu’induisent les nouvelles techniques d’information et de communication introduit de facto dans l’acte de communication des valeurs spécifiques, notamment celles « de rationalité et de performance », liées à la dimension technologique et aux processus de formalisation de la communication qu’ils exigent de leurs

34 Voir les recommandations publiées sur le site de l’Autorité de Régulation Professionnelle de la Publicité, et notamment la recommandation Enfant, Image de la personne humaine, Développement durable, argument écologique, allégations santé, alimentation des enfants de moins de 3 ans,

35Jouët J. « Pratiques de communication et figures de la médiation, des médias de masse aux technologies de l’information et de la communication », Réseaux 83/1997

36 Voir notamment Chambat P, Ehrenberg A « De la télévision à la culture de l’écran » Le Débat, 52/1988, cité par Jouet article cité p 298

126

utilisateurs. La technicisation de l’acte de communication, symbole de rapidité et de performance, emporte l’adhésion au-delà des contenus qui vont pouvoir être transmis. Cela vaut pour les observateurs, comme pour les usagers, jeunes ou parents.

Sonia Livingstone souligne en effet, à partir de l’analyse de dessins d’enfants, combien les médias sont investis de valeurs positives et idéales pour les jeunes eux-mêmes37. En plus des valeurs qui accompagnent l’utilisation des médias, et qui leur sont en quelque sorte incorporées, nous avons vu précédemment à quel point les médias se servaient à eux-mêmes, plus encore qu’aux autres secteurs économiques, de support publicitaire. Ces messages et les milliards d’euros qui y sont dépensés viennent affermir encore leur popularité. L’usage intensif des médias fait partie des stéréotypes véhiculés dans les représentations médiatiques des jeunes. La représentation de médias est également fréquente dans les émissions de téléréalité ou dans les magazines38. L’effet en miroir souligné par J. Baudrillard n’a pas perdu de son efficacité ni de sa modernité, et la redondance du média dans le message conduit aussi à une croissance exponentielle des usages en même temps qu’à une impossibilité de freiner le cours de ce développement.

Les médias, et particulièrement les médias audiovisuels, sont également impliqués directement dans la production de risque, en tant qu’industrie, elle-même à la recherche de profit dans une économie concurrentielle saturée.