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« SOCIETE DU RISQUE »

1. Les médias et le « nouvel esprit » du capitalisme

Malgré les évolutions importantes survenues dans les modalités du contrôle des médias, le paradigme de la « censure » est resté dominant dans les analyses. Après avoir travaillé au quotidien pendant quinze ans dans la régulation des contenus audiovisuels, je considère que l’appréhension des rapports entre protection des mineurs et médias par la question de la limitation de la liberté d’expression ou de communication par le pouvoir administratif ou politique sous l’influence de « ligues de vertu » relève bien souvent du fantasme, et constitue en tout cas une vision très limitée des enjeux en cause. Non seulement les mesures prises par les autorités de régulation au nom de la protection des mineurs ne sont plus aujourd’hui motivées par une censure politique ou une morale de type réactionnaire, liée à une attitude guidée par l’ « hypocrisie » pour défendre un « ordre moral bourgeois », mais les contenus violents ou hypersexualisés ne sont pas eux-mêmes le produit de la liberté de communication pensée sur le modèle de la création individuelle. Leur diffusion s’inscrit la plupart du temps dans des stratégies industrielles et commerciales de conquête du public des enfants et des jeunes à tout prix.

Le changement de contexte politique et sociétal est tellement important depuis les années 1980 qu’il rend nécessaire un changement de paradigme pour penser le rapport de la société et du politique aux contenus médiatiques. L’invocation de la « censure » ne peut plus être le modèle

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dominant, la grille de lecture unique pour analyser les processus de protection des mineurs et les comportements des professionnels. Nous souhaitons montrer que la dénonciation de la

« censure » à propos des mesures de protection des mineurs entreprises depuis 1981 relève de l’anathème aussi bien que de l’anachronisme, et conduit à une impasse dans la compréhension des enjeux sociaux, tout en servant de parapluie à des industries qui ont changé de modes de fonctionnement et de visée.1

Une issue possible pour sortir de cette impasse consiste à s’attacher au fonctionnement réel des entreprises médiatiques et à repenser la production des contenus dans le contexte du « nouvel esprit du capitalisme » décrit par des auteurs aussi différents que Luc Boltanski et Eve Chiapello, Richard Sennett et Ulrich Beck2. En effet, les transformations du fonctionnement managérial depuis la fin des années 1970 décrites par ces auteurs affectent également les médias en tant qu’entreprises, même si leur domaine de production reste spécifique.

On peut définir le capitalisme comme un système qui vise l’accumulation illimitée du profit et poursuit pour ce faire la transformation permanente du capital en production, de la production en monnaie, de monnaie en nouvel investissement. Sans reprendre la thèse marxiste, on peut considérer que ce système de production organise une forme de domination sociale qui pour se perpétuer a besoin de légitimation (au sens de Max Weber) et de stimulation idéologique et qu’il s’accompagne donc de la diffusion au sein de l’entreprise comme au sein de la société d’un ensemble de valeurs et de croyances qui forment un « esprit »3.

Le développement du capitalisme a pu au XIXème siècle s’adosser à une « éthique du protestantisme », comme Max Weber l’a soutenu dans une thèse célèbre, qui a certes eu aussi ses contradicteurs4. Dans ce capitalisme-là, reposant principalement sur la figure de l’entrepreneur, la dénonciation de l’immoralité des classes populaires a été un des instruments privilégiés de leur contrôle et la diffusion de la morale a occupé une place importante de l’action éducative et politique5. Les valeurs « bourgeoises », famille, patrimoine, chasteté des filles, charité, font partie de la panoplie de la respectabilité et de la légitimité de la domination des classes supérieures6. Le paternalisme permettait ainsi de recruter et d’entretenir une main d’œuvre

1 Le film Good morning England de Richard Curtis sorti en 2009 illustre l’épopée de Radio Rock, une des premières radios libres des années 1960 au Royaume Uni, contre la censure. Le personnage du ministre censeur est interprété brillamment par Kenneth Branagh qui en accentue la dimension caricaturale, illustrant l’image d’Épinal de la bourgeoisie réactionnaire, sans humour. Elle est pertinente dans le contexte des années soixante, qui plus est avant 1968 !

2 Boltanski L. Chiapello E. Le nouvel esprit du capitalisme, Paris Gallimard 1999; Beck U. La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris Flammarion 2001, Frankfurt am Main, Surhrkampf Verlag 1986 ; Sennett R. Le travail sans qualités, les conséquences humaines de la flexibilité, Paris, Albin Michel 2000 ; Sennett R. La culture du nouveau capitalisme Paris, Albin Michel 2006.

3 En s’inscrivant de ce fait dans le type d’analyse proposée par Boltanski et Chiapello et leur découpage de la modernité en trois « esprits » du capitalisme. Pour eux l’esprit du capitalisme est « l’idéologie qui justifie l’engagement dans le capitalisme » Boltanski L. et Chiapello E. Le nouvel esprit du capitalisme, p 42.

4 Weber M. L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme Paris Plon, 1ère édition 1920. Boltanski et Chiapello rappellent quelques uns des ouvrages de la discussion prolifique à laquelle a donné lieu cette thèse voir note 14 p 668.

5 Voir Chevalier L. Classes laborieuses, classes dangereuses à Paris dans la première moitié du XIXème siècle, Paris : Perrin 2007 (1ère éd. 1958) et Noël J-L. L’invention du jeune enfant au XIXème siècle. De la salle d’asile à l’école maternelle, Paris, Belin 1997.

6 Boltanski L. et Chiapello E. Le nouvel esprit du capitalisme, p 55.

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disponible et dévouée à son travail. La frivolité, le sexe, la consommation immodérée, la paresse, la destruction étaient avant tout présentées comme des comportements non souhaités qui éloignaient l’ouvrier du sérieux et de l’embauche. En échange de la conduite exemplaire demandée à l’ouvrier, le patron offrait une protection susceptible de maintenir une relation de confiance et de fidélité avec l’entreprise. Le respect de la morale traditionnelle était donc essentiel à ce fonctionnement managérial.

Le « second esprit du capitalisme », pour reprendre le terme et le découpage de L. Boltanski et E.

Chiapello, repose sur de grandes entreprises centralisées et bureaucratisées, de type fordiste, orientées vers une production de masse standardisée. Le fordisme désigne également la période de développement de l’Etat providence assurant une forme de solidarité nationale qui vient prendre le relais des instances traditionnelles. La consommation de biens marchands et la libération vis-à-vis des traditions familiales sont stimulées par les entreprises via la publicité, tandis que le rôle de l’Etat et la préservation de l’intérêt général garantissent un développement économique équilibré.

Le nouveau capitalisme, qui émerge à la fin des années 1970, s’est pour sa part détaché des contraintes morales ou paternalistes pour s’appuyer sur l’énergie libérée d’un individu mobile, centré sur lui, et prêt à tout ou presque pour gagner et, ce faisant, faire prospérer son entreprise.

Sa morale réside essentiellement dans la réussite financière et une consommation ostentatoire généralisée autour des marques. Le travail des femmes est encouragé et la cellule familiale éclatée. Ce nouveau capitalisme est mondialisé, financé par un recours prépondérant aux marchés financiers et à la spéculation pour assurer la reproduction du capital avec des niveaux de profits record. Dans la production de biens ou services, il repose sur le développement d’un nouveau modèle d’organisation de la production et du travail. Il est fondé sur la flexibilité de la production et l’adaptation de l’offre à la demande, le juste-à-temps, qui nécessite l’adaptation de l’ensemble des salariés à cette norme de mobilité. Or, dans ce changement de paradigme qui représente à la fois un changement entrepreneurial et un changement sociétal, les médias ont joué un rôle déterminant.

Ce qui motive E. Chiapello et L. Boltanski dans leur analyse de ce « troisième esprit » du capitalisme, c’est la difficulté dans laquelle se trouvent placés les discours critiques qui lui sont adressés, ce qu’ils appellent « le désarmement de la critique ». Ces difficultés idéologiques font naître dans l’opinion un sentiment de fatalisme, une impossibilité de critiquer son fonctionnement.

C’est pour « renforcer la résistance au fatalisme » que les deux auteurs se sont attaqués à ce lent travail de décryptage7.

La critique des médias et de leur impact sur les jeunes me semble nécessiter le même type de démarche, pour permettre de renforcer la résistance au fatalisme, en rendant lisibles certaines logiques des entreprises médiatiques, qui éclairent différemment les difficultés de la régulation et laissent entrevoir d’autres stratégies. La critique des médias est elle aussi devenue difficile du fait de l’imbrication entre les formes nouvelles du capitalisme et les nouvelles valeurs sociales.

7 Boltanski L. et Chiapello E. Le nouvel esprit du capitalisme, p 29.

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Le « nouvel esprit du capitalisme » que L. Boltanski et E. Chiapello analysent à partir des discours du management des années 1990, met au centre des valeurs le fonctionnement en réseau, l’épanouissement personnel par projet, la « suppression » de la hiérarchie, donc « l’autonomie » des salariés8. Ce sont précisément les valeurs jumelles de celles que Giddens met à jour en analysant les caractéristiques de la « transformation de l’intimité » dans la « seconde modernité ».

L’évolution des valeurs de l’entreprise et celles de l’individu sont très fortement connectées, dans un discours ambiant fait d’individualisme, qui masque les logiques systémiques.

La société de la « seconde modernité » ne repose plus sur une vision moralisatrice ni autoritaire des instances socialisantes, ni des instances politiques.

« De nombreux radicaux s’insurgent encore contre la famille autoritaire, le moralisme antisexuel, la censure littéraire, la morale du travail, et autres piliers de l’ordre bourgeois alors que ceux-ci ont déjà été détruits ou sapés par le capitalisme avancé. »9 Constatait déjà Christopher Lasch en 1979.

Il ajoutait :

« Bien qu’elle serve le statu quo, la publicité s’est néanmoins identifiée à un changement radical des valeurs, à une révolution dans les manières et dans la morale qui commence au début du XXème siècle […]. Les demandes de l’économie de la consommation de masse ont rendue caduque la morale du travail même pour les ouvriers. Auparavant les gardiens de la santé et de la moralité publiques prêchaient l’obligation morale de travail ; maintenant ils pressent l’ouvrier de travailler pour jouir des fruits de la consommation. […]

le dispositif de promotion de masse attaque les idéologies fondées sur l’ajournement de la gratification ; ils s’allient à la « révolution sexuelle »[…]. 10

La société de la « seconde modernité » requiert l’individualisation de ses membres qui doivent se construire un projet de vie. Les médias ne peuvent plus y être analysés principalement comme des acteurs de la liberté de communication. Ils participent à la construction de ce modèle psychologique et social d’un individu autonome, libéré des chaînes du passé, apte à saisir les opportunités du présent, « sans tabou ». Certains sociologues travaillant sur la « société liquide » (Bauman) ne voient pas la possibilité de dissocier les évolutions de la société et celle des médias, et refusent de déterminer la part de responsabilité des médias11. Nous chercherons néanmoins à la définir et surtout à évaluer les conditions de possibilité d’une régulation de leurs contenus, en prenant pour repère non les valeurs traditionnelles bourgeoises, d’un autre âge, mais les principes des droits de l’homme qui sont au cœur du pacte social des démocraties actuelles et parmi lesquels figurent la liberté d’expression mais aussi la protection de l’enfance et de l’adolescence et la dignité humaine12.

8 Boltanski L. et Chiapello E. op. cit. p 104 et suivantes.

9 Lasch C. La culture du narcissisme. La vie américaine à un âge de déclin des espérances. Paris, Flammarion 2006 (1ère édition Etats-Unis 1979) p 24.

10 Ibid. p 110.

11 Bauman Z. La société assiégée, Oxford 2002, Paris Hachette 2005.

12 Commission nationale des droits de l’homme, « Avis sur la violence faite aux enfants par les médias et les images » du 30 avril 2004 qui prend acte de la gravité des atteintes possibles et qui demande une mesure de l’impact de la situation actuelle et une modification du droit (après les rapports de C. Brisset et B. Kriegel).

Le rapport annuel 2000 Jeunes, violence et droits de l’homme de la même Commission présentait clairement la violence comme une atteinte aux droits de l’homme.

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L’invocation de la « censure » ou de « l’hypocrisie » à propos des manifestations de cette régulation relève donc pour une part d’une erreur d’appréciation, d’un retard de l’analyse entre le mode de régulation des comportements du premier esprit du capitalisme et celui du troisième. La bourgeoisie d’affaire qui occupe actuellement les postes les plus en vue du pouvoir économique s’est détachée des codes de conduite de la bourgeoisie traditionnelle (rigueur de maintien et retenue de la conduite), et elle ne tient plus à les faire diffuser. Certes de nombreuses contradictions de discours sont encore perceptibles, mais elle a principalement intérêt à l’assouplissement de ces codes, autant qu’à la dissimulation de sa propre spécificité, ce qui peut aussi être un effet de son internationalisation, voire de son américanisation.

L’abandon du schéma de pensée axé sur la « censure » étatique à propos de la protection des mineurs dans les médias n’est pas justifié par le fait que la liberté d’expression ou de communication aurait perdu de son urgence, ou qu’elle ne serait pas en danger aujourd’hui. Il est devenu nécessaire du fait que les menaces qui pèsent aujourd’hui sur la démocratie n’émanent plus seulement de tentatives de la part du pouvoir politique pour contrôler la diffusion d’information mais du fonctionnement médiatique lui-même qui vient opacifier et brouiller le fonctionnement démocratique, de plusieurs façons.

La transmission des valeurs constitutives de notre démocratie, intérêt général, dignité humaine, respect de la personne humaine, rôle de l’Etat, redistribution, est mise à mal notamment dans les représentations de violence physique ou morale dont la diffusion s’est banalisée sur les écrans, qu’il s’agisse de séries policières ou d’émissions de téléréalité. Or ces brouillages induits par les médias dans le fonctionnement démocratique et dans la transmission des valeurs sur lesquelles repose le pacte républicain n’ont pas encore été pris en compte suffisamment comme des menaces pesant sur la démocratie et sa viabilité, et restent dans l’esprit de beaucoup un sujet annexe. Ils sont pourtant particulièrement préoccupants quand on considère l’impact de ce brouillage sur les plus jeunes, avant même que les autres instances de socialisation n’aient transmis ces valeurs d’une façon stable. Le fait que, dans les stratégies médiatiques, les enfants occupent une place de choix, justifie une réflexion particulière, ce qui est l’enjeu de cette thèse.