• Aucun résultat trouvé

« SOCIETE DU RISQUE »

2. Les médias dans « la société du risque »

2.1. La « production sociale de risque »

Pour analyser les logiques de production des contenus médiatiques, il est important de considérer les médias avant tout comme des entreprises. La France s’est battue pour défendre la spécificité de la culture dans les échanges commerciaux, afin que la culture ne soit pas entièrement soumise à la logique marchande. La culture représente en effet un enjeu crucial d’identité et de dignité pour l’ensemble des humains. Mais la problématique de l’exception culturelle ne doit pas nous rendre aveugles sur la logique commerciale des entreprises culturelles en général et des médias français en particulier, à quelques très rares exceptions près comme les radios ou télévision associatives, dont le public est fort restreint.

Les entreprises médiatiques ont fondamentalement changé en France dans les années 1980 avec l’émergence de radios et de chaînes de télévision privées. L’autorisation de la publicité sur les radios privées en 1984, la privatisation de TF1 en 1987 et l’émergence de nouvelles chaînes comme M6, La Cinq transforment radicalement l’élaboration du contenu des émissions et la programmation en fonction de la logique de l’audience. Tout en conservant une spécificité de leur

« produit » les entreprises médiatiques se sont banalisées et rapprochées du fonctionnement des autres entreprises commerciales.

Or la logique de production comme la logique commerciale des entreprises a changé de modèle économique et managérial depuis la fin des Trente Glorieuses. L’entreprise post-fordiste doit faire face à une situation de concurrence accrue, puisque mondialisée, avec des entreprises multinationales qui peuvent se délocaliser au gré des avantages comparatifs des mains d’œuvre du monde entier. Les entreprises ont abandonné la production de masse standardisée du modèle fordiste, pour développer de nouveaux produits dont la « différenciation » permettrait de conquérir des parts de marché. L’adaptation de « l’offre » à la « demande » est la règle, elle conduit à des modèles de management reléguant au second plan la protection et la sécurité des salariés mettant au premier responsabilité, flexibilité et concurrence de la main d’œuvre comme le rappellent L.

Boltanski et E. Chiapello mais avant eux R. Sennett13.

Dans cette nouvelle donne économique, les médias de masse jouent un rôle de premier ordre. Ils assurent, via la diffusion de produits à la fois standardisés et différenciés (émissions de divertissement, séries, jeux émissions de téléréalité, mais aussi plateforme de blogs, jeux video en ligne …), une acculturation croissante aux valeurs du nouvel « esprit »du capitalisme qui facilite en retour la constitution d’une main d’œuvre adaptée à ces valeurs dans diverses régions du monde14. Les médias assurent également via la publicité et le placement de produit la conquête des

13 Senett R. Le travail sans qualité. Les conséquences humaines de la flexibilité, Paris Albin Michel 2000

14 Voir notamment les remarques à propos de la main d’œuvre des call centers indiens, dans Salmon Chr.

Storytelling : la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits Paris : La Découverte 2007, dans le chapitre la nouvelle « économie fiction » , p 75 sq.

119

marchés pour les produits les plus concurrentiels, à commencer par les nouvelles technologies. Ils agissent donc d’une façon vitale pour le moteur de la croissance.

2.1.1 Les caractéristiques du « risque » au sens de Beck

Ulrich Beck s’est attaché depuis 1986 à l’une des conséquences de ce nouveau modèle économique : la production du « risque », et la transformation de notre société en « société du risque ».

« Dans la modernité avancée, la production de richesses est systématiquement corrélée à la production sociale de risques »15.

Dans une société saturée de biens de consommation, le maintien d’un rythme de croissance induit l’accroissement simultané des risques. Dans la « société du risque », la « mutation industrialo-technique » de l’économie et son fonctionnement mondialisé a fait que « la nature a été transportée à l’intérieur du système industriel »16 et les « menaces industrielles » sont devenues

« intégrées au système industriel »17. La production industrielle n’est plus séparable de la production de risque qui découle notamment de l’impact de l’industrie sur l’environnement. Beck se situe en ce sens à l’opposé de ceux qui croient à un dépassement de l’ère industrielle par la société moderne.

L’exposition aux risques est maximale parce que diffuse et permanente : « les dangers deviennent les passagers aveugles de la consommation normale »18. Le principe de propagation des risques est celui de la contamination : l’affaire de la vache folle dont les bûchers fumants encore présents dans nos mémoires ou la mise en cause de l’amiante dans des cancers professionnels peuvent illustrer ces phénomènes. Pour Beck, la catastrophe de Tchernobyl reste le symbole de cette

« dynamique du danger qui abolit les frontières »19.

Selon U. Beck, cette nouvelle économie du risque modifie les structures mêmes de la société en créant de nouvelles formes de stratification : ce ne sont plus les classes, ni les Etats-nations, ni les différences raciales qu’il qualifie de « catégories zombies » qui structurent la société mais les

« situations de risque »20. Tout en abolissant les frontières, la société du risque crée en effet des niveaux d’exposition différenciés. Selon U. Beck, nous passons alors d’une société où les inégalités sociales sont marquées par la pénurie, à une société où les inégalités sont liées à la répartition des risques21.

Le risque n’est donc plus seulement un pari sur l’avenir pris et supporté par l’investisseur, ce qu’est fondamentalement toute entreprise, il devient un risque pris par l’entreprise pour la société dans son ensemble, et face auquel l’individu consommateur se trouve plus ou moins démuni. Les caractéristiques de ces risques sont en effet particulières : par l’ampleur même de leur diffusion

15 Beck U. La société du risque op. cit. p 35.

16 Ibid. p 16.

17 Ibid. p17.

18 Ibid p 17.

19 Ibid p 13.

20 Beck U. op. cit. p 72.

21 Ibid. p 35.

120

dans la société, nul ne peut leur échapper, même s’ils sont inégalement répartis. Ils ne sont pas perceptibles immédiatement, mais « provoquent des dommages irréversibles ».

L’ampleur que prennent les risques industriels est une des conséquences de la logique de croissance :

« Ce changement de catégorie est également lié à la croissance exponentielle des forces productives dans le processus de modernisation, croissance qui donne naissance à des risques et à des potentiels de mise en danger de soi-même dont l’ampleur est sans précédent ». 22

Le rôle de la science dans la société du risque est à la fois crucial et à double entrée. Ce sont les progrès de la science et de la technique qui sont à l’origine des innovations à l’origine de la croissance exponentielle, et donc des risques. Mais c’est aussi une approche scientifique qui va permettre de les décrypter. La méfiance vis-à-vis de la science ne pourrait donc permettre de comprendre ni d’évaluer les risques, de même que la méconnaissance des principes de l’économie et du marketing ne peut conduire qu’à en sous-évaluer la dimension systémique.

2.1.2 Information et risque

Un risque est un danger plus ou moins probable auquel se trouve exposé une population. La responsabilisation face au risque suppose un certain niveau d’information. Dans ce contexte, la censure de l’existence du risque représente un danger plus important pour la population que la censure de la cause du risque. A l’heure actuelle, étant donné l’évolution des contenus médiatiques, et de leurs conditions de production, la « censure » des contenus à risque, au sens d’un blocage de leur circulation, n’est plus à l’ordre du jour. Seule sont envisageables une régulation de leurs conditions de diffusion, la mise à disposition d’outils familiaux de protection et une information du public. Mais pour être efficace, ces dispositifs reposent sur l’accès à une information voire une mobilisation de l’opinion sur les risques. Les freins développés chez les professionnels et dans le milieu éducatif, que nous avons décrit dans le chapitre 1, s’y opposent.

Les risques de la « société du risque » ne sont plus en effet « pris » par des acteurs ni relevant d’une forme de courage ou de mise à l’épreuve de leurs capacités. Ce sont des risques qui « se dérobent à la perception humaine immédiate », qui, subis sans prise de conscience, « restent la plupart du temps invisibles »23. L’information est donc stratégique dans toute action de prévention voire de demande de régulation.

Ainsi le paradigme de la « censure » renvoie-t-il selon nous au capitalisme du premier « esprit » fondé sur le caractère emblématique de son « ascétisme rationnel »24 et de sa rigueur morale, Les enjeux du premier âge peuvent persister ou ressurgir à certains moments, sous certains régimes non démocratiques (contrôle de l’internet en Chine par exemple), mais la présence de la logique du troisième âge du capitalisme fait que nécessairement ces enjeux sont recouverts par de nouveaux, qui sont propres à la « société du risque ». Dans ce nouveau contexte, la protection des plus fragiles relève d’un enjeu politique d’une toute autre nature.

22 Ibid p 35-41.

23 Beck U. ibid p 41.

24 Boltanski L., Chiapello E. Le nouvel esprit du capitalisme, op.cit. p 237.

121