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CHAPITRE 1 : APPRÉHENDER L’INTIMITÉ DANS L’ESPACE CARCÉRAL

2. L’institution carcérale contemporaine

2.4. Une institution disciplinaire

Dans son ouvrage « Surveiller et punir » (1975), Foucault propose une analyse historique de la prison et des mécanismes de la domination qui y règnent. Les théories et concepts qui parsèment son argumentation sont toujours mobilisés par la littérature pour analyser l’institution carcérale et notamment les effets de son caractère disciplinaire.

Discipline, corps docile et surveillance par le haut

Le philosophe français fait du corps l’objet et la cible du pouvoir, rendu docile par la soumission et la manipulation. L’exercice de ce pouvoir sur le corps requiert une contrainte et une coercition ininterrompues et constantes. Foucault appelle alors « disciplines » ces méthodes qui

assujettissent le corps et ses forces, tout en le rendant plus obéissant et utile. Il décrit le processus de domination menant à la discipline du corps de la façon suivante :

« Le corps humain entre dans une machinerie de pouvoir qui le fouille, le désarticule et le recompose. Une « anatomie politique », qui est aussi bien une « mécanique du pouvoir », est en train de naître; elle définit comment on peut avoir prise sur le corps des autres, non pas simplement pour qu’ils fassent ce qu’on désire, mais pour qu’ils opèrent comme on veut, avec des techniques, selon la rapidité et l’efficacité qu’on détermine. La discipline fabrique ainsi des corps soumis et exercés, des corps « dociles ». » (Foucault, 1975, p. 162).

Le corps docile tel que décrit par Foucault est par conséquent celui qui est assujetti à travers des procédés disciplinaires et dont la capacité d’action est réduite par des mécanismes de domination.

La discipline des corps s’exerce à travers ce que Foucault nomme une « microphysique du pouvoir » (Foucault, 1975, p. 163), faite de ruses, d’aménagements subtils et de techniques minutieuses et infimes, circonscrites dans le temps et dans l’espace dans lequel les individus sont répartis et qui permettent la gestion des actions individuelles. L’encadrement spatial du corps implique alors une nouvelle économie de la visibilité, qui prend la forme du Panopticon, comparé à un véritable « œil du pouvoir ». Dans l’œuvre du philosophe, le panoptique transcende son enveloppe architecturale pour permettre une lecture des rapports de pouvoir en général. Il est, pour Foucault, un instrument et un lieu de pouvoir, à la fois visible et invisible, et dont l’omniprésence permet une surveillance permanente et exhaustive, créatrice de savoir. Pour Foucault, la discipline et l’espace dans lequel elle s’exerce sont fortement liés. L’auteur identifie ainsi plusieurs techniques mises en œuvre par le pouvoir disciplinaire pour répartir les individus dans l’espace. Tout d’abord, la discipline exige « la clôture » d’un lieu hétérogène qui se retrouve alors séparé des autres. Elle opère ensuite à la répartition des individus en ce lieu, à partir d’un principe de « quadrillage » : « à chaque individu, sa place; et en chaque

emplacement, un individu », précise Foucault (1975, p. 168). Cette technique permet ainsi de

savoir à tout moment où se situent les individus au sein de l’espace disciplinaire et de pouvoir observer, contrôler et surveiller chacun de leurs mouvements afin de régulariser et sanctionner les conduites et comportements inadéquats. Ce quadrillage se réalise en grande partie grâce à la

structure architecturale du lieu de discipline. Foucault prend ainsi comme exemple la division cellulaire des couvents, qui favorise la solitude du corps et de l’âme, ainsi que la discipline. La discipline définit des « places » individuelles et des « rangs » hiérarchiques, qui permettent alors d’organiser et de fabriquer des espaces complexes. Pour Foucault (1975, p. 173),

« Ce sont des espaces qui assurent la fixation et permettent la circulation; ils découpent des segments individuels et établissent des liaisons opératoires; ils marquent des places et indiquent des valeurs; ils garantissent l’obéissance des individus, mais aussi une meilleure économie du temps et des gestes. »

La spatialité du dispositif disciplinaire prend alors une place importante dans la réflexion de Foucault, pour qui l’espace d’incarcération est en lui-même producteur de corps docile.

De la discipline à la gestion des détenus

Pour certains auteurs, la discipline décrite par Foucault ne serait aujourd’hui plus entièrement pertinente dans la description des processus à l’œuvre en milieu carcéral : un décalage s’observerait entre le caractère disciplinaire de l’institution pénitentiaire tel qu’envisagé par Foucault et la réalité de la prison contemporaine (Alford, 2000). Dans un article fondamental, Feeley et Simon (1992) soutiennent que les politiques et pratiques pénales ne visent plus tant la disciplinarisation des corps et la transformation des individus, mais plutôt la gestion efficace de la population carcérale, qui se réalise à travers l’identification et la classification des détenus en fonction du risque qu’ils représentent pour la société. Ces auteurs parlent alors de l’émergence d’une nouvelle pénologie (« new penology ») orientée vers le calcul des risques de récidive et basée sur une logique de neutralisation. La dimension disciplinaire de la prison décrite par Foucault serait désormais remplacée par un établissement carcéral à vocation sécuritaire, servant à isoler et écarter un individu indésirable de la société (Chantraine, 2004 a; Reynaert, 2004; Chantraine et Bérard, 2007; Rostaing, 2009; Moran et Jewkes, 2015; Milhaud, 2017).

Les transformations qui ont traversé les politiques pénales et pénitentiaires ne remplaceraient cependant pas les anciennes pratiques disciplinaires visant docilité et sécurité, mais viendraient s’ajouter à elles (Carlen, 2005). Dans son ouvrage « Par-delà les murs », s’intéressant aux trajectoires sociales des personnes incarcérées, Chantraine (2004b) reconnait également que la

prison conserve les caractéristiques d’un espace de garde et de châtiment, auxquelles vient s’ajouter une logique sécuritaire. Il parle ainsi de prison « post-disciplinaire », considérant que le projet disciplinaire élaboré par Foucault n’est pas dépassé, mais que sa portée est désormais limitée par les évolutions du milieu carcéral. Pour le sociologue français :

« Loin d’être ordonné autour d’un unique principe disciplinaire et loin également d’un

exercice d’une violence physique libérée de toute contrainte, l’impératif sécuritaire impose à l’administration pénitentiaire et à ses agents une gestion pragmatique de la vie quotidienne : au jour le jour, elle négocie, réprime, privilégie, instrumentalise, opprime, sanctionne, et récompense les détenus, afin de minimiser le désordre en détention. » (Chantraine, 2006, p. 283).

De surcroît, certains géographes ont pris une distance avec l’analyse foucaldienne de l’espace. Ainsi, Dirsuweit (1999), ou encore van Hoven et Sibley (2008), soutiennent que l’espace disciplinaire de la prison ne conduit pas nécessairement à une régulation des corps reclus, mais qu’au contraire, les personnes incarcérées ont la capacité de déployer des marges de manœuvre qui leur permettent de produire leurs propres espaces au sein de la détention, jouant avec l’architecture de la prison.

Encadré : les institutions carcérales au Canada

Divisé en cinq régions et treize provinces ou territoires, le Canada présente une structure pénitentiaire bicéphale. La responsabilité en matière de système correctionnel est ainsi répartie entre les gouvernements fédéraux et provinciaux. Le Service correctionnel du Canada prend en charge les délinquants qui purgent une peine de deux ans et plus, alors que le gouvernement provincial s’occupe des délinquants condamnés à des peines de moins de deux ans, ainsi que des prévenus. Le Service correctionnel du Canada comprend 43 établissements, dont cinq pour femmes et quatre pavillons de ressourcement pour autochtones, pour une population qui était en 2016/2017 de 14 425 personnes. Les pénitenciers fédéraux se classent en trois niveaux de sécurité : les établissements à sécurité maximale, les établissements à sécurité moyenne et les établissements à sécurité minimale. Il existe également des établissements à sécurité multiple : c’est le cas des établissements pour femmes ainsi que des centres régionaux de traitement (Vacheret et Tschanz, 2017). Plus la côte sécuritaire du pénitencier est élevée, plus le degré de contrôle et de surveillance est important (Mounaud et Vacheret, 2008).

Dans la province canadienne du Québec, 18 établissements de détention accueillent les prévenus et condamnés pris en charge par le gouvernement provincial. Au cours de l’année 2014-2015, le ministère de la Sécurité publique du Québec a enregistré 43 834 admissions au sein des établissements de détention québécois11. La population moyenne quotidienne présente au sein des prisons

provinciales du Québec en 2016-2017 était de 2 287 prévenus et de 2 781,3 condamnés, pour une capacité carcérale totale de 5017 places.12 Ces 18

établissements de détention se répartissent sur l’ensemble du territoire québécois et peuvent accueillir en « nombre de places réelles » de 6 détenus, pour le plus petit établissement, à 1402 pour le plus important.

Les établissements sont composés de plusieurs secteurs de détention qui varient dans leur composition, prenant en compte le niveau de sécurité que requiert l’individu, son statut de prévenu ou de détenu, l’infraction commise, le nombre de personnes incarcérées au sein du secteur, etc. Selon les établissements, il est ainsi possible de retrouver des secteurs réservés aux prévenus, des secteurs pour détenus condamnés en attente de classement sécuritaire, des secteurs de population régulière, des secteurs psychiatriques et médicaux, des secteurs de protection administrative, des secteurs pour détenus « récalcitrants », des secteurs pour membres de gangs de rue, entre autres.