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CHAPITRE 5 : L’INTIMITÉ DANS L’ESPACE CARCÉRAL COLLECTIF

2. La salle de bain : un espace commun

Pièce située au sein du secteur de détention, la salle de bain possède en général deux douches ou plus, une toilette et fait aussi office de buanderie. Partagé par l’ensemble de l’unité de vie, cet espace est accessible à tout moment par les autres détenus. Pour autant, il apparaît dans le discours des personnes rencontrées comme un espace où il est possible de s’isoler. En effet, la salle de bain prend la forme d’une zone mixte, accueillant des prétentions aussi bien collectives qu’individuelles. Ainsi, les personnes incarcérées s’y retrouvent à plusieurs, afin d’échanger à l’abri des bruits et des oreilles indiscrètes de la salle commune. Elles s’y isolent aussi, dans la douche ou la toilette, qui représentent alors des espaces dans lesquels il est possible de se retirer. C’est notamment le cas d’Armand (39 ans), dont le discours témoigne d’une bulle qui peut s’y reconstruire, bien que soumise aux aléas de la vie en communauté qui viennent alors parfois l’éclater :

« Quand on est en prison, les douches c’est un peu un moment de répit qu’on a. On vient seul avec nous, on est relax, on n’a pas personne qui nous colle… C’est vraiment un moment de paix qu’on peut se retrouver, c’est comme… c’est notre bulle là, puis les gens des fois ils la pètent. » (Armand, 39 ans, antécédents

d’incarcérations au provincial, détenu depuis 15 mois, secteur de grande taille).

L’intégrité du contour de la bulle personnelle dépend ainsi de son opacité protectrice, en l’occurrence matérialisée par une barrière à la fois physique et visuelle entre la toilette/la douche et les autres détenus, qui permet de réaliser des gestes dans la discrétion qu’ils requièrent. Or, la nature des séparateurs employés dans la salle de bain varie d’une prison à l’autre, allouant des degrés d’intimité différents selon le secteur d’incarcération. Il est alors possible de dégager du discours des personnes rencontrées une sorte d’échelle dans les niveaux de protection, dépendamment du type de séparation existant. Ainsi, lorsque la douche possède un espace vestibule qui permet de se changer à l’abri des regards, offrant une double séparation entre la cabine et l’espace commun de la salle de bain, les détenus rencontrés précisent avoir la possibilité de s’y isoler, sans craindre les intrusions externes. Le dispositif de séparation qui a le plus fréquemment était mentionné par les personnes rencontrées est le rideau de douche. Pour certains, il constitue une barrière visuelle suffisante, Fabien (37 ans) soulignant notamment que le rideau confère un caractère « privé » à la cabine. Cependant, principalement chez les femmes

rencontrées, chez les détenus les plus âgés ou chez ceux qui se considèrent comme réservés et pudiques, la nature physique de la barrière matérialisée par le rideau reste trop fragile, n’étant pas à l’abri de son ouverture par un autre détenu et par conséquent, de l’exposition de leur nudité :

« Tu sais, si je veux prendre ma douche, côté nudité, intimité, n’importe qui peut venir checker de l’autre bord du rideau de douche. » (Annick, 37 ans, primo-

incarcération, détenue depuis 2 mois, secteur de moyenne taille).

De plus, la salle de bain n’est pas une zone d’exclusion de la surveillance institutionnelle. Les personnes rencontrées partagent ainsi couramment voir le caractère privé de leurs gestes intimes réduit à néant par l’ouverture du rideau par un agent correctionnel réalisant le décompte routinier :

« T’es sur la toilette puis tu peux être vu par les gardiens. Les gardiens passent à tout moment, ils ont décidé de faire le décompte, ouvrent la porte puis tombent sur le rideau, « y a quelqu’un? ». Ils ouvrent le rideau pour regarder. » (Carl, 65

ans, antécédent d’incarcération au provincial, prévenu depuis 9 mois, secteur de petite taille).

En outre, les détenus expliquent avoir dû, dans certains cas, faire face à l’absence de séparation entre l’espace collectif de la salle de bain et la douche, voire la toilette commune. C’est notamment le cas de certaines femmes qui, transférées dans une nouvelle prison, ont découvert à leur arrivée que leurs douches étaient dépourvues de rideaux, comme en témoigne Leïla (27 ans), qui mentionne en plus la visibilité directe qu’avaient les agents sur l’intérieur du secteur à ce moment :

« Au début, quand on est venues, il n’y avait pas de rideaux de douche. Puis nous, les secteurs donnent sur le contrôle. Au début, on a au moins passé un mois, les agents pouvaient nous voir. […]. Ah non c’était l’enfer au début, tu peux pas… penses y deux secondes : rideaux, douches, t’as des agents gars puis… non faut que tu mettes un rideau minimum. » (Leïla, 27 ans, primo-incarcération, détenue

De plus, c’est parfois entre les cabines de douches que la séparation n’est pas suffisante. Ainsi, il arrive que les détenus ne soient pas visibles depuis le reste de la salle de bain, mais qu’ils le soient de la douche d’à côté, dépendamment de la cloison qui les sépare :

« Moi, dans la douche, je mesure 6 pieds 4. Les panneaux ils arrivent à peu près ici [me montre : au niveau de sa poitrine]. Moi, si je me tourne, je le regarde dans les yeux dans sa douche! Fait que les panneaux sont là, tu peux voir le gars de l’autre côté. Fait qu’il y a pas vraiment d’intimité… moi je te dirais qu’il y en a pas pantoute. » (Dave, 30 ans, antécédents d’incarcérations au provincial,

détenu depuis 1 mois, secteur de petite taille).

L’usage de la salle de bain est alors soumis à la proximité des corps et des installations, qui est particulièrement difficilement vécue par les personnes plus âgées :

« Tu vas dans la douche, t’as une autre douche à côté, t’as la salle de lavage. Il y a pas d’intimité que tu peux avoir là. » (Marc, 50 ans, antécédents

d’incarcérations au fédéral et au provincial, prévenu depuis 2 mois, secteur de petite taille).

« Toi t’es dans la douche et l’autre il est en train de faire caca à côté de toi. Fait que si t’aimes pas ça… du côté de l’intimité… » (Lionel, 53 ans, antécédents

d’incarcérations au fédéral et au provincial, détenu depuis 33 mois, secteur de petite taille).

Cette contiguïté contribue en outre à la propagation des bruits et des odeurs, qui viennent alors menacer la tranquillité recherchée. Cependant, cette proximité est relativisée dans le discours de certains par la comparaison fréquente qu’ils effectuent avec le système de douches ouvertes, qui relève selon eux de la fiction ou de l’image qu’ils se font des pénitenciers et des prisons américaines :

« C’est pas comme dans les films là, non, non. Les douches c’est des demi-murs comme ça, c’est comme toutes des sections séparées, individuelles. Il y a pas d’histoire de partage de douche puis d’échappage de savon… » (Julien, 38 ans,

antécédents d’incarcération au provincial, détenu depuis 2 mois, secteur de grande taille).

« Il y a deux petites douches l’une à côté de l’autre, séparées. C’est pas comme dans les films là [rires]. C’est pas tout le monde en même temps, c’est chacun sa

douche [rit]. Les films ça c’est plus au pénitencier d’après moi. J’ai jamais été au pénitencier, mais je pense que le pénitencier c’est tout le monde en même temps. » (Pascal, 33 ans, antécédents d’incarcérations au provincial, détenu

depuis 2 mois, secteur de petite taille).

Conclusion du chapitre 5

Ce chapitre avait pour objectif de comprendre l’expérience de l’intimité des détenus, dans des espaces qui présentent la particularité d’être partagés en tout temps avec l’ensemble du secteur de détention. Les espaces collectifs abordés par les personnes rencontrées sont traversés par des dynamiques semblables, étant des espaces de proximité des corps et de visibilité, qu’elle soit du fait des autres détenus ou de l’institution. Cependant, ils se distinguent quant à leur vocation initiale. En effet, tandis que le secteur de détention prend la forme d’un espace de rassemblement à l’environnement bruyant, à priori peu propice à l’intimité, la salle de bain est normalement destinée à accueillir des prétentions intimes, qui sont dans ce contexte mises à l’épreuve de la collectivité. De ce fait, la possibilité de retrouver une intimité dans ces espaces témoigne de processus différents, notamment selon les perceptions que les détenus se font des contraintes subies, qu’ils les tolèrent, les ignorent, les déplorent, s’y habituent ou cherchent à les contourner. Dans le secteur de détention, les détenus ont la possibilité de retrouver une forme d’intimité, que ce soit à travers une mobilisation de sa spatialité ou des objets qui la composent. Ainsi, les personnes incarcérées s’isolent, se retirent, se retrouvent, seules ou à plusieurs, au sein même d’un espace se caractérisant par une vie en communauté où tout est vu et entendu. Dans la salle de bain, la possibilité de faire un usage intime de cet espace dépend de la nature et de l’opacité du dispositif de séparation entre les douches, qui protège alors des irruptions externes.

À partir d’une analyse du point de vue des détenus sur certains espaces collectifs, ce chapitre souligne différentes modalités d’occupation de l’espace qui traduisent la multiplicité des significations qui peuvent lui être attribuées d’une personne à l’autre. En définitive, ce n’est pas tant la vocation initiale d’un espace qui compte que les usages qui en sont faits. En effet, les détenus ont la possibilité de transformer les espaces de la détention ou d’en produire de nouveaux, à partir d’efforts collectifs ou d’actions individuelles visant à s’approprier l’espace.

Ainsi, et malgré une bulle intime parfois éphémère, menacée, fragilisée, voire pénétrée et éclatée, les détenus ont la capacité de jouer avec les espaces communs de la détention et de négocier ses contraintes pour tenter de la reconstruire.

Ce chapitre dessine par conséquent la complexité de la spatialité de la prison, dont l’étude nécessite de prendre en compte les dynamiques qui la traversent ainsi que l’action des détenus, comme en témoigne des espaces communs dont la compréhension ne peut se réduire à des lieux hermétiques à toute intimité.

CHAPITRE 6 : LA CELLULE, UN REFUGE DE