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CHAPITRE 2 : CONSTRUCTION THÉORIQUE D’UNE COMPRÉHENSION DE

2. Théories de la résistance

2.1. De Certeau et les arts de faire

Philosophe et historien français, Michel de Certeau a marqué les sciences humaines de sa plume particulièrement lyrique et prolifère. S’attachant à lier le quotidien, l’homme ordinaire et les arts, ses ouvrages offrent une véritable analyse de la modernité à travers l’étude de l’écriture, du langage, du récit, du corps, de l’expérience, du « dire » et du « faire », de la religion et de l’histoire. Un de ses héritages les plus importants réside au cœur de son ouvrage « L’invention

du quotidien » (1990) dont l’argument central repose sur une réflexion sur la société moderne

de consommation.

L’homme ordinaire

Les réflexions de de Certeau sur l’homme ordinaire et son pouvoir d’action dans la société de consommation se centrent autour de la thèse selon laquelle les consommateurs possèdent un rôle actif quant aux opérations pouvant naître de l’usage des produits proposés par le marché des biens.

À partir de l’étude du rapport de force entre producteurs et consommateurs, de Certeau (1990) remet ainsi en cause l’idée selon laquelle les opérations des usagers sont vouées à la passivité et à la docilité, soutenant alors que les individus auxquels la société de consommation a assigné un rôle ont la possibilité de se soustraire à cette conformité imposée et de la déjouer par des arts de faire et une créativité quotidienne. Il affirme que :

« S’il est vrai que partout s’étend et se précise le quadrillage de la « surveillance », il est d’autant plus urgent de déceler comment une société entière ne s’y réduit pas […]. Il s’agit de distinguer les opérations quasi microbiennes qui prolifèrent à l’intérieur des structures technocratiques et en détournent le fonctionnement par une multitude de « tactiques » articulées sur les « détails » du quotidien […]. Ces procédures et ruses de consommateurs composent, à la limite, le réseau d’une antidiscipline. » (de Certeau, 1990, p.

XL).

De Certeau considère que la portée disciplinaire et le contrôle social sont surestimés face aux petites résistances issues de pratiques quotidiennes alors négligées. Or, pour l’auteur, les usagers possèdent une marge de manœuvre qui se caractérise par la ruse et la clandestinité, face aux dispositifs de la production, centralisés, bruyants et détenteurs du pouvoir. Pour illustrer sa pensée, de Certeau revient sur l’histoire de la colonisation espagnole auprès des ethnies indiennes, rapportant comment les Indiens, malgré leur soumission aux colonisateurs, parvenaient à détourner les pratiques ou représentations qui leur étaient imposées en conformité avec leurs propres coutumes : « ils métaphorisaient l’ordre dominant : ils le faisaient

fonctionner sur un autre registre. » (de Certeau, 1990, p. 54). Pour l’auteur, ce même processus

être manipulées par leurs pratiquants, l’homme ordinaire ayant alors la possibilité de se soustraire à la conformité prescrite.

À partir de son analyse des usages quotidiens et de l’opposition entre producteurs et consommateurs, de Certeau (1990) identifie deux manières de faire, qu’il appelle « logiques de

l’action » (p. XLVIII) : les stratégies, appartenant aux « forts » détenteurs du pouvoir par la

domination et les tactiques, pouvant être mise en œuvre par les « faibles »18, détenteurs d’un

pouvoir à travers cette capacité de résistance.

De l’opposition entre stratèges et tacticiens

Les rapports de domination et les deux entités les composant – les dominants et les dominés – sont au cœur de l’ouvrage de de Certeau. L’auteur distingue les stratégies, qui ont la possibilité de produire, quadriller et imposer des types d’opérations, de leurs utilisation, manipulation et détournement qui relèvent du pouvoir d’action tactique.

De Certeau décrit la stratégie comme « le calcul des rapports de forces qui devient possible à

partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir est isolable d’un ‘environnement’. » (de

Certeau, 1990, p. XLVI). Le concept de stratégie implique donc l’existence d’un sujet de vouloir et de pouvoir, en possession d’un lieu propre d’où il sera apte à gérer des cibles extérieures. Le « propre », lieu approprié par la personne détenant le pouvoir, est « une victoire du lieu sur le

temps » (de Certeau, 1990, p. 60). Il permet une maîtrise des lieux par la vue et rend visibles les

forces étrangères, dont la mise à nu les transforme en objet de contrôle. Cette « pratique

panoptique » (de Certeau, 1990, p. 60) permet de rendre les espaces visibles et d’acquérir un

savoir, qui a alors pour préalable le pouvoir. Le modèle stratégique typique dans les propos de de Certeau est celui des institutions dominantes.

Face à ces stratégies, de Certeau (1990) évoque les tactiques, attributs des dominés et véritable concept phare de son ouvrage. Tandis que les stratégies se caractérisent par le pouvoir, les

18 Terme utilisé par de Certeau, qui précise néanmoins que « faible » n’est pas synonyme de passivité ou de docilité

tactiques, au contraire, se déterminent par l’absence même de tout pouvoir. De Certeau montre ainsi que les pratiques quotidiennes prennent un tout autre sens lorsqu’elles sont réalisées dans un contexte de domination par un individu en position de faiblesse. Elles peuvent alors s’analyser comme de véritables actes de résistance, ayant pour objectif de détourner le fonctionnement de structures enveloppantes.

De Certeau définit la tactique comme :

« Un calcul qui ne peut pas compter sur un propre, ni donc sur une frontière qui distingue l’autre comme une totalité visible. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre […]. Du fait de son non-lieu, la tactique dépend du temps, vigilante à y « saisir au vol » des possibilités de profit. » (de Certeau, 1990, p. XLVI).

Apanage des personnes dépourvues de pouvoir, la tactique, microbienne, mouvante et temporelle, leur permet donc de tirer avantage des forces étrangères qui les entourent afin de tenter de s’émanciper de la situation de domination dans laquelle ils se trouvent et de faire vaciller, le temps d’un instant, l’ordre établi par le puissant. Dans un espace contrôlé par le stratège ennemi, il est difficile pour le tacticien de s’émanciper de la visibilité constante dont il est l’objet. Il doit alors jouer avec le terrain imposé, en se saisissant des occasions que donnent les failles dans la surveillance du puissant.

La tactique peut ainsi prendre différentes formes et s’exprimer par le jeu, la ruse ou encore le braconnage. Elle peut en outre se matérialiser par des pratiques quotidiennes, telles qu’habiter, circuler, parler, lire, faire le marché ou la cuisine. Pour de Certeau (1990), les individus peuvent de surcroît mettre en place des « pratiques de l’espace », afin de répondre aux appareils producteurs d’un espace disciplinaire. Ces pratiques sont décrites comme « des procédures –

multiformes, résistantes, rusées et têtues – qui échappent à la discipline sans être pour autant hors du champ où elle s’exerce. » (de Certeau, 1990, p. 146).

Proposant une analogie entre le langage et le système spatial urbain, entre l’acte de parler et la pratique de l’espace, l’auteur évoque les « énonciations piétonnières » (p. 148). Pour de Certeau (1990), l’acte de marcher a ainsi une triple fonction « énonciative » : d’une part, le piéton s’approprie l’espace, de la même façon que le locuteur s’approprie la langue; d’autre part, l’acte

de marcher est une réalisation spatiale du lieu, quand l’acte de parole est le résultat de la sonorité de la langue; enfin, le déplacement d’un individu implique des relations entre des positions différentes, reliées grâce aux mouvements de la marche, tandis que l’acte de parler est allocution et discussion avec l’autre.

Pour de Certeau la tactique correspond à l’art de « faire des coups » (p. 62), ruse à l’aveugle qui s’introduit par surprise dans un ordre établi. De Certeau compare en outre ces arts de faire aux techniques développées par les poissons ou par certains végétaux, comme les simulations, tours et coups qu’ils sont capables d’exécuter et qui leur permettent de s’adapter à leur environnement ainsi que d’assurer leur survie au fil du temps. Dans ce sens, les tactiques semblent pouvoir parfaitement décrire les manières de faire des personnes incarcérées, exécutées afin de s’adapter et de survivre au sein d’un lieu contraignant, la prison, placée sous le contrôle de l’institution toute puissante.