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CHAPITRE 1 : APPRÉHENDER L’INTIMITÉ DANS L’ESPACE CARCÉRAL

3. L’expérience carcérale

3.1. Émotions et sentiments

accueillent les prévenus et condamnés pris en charge par le gouvernement provincial. Au cours de l’année 2014-2015, le ministère de la Sécurité publique du Québec a enregistré 43 834 admissions au sein des établissements de détention québécois11. La population moyenne quotidienne présente au sein des prisons

provinciales du Québec en 2016-2017 était de 2 287 prévenus et de 2 781,3 condamnés, pour une capacité carcérale totale de 5017 places.12 Ces 18

établissements de détention se répartissent sur l’ensemble du territoire québécois et peuvent accueillir en « nombre de places réelles » de 6 détenus, pour le plus petit établissement, à 1402 pour le plus important.

Les établissements sont composés de plusieurs secteurs de détention qui varient dans leur composition, prenant en compte le niveau de sécurité que requiert l’individu, son statut de prévenu ou de détenu, l’infraction commise, le nombre de personnes incarcérées au sein du secteur, etc. Selon les établissements, il est ainsi possible de retrouver des secteurs réservés aux prévenus, des secteurs pour détenus condamnés en attente de classement sécuritaire, des secteurs de population régulière, des secteurs psychiatriques et médicaux, des secteurs de protection administrative, des secteurs pour détenus « récalcitrants », des secteurs pour membres de gangs de rue, entre autres.

3. L’expérience carcérale

La partie précédente nous a permis de dresser le portrait de l’institution carcérale contemporaine. Nous nous intéressons désormais à ceux qui y vivent, et principalement à l’expérience des personnes qui y sont détenues, en tant qu’elles constituent le cœur de notre recherche. L’expérience carcérale peut s’analyser comme la manière de vivre une situation particulière, mais également d’y réagir (Rostaing, 2006). Étudier l’expérience des détenus revient alors à se pencher sur leur vécu, ainsi que sur les possibilités qu’ils ont de s’adapter à une situation difficile et contraignante.

3.1. Émotions et sentiments

11https://www.securitepublique.gouv.qc.ca/services-correctionnels/publications-et-statistiques/statistiques-

annuelles/2014-2015.html

En prison, les personnes incarcérées subissent perte de liberté, solitude, isolement du monde extérieur, autant de dimensions qui ont une influence directe sur leur vécu et sur leur ressenti. Certains sentiments et émotions envahissant la personne détenue ont été identifiés dans la littérature, tels que l’incertitude, la colère, la frustration, l’humiliation, la perte de contrôle, l’impuissance ou encore la peur.

Incertitude

L’entrée en prison s’accompagne d’un fort sentiment d’incertitude, qui est à l’origine de l’émergence d’une série d’émotions négatives chez le détenu, telles que la peur, l’anxiété, la frustration, la colère, la confusion, le stress, la solitude, la dépression et la fébrilité (Harvey, 2005). Plusieurs sources d’incertitude pour la personne incarcérée ont été identifiées. La prison en est tout d’abord la principale cause : le détenu y pénétrant ne sait ni ce qui l’attend, ni comment elle fonctionne. En second lieu, la personne incarcérée ressent une forme d’incertitude quant à sa famille et ses proches : réagiront-ils négativement à son incarcération? Que pensent- ils de lui? Maintiendront-ils des liens avec lui? Enfin, les détenus sont emplis de doutes quant à leur futur proche et leur avenir en dehors des murs, lorsqu’ils sortiront de prison. Pour le prévenu, le sentiment de confusion est renforcé par la possibilité d’une condamnation à venir (Chantraine, 2004b; Crewe, 2011).

Mais l’incertitude n’est pas exclusive de l’entrée en détention. Elle se poursuit tout au long de la période d’incarcération, le détenu étant soumis constamment à une surveillance et un contrôle qui peuvent avoir des conséquences sur le déroulement de son séjour en prison (Vacheret, 2005). En effet, en cas de non-respect des règles, il fait face à l’incertitude d’être sanctionné, ce qui le place dans une situation de dépendance vis-à-vis des recommandations et observations institutionnelles dont il fait l’objet et sur lesquelles il n’a aucun contrôle (Vacheret, 2006). Les informations recueillies sans qu’il en soit avisé peuvent être utilisées à son détriment lors de demandes de transfert ou d’audiences de libération conditionnelle, ce qui rend son avenir imprévisible (Vacheret, 2005).

Colère, frustration et humiliation

Le milieu carcéral tend en outre à faire émerger un fort sentiment de colère chez les personnes incarcérées, qui génère frustration, tensions et conflits (Irwin et Owen, 2005; Snacken, 2005). Leur colère et leur frustration résultent notamment des règles restrictives qui parcourent la prison, ainsi que de l’arbitraire et de l’inconstance avec lesquels elles sont appliquées. Ces sentiments peuvent également découler de l’humiliation que ressentent les détenus qui considéreraient être constamment traités avec hostilité, mépris et indignité (Irwin et Owen, 2005). C’est notamment le cas lorsqu’ils sont soumis à une fouille intégrale lors de leur entrée en prison, leur corps faisant l’objet d’une réification (Marchetti, 2001). Selon Irwin et Owen (2005), la population carcérale se sent économiquement exploitée par l’institution pénitentiaire, notamment par les règles régissant le fonctionnement de la cantine et des appels téléphoniques, ce qui renforce leur sentiment de colère et les conduit à entretenir une certaine rancœur envers le système carcéral.

Les objets contre lesquels la colère peut alors être dirigée sont nombreux en prison : haine contre l’avocat, la justice, la famille, la société, la prison, les surveillants, haine contre soi-même (Marchetti, 2001), pouvant conduire à l’automutilation (Frigon, 2001).

Perte de contrôle et impuissance

Le sentiment de perte de contrôle sur leur propre vie que peuvent ressentir les détenus découlerait directement des privations inhérentes à la prison décrites par Sykes (1958). Les détenus auraient alors la sensation de ne plus avoir de contrôle sur leur situation immédiate (Harvey, 2005). Goodstein, Shotland et MacKenzie (1984) identifient trois aspects du contrôle personnel que la prison tend à réduire : la possibilité pour l’individu d’avoir une influence sur l’environnement; la possibilité de faire des choix et la prédictibilité de son avenir. Selon Chauvenet (2006), ces sentiments de perte de contrôle et d’impuissance découlent directement de la situation de dépendance vis-à-vis de l’institution et du personnel de surveillance dans laquelle se trouve le détenu. Le système de surveillance intime et omniprésent dépossède les détenus de leur autonomie et de leur indépendance, mettant à l’épreuve leur autocontrôle (Chantraine, 2004a).

Gendron (2010), dans son étude auprès d’hommes incarcérés pour la première fois, identifie deux types de sentiment d’impuissance que pourraient expérimenter les détenus : une impuissance au sein de l’institution carcérale et une impuissance face au monde extérieur. L’incarcération aurait alors pour conséquence la perte du pouvoir d’agir des détenus, ces derniers ne pouvant plus exercer de contrôle sur leur avenir, leur vie en détention étant complètement organisée et routinisée par l’institution carcérale (Irwin et Owen, 2005).

Sentiment de peur

Selon la littérature, la peur est l’émotion dominante de l’expérience carcérale. Elle débute avant même de pénétrer au sein de l’institution et s’intensifie tout au long de la détention (Chauvenet, 2006; Gendron, 2010; Harvey, 2012).

Edgar, O'Donnell et Martin (2003) identifient trois raisons principales de l’émergence d’un sentiment de peur au sein de la population carcérale : la peur du danger, la peur de l’intimidation et la peur de l’exploitation. Ce sentiment de peur amènerait les personnes incarcérées à craindre pour leur sécurité (Harvey, 2005; Jewkes, 2005; Crewe, Warr, Bennett et Smith, 2014).