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CHAPITRE 6 : LA CELLULE, UN REFUGE DE L’INTIME?

5. Un espace non-acquis

Espace paradoxal, tantôt approprié, tantôt mis à distance, la cellule reste malgré tout un potentiel refuge de l’intime en prison. Or, cette zone particulière aux murs protecteurs n’est pas assurée à tous les détenus pénétrants au sein de l’établissement. En effet, les personnes rencontrées ont relaté plusieurs situations dans lesquelles les détenus se retrouvent privés d’un espace cellulaire qui leur soit propre. Sans cellule, les personnes incarcérées se voient par conséquent dénier des formes d’intimité que l’on peut y retrouver, que ce soit pour soi, à travers son appropriation, ou dans l’interaction, avec le coloc par exemple.

Ainsi, certains détenus débutent leur séjour dans des gymnases, explicitement appelés « gymnases surpop », où ils dorment sur des matelas à même le sol, en raison du manque de places dans les établissements de détention. Gaël (23 ans) livre son expérience alors qu’il a passé 21 jours dans un de ces espaces, vivant dans une promiscuité privant d’intimité, situation qu’il explique par le renouvellement constant de la population, notamment dû aux nombreux transferts :

« C’est tout le monde qui est en transfert, donc chaque jour y en a 15 qui sortent, 15 nouveaux. C’est dégueulasse dans le secteur. Mais c’est même pas un secteur là… c’est un gymnase, c’est dégueulasse. T’as pas d’intimité, t’as pas de cellule, tu dors à terre, t’as pas de linge, tu peux même pas te faire de cantine donc tu manges juste ce qu’eux autres ils t’amènent. […] On n’a rien, on n’a pas de table. Si tu veux t’asseoir tu t’assis à terre. T’as pas de cellule. T’as rien, à part une TV dans un coin. Ça c’était plus dur un peu. T’as juste pas d’intimité, t’as pas de cellule et t’es avec tout le monde tout le temps » (Gaël, 23 ans, antécédents

d’incarcérations au provincial, détenu depuis 6 semaines, secteur de moyenne taille).

D’autres se trouvent en position de « campeurs », expression utilisée pour décrire la situation temporaire et instable à laquelle ils sont soumis. En effet, les campeurs sont placés dans des

cellules accueillant déjà une ou deux personnes et ont pour lit un matelas posé au sol, comblant le peu de surface libre restant dans la pièce, comme l’explique François :

« Du camping qu’on appelle en prison, c’est que les prisons vont avoir une capacité maximum de lits, un certain nombre de personnes, puis ils peuvent mettre en camping des personnes à terre, entre 7 et 14 jours. Ça veut dire coucher à terre avec un petit matelas à côté des toilettes, avec un autre détenu qu’on connaît pas. C’est comme dire à quelqu’un qu’on rencontre sur le trottoir : ‘bon ben demain matin on se loue une toilette à deux, puis on reste dedans pendant un an’. » (François, 51 ans, antécédents d’incarcérations au provincial, détenu

depuis 11 mois, secteur de petite taille).

Jérôme (30 ans), qui regrette de ne pas avoir son propre espace en raison des changements fréquents d’établissement de détention auxquels il est soumis, témoigne d’une situation renforcée par les transferts incessants :

« Là chaque fois que tu arrives tu dors à terre. T’as un camping, tu dors les deux pieds à côté de la bol de toilette, la tête en dessous de la table. À chaque fois c’est de même. Puis 2 jours après, ils te rechangent de secteur. Puis après ça, une journée ou deux après, je passe en Cour, je retransfère encore dans une autre prison. » (Jérôme, 30 ans, antécédents d’incarcérations au provincial, prévenu

depuis 14 mois, secteur de petite taille).

Dans une prison spécifique, les détenus rencontrés ont évoqué un phénomène particulier qui constitue le passage obligatoire pour des nouveaux arrivants : celui des « dodos ». Dans cet établissement, sont appelés dodos les nouveaux détenus qui ne se voient pas allouer de cellule fixe. Placés dans un secteur durant la journée, ils sont ensuite répartis dans des cellules la nuit, dans lesquelles ils dorment sur un matelas au sol. Le lendemain matin, ils retournent dans le secteur, puis sont placés dans un autre espace cellulaire une fois la nuit venue, bien souvent différent de celui de la veille :

« Ils nous appellent les dodos, c’est ceux qui n’ont pas encore de cellule. Tous les soirs, à 6h15, il faut qu’on se ramasse à une place. Ils nous donnent une feuille puis faut qu’on aille dans des secteurs différents, ailleurs, pour dormir. Le lendemain on revient dans notre ancien secteur. De jour c’est un secteur, puis de nuit c’est des secteurs différents. » (Pascal, 33 ans, antécédents

Détenus itinérants, les dodos errent dans la détention, de cellule en cellule, de secteur en secteur, transportant avec eux leur sac d’affaires personnelles. Partageant un secteur le jour au sein duquel ils ne font que passer, ils sont contraints, lors des deadlock, de pénétrer dans une cellule occupée, afin que les agents procèdent au décompte du secteur. Or, comme nous l’avons évoqué plus tôt, ces deadlock sont parfois considérés comme des moments de calme et de retrait. Les détenus qui se voient imposer un dodo durant ce temps d’encellulement obligatoire sont par conséquent contraints de partager leur temps de repos avec un inconnu, mais surtout de le laisser rentrer dans leur espace personnel que peut représenter la cellule. Dans ce cas de configuration, c’est à la fois l’intimité des dodos, privés d’un espace à eux, et celle des personnes assignées à la cellule qui est entravée. Les détenus rencontrés sont ainsi partagés entre réticence face à l’obligation de les accueillir et solidarité face à une situation qu’ils ont probablement eux-mêmes connue :

« On a des gens qui viennent dans notre wing juste pour le jour. Ils viennent à 8h30 le matin puis ils repartent à 10 heures le soir. Donc il faut les accepter dans notre cellule. Fait qu’on est trois, mais y a deux lits. Mais les gens les acceptent pas vraiment dans les cellules. Par contre du monde plus agréable comme moi, il va dire ‘ben vient dans ma cellule, couche-toi à terre, tu vas être tranquille.’ […] Quand les gardiens ils comptent le nombre, il faut que les dodos aillent dans une cellule. Donc ceux qui ont des cellules on n’a pas le choix d’accepter. »

(Benjamin, 35 ans, primo-incarcération, détenu depuis 4 semaines, secteur de petite taille).

La nuit, les dodos sont généralement regroupés entre eux dans des cellules. Cependant, les mouvements constants auxquels sont soumis ces détenus itinérants a pour conséquence qu’ils partagent une cellule avec une personne différente chaque nuit, ce qui les prive de surcroît d’une forme de socialisation et de la possibilité de retrouver une intimité relationnelle :

« C’est double dodo. On est tout le temps des dodos ensemble. Mais c’est tout le temps des différents. Avoir tout le temps la même personne, au moins on s’habitue à la personne puis on apprend à la connaître. Parce que là c’est tout le temps du monde différent qu’on ne connaît pas puis… c’est stressant. » (Pascal, 33 ans,

antécédents d’incarcérations au provincial, détenu depuis 2 mois, secteur de petite taille).

Or, et comme on peut le relever dans les propos de Pascal, cette situation place les dodos dans une position instable, dans laquelle ils sont privés d’un refuge protecteur à la fois spatial et relationnel. De plus, lorsqu’ils ne peuvent pas être placés entre dodos durant la nuit, ils sont parfois installés sur un matelas au sol dans un espace cellulaire déjà formellement attribué à d’autres détenus, dans lequel ils sont alors perçus comme des « intrus ».

Les dodos se retrouvent alors confrontés à une forme de hiérarchie entre détenus, initiée par ce système, n’étant jamais considérés comme appartenant à un secteur. Ces détenus itinérants sont en outre placés en situation défavorable face au reste de la population, puisqu’en plus d’être privés d’une cellule, ils n’ont pas accès aux activités et n’ont pas le droit aux mêmes repas que les autres, comme l’explique Pascal (33 ans) : « ils ont pas le droit de manger le pain, ils ont le

droit juste aux céréales, ils ont pas le droit d’avoir un deuxième repas ». Bien que temporaire,

cette situation peut se poursuivre sur quelques jours, pendant lesquels les détenus n’ont pas d’espace à eux, comme ce fut le cas de Pascal qui est resté dodo pendant 12 jours.

Ne pas avoir de cellule fixe a par conséquent une influence sur les relations sociales entre détenus, mises à mal par ces différents mouvements. Or, le réseau social est particulièrement important en prison, que ce soit en termes de stabilité, de protection, de sécurité ou encore sur le plan émotionnel, certains détenus pouvant se confier les uns aux autres et ainsi retrouver une forme d’intimité relationnelle. Comme nous l’avons vu précédemment, le lien qui se crée avec le coloc peut être particulièrement précieux et est ainsi négligé lorsqu’un détenu transporté de cellule en cellule est privé de l’opportunité de créer une telle relation. De surcroît, la personne qui reste dans la cellule est également affectée par ces changements constants. En effet, le rapport particulier qui naît avec le coloc est constamment mis en danger par les incessants déplacements des personnes incarcérées, ce qui génère un sentiment d’incertitude concernant le futur pensionnaire de la cellule :

« Il y a des roulements, il y en a qui partent, il y en a qui reviennent, des montées de secteur puis on s’y fait. Mais on a toujours peur aussi, tu sais. On s’attache à notre coloc veut, veut pas! Fait qu’on a toujours peur qu’elle parte, quand il y a des transferts… C’est qui qui va arriver dans notre cellule? C’est qui cette personne-là? On la connaît pas, elle vas-tu fouiller, elle vas-tu voler? C’est toujours une crainte, puis on a toujours une petite épée de Damoclès sur la tête,

qu’est-ce qui nous attend, qu’est-ce qui va arriver… » (Lise, 54 ans, primo-

incarcération, détenue depuis 2 mois 1/2, secteur de petite taille).

Pour certains, ces changements fréquents les amènent à ne pas s’investir dans une relation de proximité usuellement de mise avec le coloc, dû au caractère éphémère de la présence d’un détenu simplement de passage au sein de la cellule :

« Y a beaucoup de gens qui viennent puis qui repartent, ils sont pas là pour longtemps, pour une semaine, deux semaines, trois semaines. Au début, quand j’étais plutôt seul, je parlais avec ces gens-là et je me suis rendu compte qu’ils disparaissaient rapidement, parce que moi je suis là pour 20 mois. Ça a pas été long, j’ai compris que j’allais pas commencer à essayer d’avoir une relation avec eux parce qu’ils s’en allaient. » (Fabien, 37 ans, primo-incarcération, détenu

depuis 5 mois, secteur de petite taille).

Souffrent ainsi de ces mouvements à la fois ceux qui restent et ceux qui partent. Ces derniers n’ont alors jamais vraiment le temps de se faire leur place au sein d’un établissement de détention.

Conclusion du chapitre 6

Ce chapitre proposait une approche en huis clos de la cellule et de la perception de l’intimité en son sein. Considérée comme l’espace de la détention le plus favorable à l’intimité dans la littérature, la cellule a émergé du discours des personnes rencontrées comme un espace, non pas seulement de l’intime, mais aussi dont les murs matérialisent la bulle d’intimité des détenus. Nous souhaitions par conséquent interroger sa qualité de refuge, au sein d’un secteur de détention où prévaut la vie en communauté.

Ce chapitre met en lumière l’espace paradoxal et particulier que représente la cellule dans l’expérience carcérale des détenus. Elle est le lieu où les détenus s’isolent de l’effervescence de l’unité de vie, tout autant que celui qui est partagé à plusieurs, favorisant la proximité dans un espace réduit. Elle est l’espace où les détenus disparaissent afin de se soustraire aux regards d’autrui, tout autant que celui où les gestes les plus intimes sont soumis à la visibilité. Elle est

close par une porte qui facilite les intrusions externes, tout autant qu’elle les limite. Elle est l’espace où il est possible de reconstruire un « chez-soi », tout autant qu’un lieu d’enfermement et d’isolement contraints. Les murs de la cellule ne sont donc pas hermétiques aux intrusions externes qui viennent mouvoir les frontières de la bulle reconstituée, risquant parfois de la déformer, voire de l’éclater complètement. La dimension refuge de la cellule est par conséquent constamment mise à mal par des intrusions qui nient aux détenus des moments de solitude. Ressortant dans le discours des personnes rencontrées comme le lieu par excellence de l’intimité en prison, la cellule n’est ainsi refuge que temporairement. Les diverses immixtions en son sein constituent un rappel constant de la limite à l’appropriation de la cellule, qui ne peut jamais tout à fait devenir le chez-soi auquel les détenus aspirent, restant part intégrante du dispositif contraignant de la prison.

Cependant, sans nier le caractère éphémère de la cellule-refuge, les modes d’habiter qui y sont déployés ne doivent pas être négligés.Lorsqu’elle fait l’objet d’une appropriation, la cellule est en effet érigée en un « troisième espace » (Wilson, 2003), qui ne se trouve ni totalement à l’intérieur de la prison, ni à l’extérieur, mais à cheval entre les deux. Ainsi, tandis que le monde de la détention se heurte au seuil de la cellule dans l’attente de le franchir, certains détenus parviennent à créer une passerelle vers l’extérieur, en reconstruisant au sein de la cellule l’intimité d’un foyer.

Dans la continuité du chapitre 5, cette partie souligne par conséquent la capacité qu’ont les personnes incarcérées à transformer un lieu propre à la domination institutionnelle en un espace intime, animé de leurs « arts de faire ».

CHAPITRE 7 : L’INTIMITÉ AU-DELÀ DE