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CHAPITRE 3 : MÉTHODOLOGIE DE RECHERCHE

4. Enquêter en prison

4.1. Défis structurels

Deux défis rencontrés par le chercheur qui souhaite enquêter au sein du milieu carcéral sont dus à la nature même de la prison.

D’une part, l’accès au terrain, étape charnière à la réalisation de toute enquête, est décrit par Patenaude (2004) comme le plus grand challenge auquel font face les chercheurs voulant explorer la prison à l’aide d’une méthodologie qualitative. Plusieurs chercheurs mettent ainsi en garde contre l’opacité de la prison et les barrières qui en découlent afin d’y accéder que ce soit au Canada ou dans d’autres pays occidentaux (Simon, 2000; Rhodes, 2001; Wacquant, 2002; Patenaude, 2004; Piché, 2012; Sloan, Earle et Drake, 2015; Jewkes et Wright, 2016). Pour ces auteurs, il est nécessaire de dépasser l’herméticité de la prison afin d’accéder à un milieu qui semble conserver, sur certains aspects, son caractère clos et opaque.

Pour Piché (2012), le chercheur doit souvent, face à ces obstacles, faire des concessions et mettre en place des stratégies de négociation, afin de se voir autoriser l’accès au terrain en empruntant le chemin qui opposera le moins de résistance. Comme le souligne Patenaude (2004), l’acceptation du projet de recherche pouvant dépendre de l’intérêt perçu par les services correctionnels, une des principales stratégies de négociation à mettre en place consiste à insister sur la contribution à la mission des services correctionnels que peut apporter l’étude envisagée, tout en veillant à préserver l’indépendance du chercheur. Il ne s’agit pas de reformuler et de modifier sa recherche pour satisfaire l’institution, mais de montrer que les objectifs du chercheur peuvent rejoindre ceux des services correctionnels en apportant des réponses à des questions qu’ils se posent (Sloan et Wright, 2015).

Cependant, la demande d’accès au terrain ne dépend pas uniquement des différents organismes habilitants. Elle est également ancrée dans le statut d’étudiant chercheur et les considérations temporelles et financières qui y sont associées. Ainsi, dans notre cas et en l’absence de financement, notre accès au terrain était limité, notamment pour les établissements situés à une certaine distance de notre ville de résidence, Montréal. En déployant diverses stratégies impliquant la collaboration d’amis, des logements improbables et de nombreux trajets à vélos, l’impact financier a pu être limité, sans pouvoir nous permettre de visiter plus d’établissements situés en région, regrettable tant l’éloignement géographique ressort comme une importante problématique en lien avec l’intimité.

D’autre part, des contraintes internes à la prison peuvent avoir des conséquences sur l’organisation des entrevues. Ainsi, une des tâches la plus difficile, mais à la fois la plus cruciale

dans la négociation du terrain est celle de l’organisation des entrevues et de ses modalités, pour laquelle le chercheur fait face à d’importantes contraintes spatio-temporelles. En effet, alors qu’il est suggéré aux chercheurs d’instaurer une ambiance de confiance dans un cadre favorable à l’entretien, notamment en choisissant un lieu et un moment propices à sa réalisation (Poupart, 1997), ces conseils sont difficilement conciliables avec une recherche en milieu contraignant. Confronté à la réalité du terrain, le projet de recherche est parfois malmené et souvent modulé, dans un univers où le chercheur doit s’adapter à son environnement et à l’organisation interne. Dans le cadre de notre recherche, la première de ses contraintes a concerné les locaux dans lesquels ont été réalisés les entretiens.

Dans deux prisons visitées, ce sont les bureaux des agents correctionnels et de probation qui ont servi de lieux de rencontres. Ces locaux se trouvent au contact même des unités de vie, desquels ils sont séparés par des grilles ou des portes. Dans une de ces prisons, la principale difficulté rencontrée avec ces espaces d’entrevue était la visibilité réciproque qu’impliquait la nécessité de se placer devant les portes vitrées, afin d’être perceptibles à tout moment par les agents pour des raisons de sécurité. Cette configuration dans laquelle la fenêtre du bureau donnait sur un couloir parfois fréquenté et bruyant permettait à la fois aux membres du personnel et détenus circulant d’apercevoir le déroulement de l’entrevue et au participant rencontré d’entendre ou de voir les différents mouvements, ce qui pouvait contribuer à le déstabiliser ou le déconcentrer. Cependant, il a parfois été possible de réduire la visibilité intrusive que certains locaux permettaient. Par exemple, nous avons pu, dans certains cas, abaisser partiellement les stores sur les fenêtres des portes afin d’obstruer le plus possible la vue sur l’intérieur de la pièce. A parfois également été prise l’initiative de modifier l’aménagement de la salle, en déplaçant par exemple la chaise de l’interviewé, afin que celui-ci ne fasse plus face à la porte.

D’autres intrusions sont survenues au cours des entrevues, du fait de l’entrée impromptue d’agents dans les locaux. Ce fut notamment le cas dans les bureaux dans lesquels se trouvent les imprimantes/photocopieuses ou qui servent de stockage des dossiers, auxquels les agents doivent parfois avoir nécessairement accès. Alors que certains agents prévenaient avant d’entrer, d’autres ne s’en formalisaient pas, soutenant que « c’est aussi notre bureau ici », comme l’un d’entre eux le fit remarquer. Bien que la confidentialité des entrevues ne fût pas mise en cause

– la conversation étant interrompue et l’enregistreur arrêté lorsqu’un agent pénétrait dans la salle – ces allées et venues avaient tendance à casser le rythme de la rencontre ainsi que notre concentration et celle du participant.

Les parloirs ont constitué le cas de figure le plus contraignant. L’un des parloirs, servant de parloir-contact, était situé dans une pièce au centre de laquelle deux chaises se faisaient face autour d’une table. Disposant de deux larges vitres sur deux de ses murs, la salle exposait une nouvelle fois le déroulement de l’entrevue aux regards externes inquisiteurs. Le second parloir, sorte de cabine destinée aux avocats ou aux familles lorsque les contacts ne sont pas autorisés, imposait une séparation physique par l’entremise d’une vitre, entre le côté réservé aux détenus et celui du chercheur. Assurant un contexte d’entrevue confidentiel, ce type de local fut cependant à l’origine de plusieurs difficultés. D’une part, bien qu’étant un parloir fermé entouré de murs hermétiques, les deux portes vitrées – l’une côté visiteur, l’autre côté détenu – posaient une nouvelle fois un problème de visibilité. D’autre part, l’épaisseur de la vitre séparatrice ainsi que l’écho raisonnant de la pièce transformaient la conversation en véritable défi. Un exercice de contorsion était par ailleurs nécessaire afin de permettre une discussion audible. Cette configuration contraignait de surcroît à élever la voix, face au risque de ne pas être entendue. Enfin, le dispositif de séparation créateur d’une distance physique entre l’intervieweuse et le participant ne facilitait pas l’établissement d’un lien de confiance.

La seconde contrainte était d’ordre temporel, le chercheur devant composer avec des horaires d’entrevues qui lui sont imposés en fonction du rythme de la détention. Ainsi, les périodes de repas ou de dénombrement sont exclues des créneaux alloués au chercheur qui sont alors limités et parfois entrecoupés de longues périodes d’attente, comme en témoigne cet extrait de carnet de terrain :

« Vendredi 29 avril.

Je m’installe dans le bureau à 8h30 et le premier participant arrive à 8h45. L’entrevue dure jusqu’à 9h45, mais il ne me reste plus assez de temps pour faire une seconde interview, puisque tous les détenus doivent rejoindre les secteurs à 10h30… En attendant d’aller dîner avec les enseignants à 11h30, je patiente… […] On me demande d’essayer de faire deux entrevues dans l’après-midi alors que je n’ai que trois heures de temps

alloué et sachant qu’il faut y retrancher le temps nécessaire pour faire venir un détenu (environ 10 à 15 minutes entre chaque rencontre). Le timing est serré...

Ainsi, les entrevues variaient de 30 minutes à 1h30, pour une durée moyenne d’une heure, temps d’enregistrement que nous tentions de ne pas dépasser afin de respecter les horaires qui nous étaient alloués.

S’adapter à l’organisation de la détention implique aussi de prendre en compte l’emploi du temps des personnes incarcérées rencontrées. Ainsi, la convocation des participants à l’entrevue pouvait les interrompre dans la réalisation d’une activité (cours, lecture, sport, etc.) ou dans leur temps de repos. De plus, à de nombreuses reprises, les détenus appelés ne connaissaient ni la raison de leur déplacement ni l’interlocuteur auquel ils allaient faire face. Alors que certains s’attendaient à rencontrer la chercheure, d’autres espéraient avoir le rendez-vous tant attendu avec la personne responsable de leur dossier (conseiller en milieu carcéral, agent de probation ou agent d’intervention), tandis que d’autres encore craignaient d’avoir affaire à la police. Découvrant qu’ils avaient été appelés pour nous rencontrer, certains semblaient parfois contrariés de rater une activité ou ne manifestaient plus d’intérêt à prendre part à la recherche, même si aucun ne déclara formellement vouloir retirer leur participation :

« Lundi 11 juillet.

Une dame se présente sans connaître la raison de sa convocation. Je lui rappelle l’objet de la recherche et lui précise la rencontrer car elle s’est portée volontaire pour y participer. Face à sa fatigue et son manque d’intérêt manifestent, je lui propose de la revoir plus tard dans la semaine. Un rendez-vous est fixé pour le mercredi.

Mercredi 13 juillet.

Tel que prévu lundi, la dame est convoquée à l’horaire dont nous avions convenu. Elle ne semble pas plus enthousiaste à prendre part à l’entrevue. Je lui précise alors qu’elle n’a aucune obligation à me rencontrer et qu’elle peut réintégrer son secteur à tout moment. Elle m’indique alors ne plus vouloir participer à la recherche. L’entrevue est annulée. »

Face à ces contraintes temporelles, il était par conséquent nécessaire de développer des stratégies de gestion du temps, afin d’optimiser les rencontres et leur organisation, sans pour autant

négliger l’établissement d’un lien de confiance. Il peut par exemple être nécessaire de réajuster les horaires de l’entrevue ou sa durée, en s’adaptant constamment aux contraintes temporelles qui se présentent (Janesick, 2000).