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CHAPITRE 1 : APPRÉHENDER L’INTIMITÉ DANS L’ESPACE CARCÉRAL

4. L’intimité en milieu carcéral

4.2. Les dimensions de l’intimité en prison

Dans la lignée des travaux de Schwartz (1972), la littérature met en lumière des institutions carcérales modernes contraires aux attentes d’intimité que le détenu peut avoir, aussi bien pour soi que dans son partage avec autrui. L’intimité serait alors en milieu carcéral une ressource qui

16 Traduction libre de « He [the prisoner] wants – or needs, if you will – not just the so-called necessities of life but

also the amenities: cigarettes and liquor as well as calories, interesting foods as well as sheer bulk, individual clothing as well as adequate clothing, individual furnishings tor his living quarters as well as shelter, privacy as well as space. » (Sykes, 1958, p. 288).

tend à disparaître, tout en étant de plus en plus désirée (Irwin et Owen, 2005). Certains travaux empiriques abordent pour autant certains aspects de sa préservation entre les murs.

4.2.1. L’intimité pour soi

Dimension individuelle

Dans la littérature, la recherche d’isolement et le retrait des autres qui caractérisent la dimension individuelle de l’intimité, telle que délimitée précédemment, sont principalement abordés sous un angle spatial, lorsque cette dimension est questionnée en milieu carcéral. Les recherches sur l’institution carcérale évoquent ainsi un milieu partitionné en différents sous-ensembles (Bony, 2015a), marqués par leur caractère « privé » ou « public », qu’ils soient individuels ou collectifs, protecteurs ou facilitant les intrusions.

Les lieux « publics » (Vacheret, 2002; Ugelvik, 2014), comme la cour de promenade, les couloirs, la cafétéria et la salle commune, espaces de vie collectifs soumis à une surveillance constante des autorités, se particularisent ainsi par leur constante visibilité et le fait que tout ce qui y est dit ou réalisé sera vu ou entendu.

Les lieux que l’on peut qualifier de « privés » en tant qu’ils sont attribués à un ou plusieurs individus, comme la cellule, sont normalement évités par les autres individus (Vacheret, 2002; Ugelvik, 2014). L’espace cellulaire est ainsi perçu par certains auteurs, comme l’incarnation spatiale de l’intimité (Gaillard, 2009), permettant éventuellement au détenu de reconstruire un espace personnel, protecteur (Noali, 2012).

Toutefois, le caractère particulier de l’institution carcérale, dont les grands aspects ont été évoqués plus haut – institution totale et panoptique, dans laquelle les individus sont soumis à une promiscuité étroite et forcée – amène plusieurs à questionner le maintien des territoires du moi tels que décrits par Goffman (1973) en son sein. L’incarcération aurait ainsi pour conséquence une « intimité violée » (Cardon, 2002) et « exhibée » (Laé et Proth, 2002) par le regard scrutateur et permanent de l’institution. Marchetti (2001) évoque « l’œil du Big Brother

pénitentiaire » qui, selon l’auteure, peut tout voir, à tout moment et dans n’importe quelle

Les frontières de l’intime se trouvent par conséquent être brouillées en prison : la séparation entre la sphère privée et la sphère publique est moins nette, tant les lieux dans lesquels évolue le détenu sont indifférenciés (Lhuilier et Lemiszewska, 2001; Bessin et Lechien, 2002). Ces discussions sur la nature privée ou publique des espaces de détention ont conduit certains géographes à se pencher sur la question du vécu de l’intime en prison. C’est notamment le cas de Milhaud et Moran (2013), qui s’interrogent sur l’expérience des espaces privés et publics de la prison, à partir d’une comparaison entre des établissements de détention russes et français. Les auteurs montrent que l’intimité peut se reconstruire indépendamment de la nature des espaces carcéraux, mettant en lumière des chevauchements entre public et privé.

Dans une étude sur l’expression des émotions en prison, Crewe et al. (2013) soulignent pour leur part qu’une approche se basant sur une division de l’espace carcéral en fonction des domaines privés et publics, risque d’en négliger la complexité. Sortant de l’opposition privé/public, Noali (2009) propose une nouvelle vision dichotomique de la spatialité de la détention, distinguant les « espaces de disparition », au sein desquels il est possible d’être soi- même, des « espaces d’apparition », qui entrainent « la transparence à l’autre ».

Dimension corporelle

Le corps emprisonné est un corps en position de dépendance économique, symbolique et institutionnelle, contraint de subir les privations et impératifs du milieu carcéral (Baillette, 1997). Pour Frigon (2007), c’est aussi un corps « emblématique sur lequel on lit les expériences

de vie des personnes incarcérées. ». C’est enfin un corps soumis à des contacts physiques

constants directement liés à la mission de contrôle et de surveillance de l’institution.

Quatre types de fouilles peuvent ainsi être menées sur les détenus : la fouille discrète, la fouille par palpation, la fouille à nu et l’examen des cavités corporelles. Alors que la fouille discrète se réalise uniquement par des dispositifs techniques, la fouille par palpation et l’examen des cavités corporelles nécessitent un contact direct entre le personnel de surveillance et la personne incarcérée. La fouille à nu n’implique pas, en général, de contact physique entre le corps du fouillé et celui de l’examinateur. Cependant, un contact visuel se crée, ayant pour objet la nudité du corps, alors exposé au regard étranger s’insinuant dans les recoins les plus intimes du corps

humain. Dans son essai sur la condition sociale des reclus en institution totale, Goffman (1968) analyse la fouille comme une technique de mortification, opérée lors de la cérémonie d’admission en détention, ayant pour fonction de profaner la personnalité de l’individu y étant soumis et de le dépouiller de son identité. La fouille, matérialisation d’une domination intime exercée par l’institution sur le détenu, serait vécue par ce dernier comme une perte d’intimité, qui affecterait son identité et aurait pour conséquence un sentiment de mépris et d’humiliation (Welzer-Lang, Mathieu et Faure, 1997; Frigon, 2007, 2012; Noali, 2009; Fassin, 2015).

4.2.2. L’intimité avec autrui

Intimité, sexualité et relations amoureuses

De la même façon qu’une sexualisation de l’intime s’observe dans la société, l’intimité en milieu carcéral est principalement abordée sous l’angle de la sexualité. En témoigne notamment un extrait de l’ouvrage de Joël (2017, p. 15) portant sur la sexualité en prison de femmes, dans lequel l’auteure joue sur la confusion entre intimité et sexualité, précisant : « j’indiquai que je

menai une recherche sur l’intime, terme suffisamment vague pour m’autoriser à aborder le sujet sans que l’on m’accuse d’avoir dissimulé mon véritable objet ».

Explicitement interdite ou officieusement tolérée, la sexualité en prison oscille entre pur fantasme et pratique informelle. En effet, les pratiques sexuelles ne sont pas totalement exclues du milieu carcéral : elles y subsistent, formellement ou non (Ricordeau, 2004; Gaillard, 2009; Lancelevée, 2011; Gibson et Hensley, 2013). Bien que l’homosexualité soit encore peu tolérée en détention en raison de la persistance d’une conception stéréotypée et stigmatisante de la sexualité (Jewkes, 2002; Ricordeau, 2004; Lancelevée, 2011; François, 2016), les relations homosexuelles seraient plus tolérées au sein de la population féminine, restant dans le domaine du privé et de l’intime (Welzer-Lang et al., 1996; Bosworth, 2003; Irwin et Owen, 2005; Ricordeau, 2004, 2009).

Au-delà de l’aspect purement sexuel, l’homosexualité peut en outre témoigner de la naissance de véritables relations amoureuses en détention (Ricordeau, 2004). Les relations amicales, de complicité et de solidarité qui parviennent à se créer entre détenus, relèvent aussi du domaine de l’intime (Noali, 2012). Ainsi, bien que les détenus rencontrés par Crewe (2014) nient avoir

formé des relations de proximité amicale en prison, le chercheur affirme que les dynamiques observées témoignent de la création d’une forme d’intimité. Il prend pour exemple les pratiques quotidiennes qui naissent entre détenus, comme par exemple s’accueillir le matin avec une tasse de thé ou se souhaiter bonne nuit le soir. Crewe (2014) observe de surcroît que ces relations amicales apparaissent plutôt entre petits groupes, de deux ou plus, ainsi qu’entre détenus partageant la même cellule.

Intimité et liens avec les proches

Trouvant leur origine dans la dimension relationnelle de l’intimité, les relations familiales et conjugales parviennent tant bien que mal à survivre à l’incarcération d’un des conjoints ou d’un des membres de la famille (Kotarba, 1979; Cardon, 2002; Touraut, 2013). Comme le résume si bien l’expression de Gaillard (2009, p. 216), « avoir parloir, c’est avoir quelqu’un ». Au parloir, les détenus et leurs visiteurs tentent ainsi de s’aménager un espace au sein duquel ils pourront essayer de préserver une intimité relative. Dans son ethnographie d’un parloir d’une prison américaine, Kotarba (1979) décrit la reconstruction d’un espace personnel entre le détenu et ses proches comme un prérequis à l’intimité des conversations. Pour l’auteur, les deux interlocuteurs s’assurent que personne ne soit trop proche d’eux et que leur discussion ne puisse être saisie ou encore perturbée par les bruits alentour. Le parloir est de surcroît considéré comme un lieu au sein duquel il est possible de combler le manque de sexualité réciproque du détenu et de son conjoint visiteur (Cardon, 2002; Ricordeau, 2012).

Tentant de s’aménager un espace personnel afin d’essayer de préserver une intimité relative, le détenu et ses visiteurs sont pourtant soumis à une surveillance constante (Rambourg, 2009), Ricordeau (2012) allant même jusqu’à parler de « parloir panoptique », hors du contrôle de ses protagonistes. Dans un article récent, Moran et Disney (2018) s’interrogent sur l’intimité au sein du parloir. Ils mettent en avant les obstacles à la reconstruction d’un lien intime, tels que le bruit et la proximité des corps et soulignent le peu de marge de manœuvre dont disposent les détenus pour dépasser ces contraintes. Le parloir est alors un espace paradoxal, au sein duquel un échange relevant du domaine du privé pénètre dans la sphère publique et visible. Il est un espace d’apparition contraint, au sein duquel est exposé non seulement le détenu, mais également sa vie familiale et affective (Noali, 2009).