• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 1 : APPRÉHENDER L’INTIMITÉ DANS L’ESPACE CARCÉRAL

2. L’institution carcérale contemporaine

2.1. Un lieu d’enfermement

Par sa nature même, la prison a pour vocation d’enfermer et de détenir des individus en son sein. Au fil des évolutions de l’institution carcérale, plusieurs chercheurs se sont questionnés sur cet univers et ses dynamiques intrinsèques, mettant notamment en lumière un espace marqué par un caractère totalitaire et traversé par de nombreuses privations.

Une institution totale

C’est dans ses « Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus »6,

consacrées par son ouvrage « Asiles », que le sociologue Erving Goffman nous présente le concept d’ « institution totale » qu’il définit de la façon suivante :

« Lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées. » (Goffman, 1968, p. 41).

Ce concept peut se transposer à différents types d’organismes sociaux7 – tels que des prisons,

des hôpitaux, des monastères – qui présentent des caractéristiques communes : ce sont des univers enveloppants et clos, isolés de l’extérieur, qui soumettent à un rapport de pouvoir unique et à un système d’organisation bureaucratique l’ensemble des reclus qui y vivent.

L’institution totale présente plusieurs caractéristiques décrites par Goffman (1968). Tout d’abord, un fossé se creuse entre les dirigeants et les dirigés, entre le personnel de surveillance et les reclus. Le principe selon lequel l’autre est l’ennemi prédomine et tend à créer un climat hostile qui limite les contacts entre ces protagonistes.

Les institutions totales se caractérisent de surcroît par le recours à des techniques de mortification dépersonnalisant le détenu, telles que l’isolement, le rituel d’admission, la

6 Sous-titre de « Asiles ».

7 « Les organismes sociaux – appelés communément institutions – sont des lieux […] où une activité particulière

se poursuit régulièrement. » Goffman, E. (1973). La mise en scène de la vie quotidienne. Tome 1: La présentation de soi. Paris: Minuit, p.45

privation de biens matériels, la perte d’autonomie, la promiscuité, la dégradation de l’image de soi (Goffman, 1968). Ces techniques de mortification accroissent alors le fossé entre l’administration et la population carcérale et renforcent la situation de domination dans laquelle sont placées les personnes détenues. Le reclus doit en outre s’initier au « système de privilèges » régnant au sein de l’institution. Goffman (1968) identifie trois éléments principaux constitutifs de ce système de négociation permanente entre l’institution et les reclus : le règlement de l’établissement, qui régit la vie quotidienne des détenus, mais dont l’application est incertaine; les récompenses et privilèges accordés par le personnel de la prison qui se substituent aux droits et en échange desquels les reclus devront se montrer coopératifs; les punitions, menaces pesant constamment sur les détenus et dont l’incertitude de la sanction les incite à maintenir leur collaboration.

Goffman (1968) considère enfin qu’il n’est pas possible de préserver certains domaines intimes au sein des institutions totales, tant elles sont contaminées par des influences étrangères. Il précise ainsi que « la frontière maintenue par l’homme entre son être et ce qui l’entoure est

abolie et les secteurs de la vie personnelle sont profanés. » (Goffman, 1968, p. 66). Un monde de privations

La prison est un univers traversé de restrictions et de privations. En franchir la porte et se voir apposer l’étiquette de « détenu » sont synonyme de la perte de certaines prérogatives qui appartiennent à tout citoyen.

Les privations engendrées par la mise sous écrou ont été répertoriées par Sykes (1958), qui les décrit comme de véritables « pains of imprisonment ». Dès le franchissement des portes de la prison, le nouveau détenu est immédiatement confronté à la perte de liberté, raison d’être de la détention. Celle-ci prend une double dimension : le détenu est privé de sa liberté de mouvement, étant confiné au sein de l’institution, mais il est également isolé de ses proches. Dans les minutes qui suivent son entrée, la personne incarcérée subit une seconde privation en se voyant retirer ses effets personnels, phénomène que Sykes (1958) décrit comme la perte de biens et de services. Pour cet auteur, l’abandon contraint de ses propres possessions matérielles, atteint directement la personnalité du détenu. Au cours de son incarcération, l’individu doit de surcroît

faire face à la privation d’hétérosexualité, conséquence d’un milieu unigenré au sein duquel ne cohabitent que des personnes de même sexe et qui impose une vie monacale. Pour Sykes (1958), la privation de relations sexuelles avec une personne du sexe opposé fait naître de la frustration chez les détenus et met en jeu leur masculinité8 ainsi que leur identité. L’entrée en prison

s’accompagne en outre d’une perte d’autonomie : la personne détenue est désormais soumise à une discipline stricte et se retrouve dans une position de dominée face au personnel et à la direction de l’établissement. Enfin, la dernière privation identifiée par Sykes est la perte de sécurité, la prison étant une source perpétuelle de violence, où crainte et méfiance cohabitent.

Des concepts persistants?

Qu’on parle de « prison en changement » (Lhuillier et Veil, 2000) ou d’ « univers en

transformation » (Vacheret et Lemire, 2007), la prison d’aujourd’hui a connu certaines

évolutions organisationnelles et structurelles. Ce constat conduit un pan de la littérature à nuancer, voire à remettre en question, les concepts fondateurs évoqués.

C’est le cas notamment du concept d’institution totale, qui avait par ailleurs été proposé par Goffman comme une notion évolutive et non figée, « un concept opératoire » (Rostaing, 2001), ouvrant le sujet à discussion. Les changements de la prison ont ainsi conduit de nombreux auteurs à se questionner sur la pertinence de parler d’institution pénitentiaire totale, de nos jours (Stastny et Tyrnauer, 1982; Seyler, 1985; Farrington, 1992; McCorkle, Miethe et Drass, 1995). Le premier changement de l’institution carcérale s’observe en son sein : des normes juridiques ont pénétré les murs épais des prisons occidentales, par la consécration de droits fondamentaux aux personnes incarcérées (De Schutter et Kaminski, 2002). Au Canada, le discours concernant les droits des détenus prend son essor dans les années 70, grâce à la mobilisation de groupes sociaux et d’universitaires (Lemire, 1991). À cette époque, Landreville (1976) identifie les principaux droits de la personne incarcérée à consacrer : les droits à la vie et à la sécurité de la personne; à l’égalité devant la loi et à la protection de la loi; à la liberté de parole et à la liberté

8 Précisons que l’étude de Sykes porte sur les institutions carcérales pour hommes, dans les années 1950 et se base

sur une approche traditionnelle et essentialiste de la masculinité, selon laquelle l’emprisonnement dans un univers d’hommes entraine un sentiment d’émasculation chez les détenus.

de presse; à l’interdiction d’être soumis à des peines ou à des traitements cruels et inusités; à une audition impartiale de sa cause; à la présomption d’innocence. Alors qu’aux États-Unis cette lutte prend une connotation révolutionnaire en s’exprimant principalement par des émeutes visant la revendication de droits politiques et légaux, elle passe, au Canada, par le recours aux tribunaux comme moyen, pour les détenus, de faire valoir leurs droits (Landreville, 1976). Une véritable « ère d’activisme judiciaire » (Lemonde, 1991) s’amorce, dans laquelle les détenus mènent une lutte directe pour la reconnaissance de l’exercice de leurs droits et portent devant les tribunaux les problématiques découlant des conditions et règles de détention, telles que la discipline, la discrimination ou encore la fouille.

Le second changement de l’institution carcérale s’observe dans ses relations avec l’extérieur. La prison s’est ouverte à l’extérieur, troquant son caractère secret propre aux institutions totales (Goffman, 1968) pour une plus grande visibilité : les portes massives de l’institution carcérale se sont ouvertes aux visiteurs, bénévoles et médias. Au Canada, des organismes de contrôle et des groupes de pression tels que l’enquêteur correctionnel, les tribunaux, le protecteur du citoyen au provincial, l’Office des Droits des Détenu(e)s et les comités consultatifs de citoyens, peuvent désormais pénétrer à l’intérieur des murs de la prison (Vacheret, 2004). Parallèlement, les personnes incarcérées voient leurs possibilités de sortir – quelques heures, quelques jours – se multiplier.

Ces deux changements ont eu plusieurs conséquences entre les murs, entrainant l’amélioration des conditions matérielles de détention, l’encadrement des relations entre surveillants et détenus ou encore la possibilité de conserver, dans une certaine mesure, sa vie familiale, conduisant plusieurs auteurs à se questionner sur le processus de normalisation d’une institution carcérale qui semble progressivement se rapprocher de l’extérieur (Jacobs, 1980; Seyler, 1985; Lemire, 1991; Crouch, 1995; Rostaing, 1997, 2009; Vacheret, 2004).

D’une part, l’instauration de droits similaires à ceux que n’importe quel citoyen peut revendiquer, entraine la réduction des privations décrites par Sykes (1958) : le détenu accède aux produits de la société de consommation, notamment grâce à l’évolution de la cantine qui permet de se procurer biens périssables et objets d’usage courant (Seyler, 1985). Les personnes incarcérées peuvent posséder télévision et radio au sein de leur cellule et ne se voient plus

imposer une tenue et une coupe de cheveux règlementaires (Vacheret et Lemire, 2007). La mise en place de visites familiales privées permet en outre aux détenus de retrouver leur famille, dans un objectif de maintien des relations avec l’extérieur (Vacheret, 2005). Enfin, différents programmes d’éducation, de réhabilitation et de rapprochement avec l’extérieur, comme avec l’instauration de visites ou de permissions de sortir, sont mis en place (Vacheret, 2004).

D’autre part, le fossé entre gardiens et gardés, tel que décrit par Goffman (1968), s’est affaibli, modifiant leur relation jusqu’alors conflictuelle (Rostaing, 2001). Les surveillants ont en effet fait face à de nombreux changements (Crouch, 1995). Non seulement, de nouveaux acteurs de la vie carcérale interviennent désormais auprès des détenus, ce qui contribue à nuancer les relations uniquement bilatérales et duales entre détenus et personnel de surveillance. Mais encore, les surveillants se voient attribuer une nouvelle mission possédant une dimension sociale, celle de venir en aide aux détenus, ce qui contribue à rendre leur rôle complexe et ambigu (Crouch, 1995). Vacheret (2002) parle d’atomisation des relations pour décrire les rapports entre détenus et surveillants, entre échange et hostilité, entre proximité et distanciation. De surcroît, l’omnipotence du directeur a pris fin grâce au mouvement de proclamation de droits du détenu qui a permis l’émergence d’une nouvelle génération d’administrateurs, mieux formée et plus bureaucratique (Jacobs, 1980). Le directeur ne possède plus un pouvoir absolu et arbitraire sur les personnes incarcérées (Vacheret et Lemire, 2007).

L’ouverture de l’institution carcérale et la reconnaissance de droits aux personnes incarcérées auraient alors conduit à un « effritement » de l’institution totale (Vacheret et Lemire, 2007). Pour plusieurs auteurs, l’évolution du milieu carcéral rendrait ainsi caduque la pertinence du concept d’institution totale de nos jours. La qualifiant de « not-so-total institution », Farrington (1992) parle de l’institution totale comme d’un mythe carcéral, en réalité perméable à l’extérieur. Chauvenet, Orlic et Benguigui (1994) évoquent pour leur part une « détotalitarisation » de la prison, tandis que Seyler (1985) parle d’un « affaissement de la

clôture » entre la société et la prison, conséquence de la remise en question du caractère

cloisonné de l’institution carcérale. La prison se rapprocherait des normes de la société en même temps qu’elle voit les spécificités qui la caractérisent diminuer (Lemire, 1991).

Un pan de la littérature conserve cependant son attachement au concept d’institution totale et prolonge l’analyse de Goffman. Pour ces auteurs (Combessie, 2000; Chantraine, 2006; Vacheret, 2006; Schliehe, 2016), la prison présente toujours certaines caractéristiques fondamentales de l’institution totale. Combessie (2000) considère par exemple que l’allongement des durées de détention contribue à renforcer la coupure entre la personne incarcérée et le monde extérieur. Plusieurs auteurs soulignent en outre la persistance du cadre coercitif de l’institution carcérale, qui conserverait sa nature d’espace disciplinaire producteur de rapports de domination. Pour Chantraine (2006, p. 286), « la prison reste le miroir de la

liberté moderne et des assujettissements qui s’effectuent en son nom ». La prison impliquerait

ainsi une relation de pouvoir effective entre des détenus placés en situation de dépendance et une administration qui a pour but premier de gérer cette population. Dans une étude sur le pouvoir et la domination en établissement pénitentiaire, Vacheret (2006, p. 292) soutient ainsi que :

« Responsabilisation, prise en main personnelle, opportunités de changement sont devenues les concepts clés du système correctionnel fédéral canadien. Dans ce cadre, les propos des personnes que nous avons rencontrées sont particulièrement éclairants sur la domination à laquelle elles se sentent soumises. En effet, elles estiment faire l’objet d’un contrôle bureaucratique basé sur une lecture extrêmement pointilleuse de leurs faits et gestes. ».

Exiger une responsabilisation des personnes incarcérées sans leur donner les outils de le faire, rendrait la « pain of imprisonment » qu’est la perte d’autonomie encore plus destructive, en les confrontant à leur privation de pouvoir, à l’érosion de leur identité, ainsi qu’à leur infantilisation, qui engendraient alors des épreuves additionnelles (Haney, 2002; Warr, 2016).

Les personnes incarcérées se verraient alors constamment rappeler leur place de dominés, en position d’infériorité face à l’institution dominante. Par exemple, les programmes et activités destinés à faciliter le temps passé en détention s’inscriraient en réalité dans une logique carcérale sécuritaire, rappelant sans cesse à la personne incarcérée son étiquette de détenu (Combessie, 2000).

Rostaing (2001) a une approche plus nuancée. L’ouverture vers l’extérieur, la reconnaissance de droits aux détenus ainsi que la réduction du fossé entre gardiens et gardés, contrebalancés

par la dimension sécuritaire très présente, une organisation rigoureuse et une surveillance constante, la vie en collectivité dans la promiscuité ainsi que les atteintes à l’identité de la personne incarcérée, conduisent l’auteure à parler d’institution contraignante, sans toutefois qu’elle ne remette en cause la notion d’institution totale. Milhaud (2017, p. 37), s’éloigne aussi de l’approche goffmanienne de la prison, affirmant qu’elle est « une institution

totale et décloisonnée, un espace clos et poreux, un lieu d’exclusion et de réaffiliation ». Le

discours de Warr (2016), ancien détenu, semble également aller dans ce sens, lui qui souligne que pour le détenu, ce sont les micro-intrusions dans son quotidien qui renforcent le carcan carcéral, plus que les mesures de contrôle inhérentes à la prison.