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CHAPITRE 4 : UNE APPROCHE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DE L’INTIMITÉ EN

2. La privation d’intimité en prison

2.2. Des relations de confiance limitées

Au sein du secteur, les rapports sociaux entre détenus se structurent sur la base de cette communauté imposée, mouvante au gré des entrées, transferts et libérations, courants dans les établissements de courtes peines.

Dans les propos des personnes rencontrées, les relations sociales semblent se caractériser par une méfiance latente qui prédomine parfois sur l’émergence de liens d’amitié :

« On fait confiance à personne. On n’a pas d’amis, on n’est pas ici pour ça. On est ici pour être… on se ressource sur nous. C’est sûr qu’on parle à quelques personnes. Mais non… moi, mon but à moi, c’est de travailler sur moi-même. »

(Catherine, 36 ans, primo-incarcération, prévenue depuis 3 mois, secteur de petite taille).

Ce manque de confiance entre individus leur donne le sentiment de ne pas pouvoir partager d’informations personnelles, afin de ne pas prendre le risque de les voir utiliser à leur détriment :

« Faut pas trop raconter ta vie privée, tes faiblesses puis tes forces, pour pas que certaines personnes malsaines puissent avoir accès à tes informations, puis jouer avec toi. Il y a beaucoup de manipulateurs en prison. Il peut arriver plein de choses. Ils peuvent profiter du monde, ils peuvent les utiliser, ils peuvent jouer avec eux. On discute, mais on parle pas trop de notre vie privée. » (Greg, 24 ans,

antécédents d’incarcérations au provincial, prévenu depuis 3 semaines, secteur de moyenne taille).

En effet, pour les personnes rencontrées, exprimer ses émotions peut être interprété comme un signe de faiblesse, inconciliable avec l’image du « vrai » homme, celui qui ne montre pas ses sentiments, comme le précise Thierry (40 ans). Ainsi, les détenus évitent de livrer une part de soi aux autres, dans un environnement où cela pourrait apparaître comme une faiblesse. Philippe (49 ans), qui se décrit lui-même comme quelqu’un de « très institutionnalisé », explique ne pas pouvoir se confier, ni vivre ses émotions, pour ne pas passer pour une personne faible :

« Pour moi l’être humain ça a des émotions, ça a des sentiments. Tu peux pas exprimer ça à l’intérieur des murs. C’est très, très, très rare que tu puisses exprimer ça a quelqu’un. Faut vraiment que t’aies confiance en la personne pour montrer tes faiblesses. Tu peux pas te confier à un gars que tu connais pas, je veux dire… même si ça fait un mois, même si ça fait six mois qu’il est dans ma cellule, je me confierai jamais à un gars comme ça. Je peux pas me confier, je peux pas pleurer, je peux pas vivre mes émotions… parce qu’en prison tu vas passer pour un faible. Tu vas passer pour une personne qui fait pas partie de leur gang, tu fais pas partie du monde criminel, t’es trop faible. Parce que t’as la loi carcérale, mais t’as aussi la loi des détenus. Fait que faut que tu te montres dur, ferme, puis non négociable. Quand ça fonctionne de même, ben le monde te craint. Puis plus t’as une forte personnalité, plus le monde vont te craindre. »

(Philippe, 49 ans, antécédent d’incarcération au fédéral, détenu depuis 15 mois, secteur de petite taille).

Évoquant une « loi des détenus » à laquelle il faut se conformer en affichant une forte personnalité, les propos de Philippe rappellent le code de détenu identifié par Sykes et Messinger (1960) et la règle de « maintenance of self », selon laquelle le détenu se doit d’être fort et courageux. En effet, selon les personnes rencontrées, la démonstration de force s’associe à une plus grande sécurité, tandis qu’un comportement perçu comme exprimant une certaine vulnérabilité induit l’inverse, comme en témoignent les propos d’Étienne :

« On est dans un milieu dur. Automatiquement, plus on a des gros bras en prison, plus on est en sécurité. Si tu commences à montrer que t’es faible, tu vas te faire accuser. Ça c’est sûr. C’est comme à l’école. Tu vas te faire taxer. C’est sûr. Ah non il faut jamais, jamais, jamais montrer ses émotions à qui que ce soit, oser en parler. On évite même de se faire des amis, parce que quand on se fait des amis, automatiquement on se confie. […] Mais non, on peut pas parler de ça à un autre. C’est un milieu qui est trop dur, faut pas que tu passes pour un tendre ou sinon… c’est pas bien vu. Non. » (Étienne, 51 ans, primo-incarcération, prévenu depuis

17 mois, secteur de petite taille).

Les femmes que nous avons rencontrées tentent également de ne pas exposer une certaine fragilité, que ce soit auprès des détenus ou des agents. C’est notamment le cas de Catherine (36 ans) et de Leïla (27 ans), qui expliquent s’être forgé une carapace en prison. Alice (41 ans) confie pour sa part ne pas oser pleurer devant les autres, par crainte d’être considérée comme quelqu’un de faible, même si elle, en contrepartie, n’associe pas nécessairement l’expression de ses émotions à la fragilité et la vulnérabilité :

« D’un côté j’ose pas pleurer, parce qu’il faut pas pleurer. Parce que ça fait qu’on est faibles. Ça montre aux gens qu’on est faibles, mais on n’est pas faibles coudonc! On a des sentiments quand on pleure. » (Alice, 41 ans, antécédents

d’incarcérations au provincial, prévenue depuis 1 semaine, secteur de petite taille).

Ainsi, les personnes incarcérées adoptent une façade de circonstance et évitent de s’ouvrir émotionnellement aux autres, ce qui leur permet à la fois de camoufler leurs vulnérabilités et de se soustraire à de potentielles violences de la part de leurs pairs. Cette manifestation de l’intimité est alors doublement entravée en prison, aussi bien pour les hommes que pour les femmes : d’une part à cause de l’impossibilité d’exprimer ses sentiments en se confiant à autrui; d’autre

part à cause de la difficulté de s’isoler et par conséquent de vivre ses émotions à l’abri du regard des autres :

Ça veut dire que lorsqu’on vit quelque chose qui nous déplait, c’est dur de le vivre en intimité. […] C’est ça qui est le pire. C’est essayer de vivre ses émotions, souvent des émotions qui font que t’as pas l’air d’un homme. C’est surtout la tristesse, pleurer, c’est difficile, il faut pas trop que ça t’arrive souvent » (Fabien,

37 ans, primo-incarcération, détenu depuis 5 mois, secteur de petite taille).

Se couper de ses affects serait alors un phénomène prégnant en prison, qui n’est « pas la place

pour pleurer » selon Greg (24 ans).