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CHAPITRE 2 : CONSTRUCTION THÉORIQUE D’UNE COMPRÉHENSION DE

1. Sociologie de l’expérience

Inspirée de la sociologie compréhensive de Weber et de la sociologie de l’action de Touraine, la sociologie de l’expérience sociale développée par Dubet (1994) permet de comprendre l’expérience, c’est-à-dire les conduites et pratiques sociales d’individus considérés comme acteurs de leur propre vie dans un contexte social donné, ni totalement libres de leurs choix, ni totalement déterminés. Notre étude cherchant la compréhension d’une expérience sociale particulière, le champ théorique construit par Dubet nous est apparu être un point de départ pertinent dans l’élaboration de notre propre cadre théorique. La sociologie de l’expérience de Dubet cherche à dépasser le fossé entre la vision d’un être totalement passif et celle d’un individu entièrement libre, en reconnaissant à la fois que l’acteur construit le système et qu’il est réciproquement construit par lui : « cette sociologie compréhensive exige le double refus de

la stratégie du soupçon et de la naïveté, de l’image d’un acteur totalement aveugle ou totalement clairvoyant. » (Dubet, 1994, p. 98).

1.1. Construction du concept d’expérience

Marquant son éloignement de la sociologie classique, au sein de laquelle le système et l’acteur sont étudiés de façon homogène, Dubet (1994) se base sur la diversité des formes de l’agir extraites des multiples théories de l’action (de Goffman, Schütz, Berger et Luckman, entre autres), pour construire la notion d’expérience sociale qui désigne « les conduites individuelles

et collectives, dominées par l’hétérogénéité de leurs principes constitutifs, et par l’activité des individus qui doivent construire le sens de leurs pratiques au sein même de cette hétérogénéité. »

(Dubet, 1994, p. 15). Par cette définition, le sociologue français sous-entend que l’hétérogénéité de l’action sociale, due aux valeurs hétéroclites présentes dans la société contemporaine, ne permet plus à l’individu de se construire une identité unique, acceptée par tous. Au contraire, l’acteur doit lui-même donner un sens à sa réalité à partir de la légitimation de ses pratiques. Dubet (1994) attribue deux significations, qu’il qualifie de contradictoires, à la notion d’expérience. Elle est d’une part une activité émotionnelle, dans le sens où l’expérience est une manière d’éprouver et d’être envahi de sentiments. Elle est d’autre part une activité cognitive, comme manière de construire le réel et surtout de le vérifier, par l’expérimentation.

La sociologie de l’expérience sociale vise alors la compréhension de la façon dont les acteurs du monde social construisent leur réalité, approche qui rappelle l’ouvrage de Berger et Luckmann (1986) dans lequel les auteurs soutiennent que la vie quotidienne est construite, la réalité étant le résultat de l’interprétation du monde par l’individu, autant qu’elle se présente à lui en tant que tel. Élèves de Schütz, Berger et Luckmann (1986) s’inspirent de la tradition phénoménologique tout au long de leur ouvrage. De la même façon, Dubet (1994) préconise de suivre les postulats d’une sociologie phénoménologique afin de comprendre l’interprétation des acteurs de leur propre réalité. Pour le sociologue, l’intérêt porté à l’expérience des individus permet de mettre en lumière le sens qu’ils accordent à leur réalité et dont ils sont les seuls à pouvoir parler.

1.2. Les logiques de l’action

Dubet (1994) donne la définition suivante de l’expérience comme objet sociologique : « la

sociologie de l’expérience sociale vise à définir l’expérience comme une combinaison de logiques d’action, logiques qui lient l’acteur à chacune des dimensions d’un système » (p. 105).

Les logiques d’action identifiées par l’auteur sont celles de l’intégration, de la stratégie et de la subjectivation. Selon l’auteur, elles sont autonomes les unes par rapport aux autres et c’est leur articulation qui est à l’origine de l’expérience sociale.

Intégration

Pour Dubet (1994), « dans la logique de l’intégration, l’acteur se définit par ses appartenances,

vise à les maintenir ou à les renforcer au sein d’une société considérée alors comme un système d’intégration » (p. 111). Cette logique d’action renvoie à l’identité intégratrice, construite à

partir de l’intériorisation des rôles qui sont attribués par autrui. Dans la logique de l’intégration, l’individu se définit à travers son identification, ses appartenances et l’assignation d’une identité par le reste de la société. Dans cette perspective, l’acteur n’est donc pas totalement maître de sa construction identitaire et ne peut échapper à un certain déterminisme social. Parallèlement, l’intégration sociale est le fruit de la différenciation avec l’autre. Pour le sociologue, c’est la reconnaissance de cette différence entre l’individu et l’autre qui permet de maintenir et de renforcer l’identité intégratrice. À travers cette logique d’action, l’acteur adopte un point de vue sur la société, les autres, et sur lui-même. L’intégration sociale est donc vue par Dubet (1994) comme un processus de construction de la réalité, entre objectivité et subjectivité.

Stratégie

La logique de la stratégie est décrite par Dubet (1994), comme celle à travers laquelle « l’acteur

essaie de réaliser la conception qu’il se fait de ses intérêts, dans une société conçue alors ‘comme’ un marché » (p. 111). La stratégie comme logique d’action fait référence à l’identité

ressource, qui se définit en fonction du statut et de son acquisition par l’acteur. L’auteur emprunte le vocabulaire de l’économie et du marché pour expliquer l’action stratégique, qui correspond aux moyens mis en œuvre pour saisir une opportunité et parvenir aux fins voulues, en utilisant l’identité comme une ressource. Ainsi, pour Dubet (1994, p. 120), « la stratégie

implique une rationalité instrumentale, un utilitarisme de l’action elle-même visant à accorder les moyens aux finalités poursuivies dans les opportunités ouvertes par la situation. ». Dans

cette logique d’action, la nature des objectifs poursuivis relève de l’utilité et se définit en fonction du rapport de compétition et de concurrence dans laquelle ils placent l’acteur avec autrui. L’action stratégique vise le succès de l’acteur et comporte à ce titre une forte dimension de pouvoir, qui s’exprime à travers la capacité d’influencer autrui exercée afin d’acquérir ou de conserver une position dominante dans les rapports de compétition.

Subjectivation

Enfin, la subjectivation sociale est la logique d’action permettant à l’acteur de se représenter « comme un sujet critique confronté à une société définie comme un système de production et

de domination. » (Dubet, 1994, p. 111). Résultat de la tension entre intégration et stratégie, cette

logique de l’action est celle de l’identité du sujet, qui peut se construire de manière autonome, mais sans être totalement détaché du contexte culturel dans lequel il se trouve. Vécue comme un « inachèvement, comme une passion impossible et désirée permettant de se percevoir comme

l’auteur de sa propre vie, ne serait-ce que dans la souffrance créée par l’impossibilité de réaliser pleinement ce projet » (Dubet, 1994, p. 128), la subjectivation correspond en réalité à

une volonté chimérique de devenir le sujet de sa vie et de s’émanciper des contraintes extérieures.

1.1. Une expérience contraignante

Dubet (1994) apporte une précision importante concernant l’articulation des logiques d’action identifiées. Le sociologue français souligne en effet que bien que leur combinaison soit réalisée par les individus, l’expérience sociale ainsi formée ne relève pas pour autant de la subjectivité. Pour Dubet (1994, p. 136), « l’acteur construit une expérience lui appartenant, à partir de

logiques de l’action qui ne lui appartiennent pas et qui lui sont données par les diverses dimensions du système. ». Selon lui, les logiques de l’action composantes de l’expérience ne

sont pas propres à l’acteur, mais lui sont données ou imposées à travers une culture, des rapports sociaux et des contraintes de situation ou de domination.

C’est notamment le cas en prison, analysée par certains auteurs sous l’angle d’une institution productrice d’expériences contraignantes (Rostaing, 1997, 2006; Chantraine, 2004b). En définissant l’expérience comme « la manière de comprendre, d’interpréter, d’agir et de réagir

à une situation sociale particulière », Rostaing (2006, p. 39) dégage ainsi une triple expérience

carcérale, véritable épreuve qui se caractérise par une prise en charge institutionnelle enveloppante, une remise en cause identitaire et une atteinte à la dignité des personnes incarcérées. Cependant, loin de considérer les détenus comme des individus passifs face à ces expériences engendrées par la prison, l’auteure reconnait une capacité d’action aux détenus placés dans une situation contraignante. Reprenant la nuance apportée par Dubet (1994), elle affirme que « considérer leurs possibilités d'actions [des détenus] ne signifie pas qu'on sous-

estime les contraintes du système. Leur reconnaitre une marge d'autonomie ne signifie pas qu'ils soient totalement maîtres du jeu. » (Rostaing, 1997, p. 14). L’enjeu de l’étude de l’expérience

carcérale est donc double, puisqu’elle permet d’une part de décrire les contraintes de l’incarcération et d’autre part de donner un rôle d’acteur au détenu face à ces contraintes.